« Laisse le monsieur tranquille » me disait ma mère quand j’étais gosse. Concernant Stéphane François, j’avais jusqu’à présent écouté le conseil, mais récemment, en effectuant des recherches sur le net, j’ai réalisé que son article assimilant magie du Chaos et anarchie devenait de plus en plus envahissant, selon cette loi qui veut que l’information rebondisse sur internet à la façon d’une superballe. Or, tout en ayant le mérite d’exister, « La magie du Chaos, Analyse d’une doctrine occultiste anarchiste » (1) a le défaut d’être signé par un auteur extérieur à la Chaos, et plus généralement à la Magie.
Le problème est connu. A trop baigner dans un milieu, on n’en distingue plus les reliefs, mais à poser son sac à dos chez les Zoulous sans en rien connaître, on risque de se méprendre à chaque instant sur les significations des us et coutumes locaux. On trouve d’ailleurs bien pire que Stéphane François dans le domaine, les journalistes déboulant en bermuda tongues et appareil photo chez les punks ou les adorateurs de la divine citrouille pour un safari « en immersion ». Il en ressort au mieux une poignée de détails « croustillants » et des gloses complaisantes sur le contenu hautement subversif d’un colifichet à la mode. N’étant pas sociologue, des deux options, je préfère donc les auteurs qui traitent d’une discipline de l’intérieur, l’effet de myopie est inévitable, mais au moins ils ne confondent pas les girafes et les éléphants. Rassurez-vous, mon but n’est pas de décourager l’enthousiasme des touristes qui viennent nous visiter, mais de remettre l’église au milieu du village ou précisément la Chaos Magick au centre de la Chaosphère.
Pour commencer, le Webzine Chaote Hermesia n’a pas été fondé et n’est pas administré par Philippe Pissier – à qui revient déjà le mérite d‘avoir fait œuvre de traducteur -, mais par sa sérénissime et vicieuse altitude Spartakus FreeMann, sniper du net depuis plus d’une décennie.
C’est un détail, certes, mais un détail sur lequel vous êtes assis si vous lisez ces lignes, et surtout c’est un détail symptomatique puisque le reste de l’information est identiquement approximatif.
Il n’en résulte aucune trahison majeure que l’on pourrait pointer en poussant de hauts cris, mais des cafouillages par-ci par-là qui mis bout à bout font chavirer le navire, puisque de dérapages en glissades, on en arrive à cette définition de la Chaos « un anarchisme total qui se nourrit d’un relativisme tout aussi total ». Un article entier pour en arriver à cette conclusion que la Chaos c’est du joyeux n’importe quoi, vous admettrez que c’est dommage. D’autant que si la Chaos se contentait d’être l’enfant spirituel de Cioran et de Johnny Rotten, on n’en comprendrait pas bien l’intérêt pour les praticiens de la magie – ni même l’intérêt tout court.
Arrivé au bout du texte et renseignements pris sur l’auteur, on comprend mieux les raisons de la confusion : le monsieur est docteur en science politique (2) c’est depuis ce bout de la lorgnette qu’il dissèque des chaotes. Le malentendu vient donc avant tout un problème d’éclairage – et par conséquent de réverbation dans l’œil, puisqu’en le lisant on pourrait croire que la Chaos est avant tout un épiphénomène culturel et seulement incidemment une magie – à croire qu’il n’y croit pas.
Pour démontrer que les deux mamelles en sont la culture underground et l’anarchie, c’est-à-dire pour y trouver ce qu’il veut bien y mettre selon une dialectique d’auberge espagnole, Stéphane François nous déterre Burroughs, dépoussière la TAZ d’Hakim Bey – dont il est clair qu’il n’a rien lu -, la fameuse pochette des Beatles où trône une photo de Crowley (3), sans oublier Jimmy Page et sa fascination thélémite… Et donc ? Si mon garagiste s’intéresse à l’occultisme, ça fait de Peugeot une référence ésotérique ? Encore un peu et il nous faisait du Regimbald.
