Hakim Bey

Le Manifeste de l’Obscurantisme

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Par Peter Lamborn Wilson

La moitié de l’année appartient à l’Obscurantisme. L’Illumination n’est qu’une forme spéciale d’Obscurantisme – elle a des nuits qui lui sont propres.

Durant le jour, la démocratie croît, illuminant tout le monde sans discrimination. Mais, midi sans ombre appartient à Pan. Et la nuit impose une « aristocratie radicale » où les choses ne brillent que par leur propre luminescence, ou pas du tout.

Sinistre, réactionnaire et superstitieux, l’Obscurantisme offre des emplois aux trolls et aux sylphes, aux sorcières et aux sorciers. Peut-être que seule la superstition peut réenchanter la Nature. Les gens qui désirent et craignent les nymphes et les faunes y réfléchiront à deux fois avant de polluer les ruisseaux et les forêts vierges.

L’électricité a banni les ombres – mais les ombres sont des « obscurcissements », des âmes, les âmes de la lumière. La lumière divine elle-même, lorsqu’elle perd son obscurité organique et secrète, devient une forme de pollution. Dans les prisons, les lumières électriques ne sont jamais éteintes ; la lumière devient oppression et source de maladie.

Il se peut que la superstition ne soit pas vraie et, cependant, qu’elle soit basée sur une vérité plus profonde – que la terre est un être vivant. Il se peut que la science soit vraie, c’est-à-dire efficace, alors qu’elle est basée sur un mensonge plus profond – celui que la matière est morte.

Les paysans attaquant la tour du Docteur Frankenstein avec leurs torches et leur faux étaient les troupes de choc de l’Obscurantisme, notre milice luddite [1]. Les luddites historiques ont détruit leurs métiers à tisser, les ancêtres de nos ordinateurs.

« Le conservatisme néolithique » (selon la définition de l’anarchisme de Paul Goodman) se positionne en dehors de l’inévitabilité réfléchie de la séparation et de la mêmeté. Tout homme des cavernes est un Prince Kropotkine, toute femme des cavernes est une Madame Nietzsche. Notre Phalanstère serait illuminé par des bougies et nos Passions avouées par pigeons voyageurs et aérostats.

Imaginez ce que serait la Science si aux jours d’aujourd’hui l’État et le Capital n’avaient jamais émergé. La science romantique propose un empirisme dénué de toute séparation désastreuse entre la conscience et la nature ; de cette manière, elle prolonge l’alchimie néolithique comme si la séparation et l’aliénation n’avaient jamais existé : la science pour la vie pas pour l’argent, pour la santé pas pour la guerre, pour le plaisir pas pour l’efficacité ; la « poétisation de la science » selon Novalis.

Bien sûr, la technologie est elle-même hantée – il y a un fantôme dans chaque machine. Le mythe du progrès projette ses propres goules et démons. Consciemment ou inconsciemment (quelle différence cela fait-il ?) nous savons tous que nous vivons dans une techno-dystopie [2], mais nous l’acceptons avec le fatalisme déterministe des serfs battus, comme si c’était là la Loi Naturelle virtuelle.

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La technologie mime et donc amoindrit les miracles de la magie. Le rationalisme a ses propres papes et lancinantes litanies, mais le sortilège qu’ils jettent est un désenchantement. Ou plutôt : toute la magie s’est fondue dans l’argent, tout le pouvoir dans la technologie d’une intégralité titanesque, une violence contre la vie qui assomme et démoralise.

D’où cette peur, ce désir universel de Fin du Monde (ou d’un certain monde, à tout le moins). Pour les pauvres dévots chrétiens, musulmans, juifs, dupés par le nihilisme fondamentaliste des Jours Derniers, c’est à la fois un film d’horreur et une extase ; tout comme pour les yuppies séculiers le réchauffement climatique n’est qu’un symbole à la fois de la terreur et de l’insignifiance, et d’une vision extatique d’un gemütlichkeit [3] à énergie solaire, autosuffisant et post-apocalyptique. Ainsi, la technopathocratie se voit pourvue de son propre imaginaire-capsule de sauvetage : le Ragnarok de la technologie et la restauration catastrophique soudaine de la signification. En fait, le Capital peut capitaliser sur sa propre impopularité en vendant l’espoir de sa fin. C’est ce que la merde suffisante appelle une situation gagnant/gagnant.

Le solstice d’hiver (le Jour du Chaos dans le folklore chinois) est la fête officielle de l’Obscurantisme, avec Samhain ou Halloween, le premier jour de l’hiver.

L’Obscurantisme défend socialement le milieu de Cro-Magnon ou des Atlantes – anarchiste, car antérieur à l’État – l’horticulture et l’assemblée contre l’agriculture et l’industrie – le droit de chasser contre l’usurpation des biens par le seigneur ou l’État. L’électricité et la combustion devraient être arrêtées en même temps que les États et les industries et leur culte de Mammon et Moloch.

En dépit de notre but ultime, nous sommes d’accord de faire quelque peu marche arrière. Nous pourrions accepter l’énergie vapeur ou hydraulique. La dernière année qui nous fut agréable fut 1941, notre idéal est plutôt 10 000 avant notre ère, mais nous ne sommes pas puristes. L’Obscurantisme est une forme « d’impurisme », mixtures et ombres.

L’Obscurantisme envisage une médecine avancée comme elle aurait pu l’être si l’argent et l’État n’étaient jamais apparus, la médecine pour la terre, les animaux et les humains, basée sur la Nature et non sur quelque technologie prométhéenne. L’Obscurantisme n’est pas impressionné par une médecine qui prolonge l’espérance de vie de l’homme en lui ajoutant quelques années dans un lit d’hôpital accroché à des tubes et suspendu aux émissions télé. Nous ne sommes pas impressionnés par la génothérapie et la chirurgie plastique pour humains obscènes super riches. Nous préférons une extension empirique des « superstitions médiévales » des sages-femmes et des herboristes, une médecine du peuple paracelsienne rectifiée comme le propose Ivan Illich dans son livre sur la démédicamentalisation de la société (nous considérons Illich, en tant qu’anarchiste catholique, comme une sorte de saint de l’Obscurantisme – l’Obscurantisme est un peu de « l’anarchisme Tory [4] », une phrase que j’ai déjà vu utilisé auparavant chez Max Beehbohm, et dernièrement chez John Mitchell – les autres saints seraient : William Blake, William Morris, AK Coomaraswamy, John Cowper Powys, Marie Laveau, le roi Farouk…)

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Politiquement l’Obscurantisme propose un anarcho-monarchisme, en fait quelque chose comme le monarcho-socialisme scandinave, mais en plus radical, avec des monarques très symboliques, mais sans pouvoir et une grande part de beaux rituels, combiné avec l’anarcho-fédéralisme de Proudhon et le Mutualisme. Georges Sorel (auteur de Réflexions sur la Violence) avait quelques disciples anarcho-monarchistes dans le « Cercle Proudhon » (1910-1914) avec qui il se sentait une certaine affinité. L’Obscurantisme favorise au plus haut point les séparatismes et les sécessions ; de nombreux petits États valent mieux que quelques gros. Nous sommes particulièrement intéressés par la chute de l’Empire Américain.

L’Obscurantisme porte également une grande admiration au Livre Vert du Colonel Kadhafi et à la Bande à Bonnot (ces pilleurs de banques stirnéro-nietzschéens). Dans l’Islam, notre faveur va aux « accrétions médiévales » comme le soufisme ou l’ismaélisme vis-à-vis de l’hétérodoxie crypto-