Il est clair que la Magie du Chaos a puisé dans les réserves culturelles de son temps, de préférence dans l’underground et dans la littérature dite « de genre », clair également que des influences croisées ont enrichi les différents partis, mais ce n’est pas ce qui fait sa particularité et elle ne se réduit pas à ces emprunts. La Chaos n’est pas un « produit » de l’underground culturel, ni une sous-branche du rock’n’roll. C’est une magie, à savoir un corpus de techniques permettant d’obtenir des effets sur le réel. Mais il est vrai qu’en matière d’ouvrages généralistes sur la magie, les références bibliographiques de Stéphane François s’arrêtent à Massimo Introvigne. C’est un peu court pour appréhender quelques siècles de philosophie et d’histoire d’une discipline généralement méconnue.
La confusion est du même ordre concernant les implications politiques, Stéphane François allant jusqu’à assimiler la Chaos aux idées de Konigstein. Il nous dit ensuite qu’« à l’opposé de la contre-culture qui cherchait à combattre frontalement les valeurs dominantes des sociétés occidentales, les magiciens du chaos préfèrent saper ces valeurs par un détournement subversif de leur sens ». Or, les buts de la Magie du Chaos ne sont pas « sociaux », ils sont… magiques.
Si les anarchistes et les chaotes ont en commun de prétendre se passer des systèmes, là où les premiers le font par idéologie (on vivrait tellement mieux dans un monde sans banque, sans flics, blabla), les chaotes le font simplement parce qu’ils peuvent le faire. Un type qui, découvrant un beau jour que la porte de sa cellule est ouverte, se met à gueuler « Eh ! venez voir, les mecs, dehors y’a du soleeeeeil ! » n’est pas selon moi un anarchiste. Par contre, il peut le devenir.
La Magie du Chaos est née de l’initiative d’une poignée de praticiens qui ont découvert qu’invoquer Mickey en chantant la lambada pouvait être aussi efficace en magie que l’orthodoxie d’un Papus ou d’un Levi. Que cette découverte incite à pousser les murs n’est guère étonnant. Qu’elle séduise les individus épris de liberté – anarchistes ou non, ne l’est pas davantage. Si la Chaos a des implications politiques, c’est qu’aucun courant magique, philosophique ou religieux peut se targuer de ne pas en avoir, la pratique de la Magie conduisant à reconsidérer sa façon d’appréhender le monde. Le mythe d’une spiritualité apolitique ne convainc d’ailleurs que les clients des gourous – et quelques rosicruciens. Quant à la fameuse « déprogrammation » qui conduit les adeptes de la Chaos à se prendre pour Néo et Stephane François à confondre Phil Hine et Che Guevarra, c’est une conséquence de l’accès à une réalité autre, mais c’en est également une condition. Pour parvenir à ressentir, comprendre et agir sur d’autres niveaux de réalités, le magicien doit déchirer les voiles de ce qu’on lui a vendu comme étant « la » réalité. Mais pour comprendre cela, il faut appréhender la Magie de l’intérieur et non à la façon d’un éthologue qui dissèque des grenouilles.
Certes, l’idée que la Chaos n’est qu’un épiphénomène culturel anarchiste et relativiste n’est hélas pas marginale. Des wagons entiers d’ados en défaut de narcissisme aiment à penser que se déguiser en Gandalf fait d’eux des mages, les nihilistes et ceux qui ont raté la marche sokalienne affectionnent de susurrer « rien n’est vrai » comme on suce un bonbon. Ceux-là nous pourrissent déjà la vie en transformant la Magie du Chaos en un corpus d’aphorismes pour conversations de bistrot. Alors, s’il vous plaît, monsieur François, ne nous les rendez pas plus crétins qu’ils ne le sont.
La Magie du Chaos, une doctrine occultiste anarchiste ? Melmothia 2008
(2) Stéphane François est Docteur en science politique, spécialiste des cultures de la droite radicale, est diplômé de l’Institut Politique de Lille et post-doctorant au Groupe Sociétés Religions Laïcité (CNRS/EPHE).
Par Melmothia
« Laisse le monsieur tranquille » me disait ma mère quand j’étais gosse. Concernant Stéphane François, j’avais jusqu’à présent écouté le conseil, mais récemment, en effectuant des recherches sur le net, j’ai réalisé que son article assimilant magie du Chaos et anarchie devenait de plus en plus envahissant, selon cette loi qui veut que l’information rebondisse sur internet à la façon d’une superballe. Or, tout en ayant le mérite d’exister, « La magie du Chaos, Analyse d’une doctrine occultiste anarchiste » (1) a le défaut d’être signé par un auteur extérieur à la Chaos, et plus généralement à la Magie.
Le problème est connu. A trop baigner dans un milieu, on n’en distingue plus les reliefs, mais à poser son sac à dos chez les Zoulous sans en rien connaître, on risque de se méprendre à chaque instant sur les significations des us et coutumes locaux. On trouve d’ailleurs bien pire que Stéphane François dans le domaine, les journalistes déboulant en bermuda tongues et appareil photo chez les punks ou les adorateurs de la divine citrouille pour un safari « en immersion ». Il en ressort au mieux une poignée de détails « croustillants » et des gloses complaisantes sur le contenu hautement subversif d’un colifichet à la mode. N’étant pas sociologue, des deux options, je préfère donc les auteurs qui traitent d’une discipline de l’intérieur, l’effet de myopie est inévitable, mais au moins ils ne confondent pas les girafes et les éléphants. Rassurez-vous, mon but n’est pas de décourager l’enthousiasme des touristes qui viennent nous visiter, mais de remettre l’église au milieu du village ou précisément la Chaos Magick au centre de la Chaosphère.
Pour commencer, le Webzine Chaote Hermesia n’a pas été fondé et n’est pas administré par Philippe Pissier – à qui revient déjà le mérite d‘avoir fait œuvre de traducteur -, mais par sa sérénissime et vicieuse altitude Spartakus FreeMann, sniper du net depuis plus d’une décennie.
C’est un détail, certes, mais un détail sur lequel vous êtes assis si vous lisez ces lignes, et surtout c’est un détail symptomatique puisque le reste de l’information est identiquement approximatif.
Il n’en résulte aucune trahison majeure que l’on pourrait pointer en poussant de hauts cris, mais des cafouillages par-ci par-là qui mis bout à bout font chavirer le navire, puisque de dérapages en glissades, on en arrive à cette définition de la Chaos « un anarchisme total qui se nourrit d’un relativisme tout aussi total ». Un article entier pour en arriver à cette conclusion que la Chaos c’est du joyeux n’importe quoi, vous admettrez que c’est dommage. D’autant que si la Chaos se contentait d’être l’enfant spirituel de Cioran et de Johnny Rotten, on n’en comprendrait pas bien l’intérêt pour les praticiens de la magie – ni même l’intérêt tout court.
Arrivé au bout du texte et renseignements pris sur l’auteur, on comprend mieux les raisons de la confusion : le monsieur est docteur en science politique (2) c’est depuis ce bout de la lorgnette qu’il dissèque des chaotes. Le malentendu vient donc avant tout un problème d’éclairage – et par conséquent de réverbation dans l’œil, puisqu’en le lisant on pourrait croire que la Chaos est avant tout un épiphénomène culturel et seulement incidemment une magie – à croire qu’il n’y croit pas.
Pour démontrer que les deux mamelles en sont la culture underground et l’anarchie, c’est-à-dire pour y trouver ce qu’il veut bien y mettre selon une dialectique d’auberge espagnole, Stéphane François nous déterre Burroughs, dépoussière la TAZ d’Hakim Bey – dont il est clair qu’il n’a rien lu -, la fameuse pochette des Beatles où trône une photo de Crowley (3), sans oublier Jimmy Page et sa fascination thélémite… Et donc ? Si mon garagiste s’intéresse à l’occultisme, ça fait de Peugeot une référence ésotérique ? Encore un peu et il nous faisait du Regimbald.
Il est clair que la Magie du Chaos a puisé dans les réserves culturelles de son temps, de préférence dans l’underground et dans la littérature dite « de genre », clair également que des influences croisées ont enrichi les différents partis, mais ce n’est pas ce qui fait sa particularité et elle ne se réduit pas à ces emprunts. La Chaos n’est pas un « produit » de l’underground culturel, ni une sous-branche du rock’n’roll. C’est une magie, à savoir un corpus de techniques permettant d’obtenir des effets sur le réel. Mais il est vrai qu’en matière d’ouvrages généralistes sur la magie, les références bibliographiques de Stéphane François s’arrêtent à Massimo Introvigne. C’est un peu court pour appréhender quelques siècles de philosophie et d’histoire d’une discipline généralement méconnue.
La confusion est du même ordre concernant les implications politiques, Stéphane François allant jusqu’à assimiler la Chaos aux idées de Konigstein. Il nous dit ensuite qu’« à l’opposé de la contre-culture qui cherchait à combattre frontalement les valeurs dominantes des sociétés occidentales, les magiciens du chaos préfèrent saper ces valeurs par un détournement subversif de leur sens ». Or, les buts de la Magie du Chaos ne sont pas « sociaux », ils sont… magiques.
Si les anarchistes et les chaotes ont en commun de prétendre se passer des systèmes, là où les premiers le font par idéologie (on vivrait tellement mieux dans un monde sans banque, sans flics, blabla), les chaotes le font simplement parce qu’ils peuvent le faire. Un type qui, découvrant un beau jour que la porte de sa cellule est ouverte, se met à gueuler « Eh ! venez voir, les mecs, dehors y’a du soleeeeeil ! » n’est pas selon moi un anarchiste. Par contre, il peut le devenir.
La Magie du Chaos est née de l’initiative d’une poignée de praticiens qui ont découvert qu’invoquer Mickey en chantant la lambada pouvait être aussi efficace en magie que l’orthodoxie d’un Papus ou d’un Levi. Que cette découverte incite à pousser les murs n’est guère étonnant. Qu’elle séduise les individus épris de liberté – anarchistes ou non, ne l’est pas davantage. Si la Chaos a des implications politiques, c’est qu’aucun courant magique, philosophique ou religieux peut se targuer de ne pas en avoir, la pratique de la Magie conduisant à reconsidérer sa façon d’appréhender le monde. Le mythe d’une spiritualité apolitique ne convainc d’ailleurs que les clients des gourous – et quelques rosicruciens. Quant à la fameuse « déprogrammation » qui conduit les adeptes de la Chaos à se prendre pour Néo et Stephane François à confondre Phil Hine et Che Guevarra, c’est une conséquence de l’accès à une réalité autre, mais c’en est également une condition. Pour parvenir à ressentir, comprendre et agir sur d’autres niveaux de réalités, le magicien doit déchirer les voiles de ce qu’on lui a vendu comme étant « la » réalité. Mais pour comprendre cela, il faut appréhender la Magie de l’intérieur et non à la façon d’un éthologue qui dissèque des grenouilles.
Certes, l’idée que la Chaos n’est qu’un épiphénomène culturel anarchiste et relativiste n’est hélas pas marginale. Des wagons entiers d’ados en défaut de narcissisme aiment à penser que se déguiser en Gandalf fait d’eux des mages, les nihilistes et ceux qui ont raté la marche sokalienne affectionnent de susurrer « rien n’est vrai » comme on suce un bonbon. Ceux-là nous pourrissent déjà la vie en transformant la Magie du Chaos en un corpus d’aphorismes pour conversations de bistrot. Alors, s’il vous plaît, monsieur François, ne nous les rendez pas plus crétins qu’ils ne le sont.
(1) L’article « La magie du Chaos, Analyse d’une doctrine occultiste anarchiste » est paru dans Etudes et analyses – N° 13 – Août 2007. On peut désormais le lire en entier sur le site Religion.info et en pièces détachées sur plusieurs autres sites.
(2) Stéphane François est Docteur en science politique, spécialiste des cultures de la droite radicale, est diplômé de l’Institut Politique de Lille et post-doctorant au Groupe Sociétés Religions Laïcité (CNRS/EPHE).
(3) J’invite ceux qui voient de l’occulte partout à lire l’article instructif de Francis Breakspear « L’Album « Sergent Pepper » des Beatles & Aleister Crowley ».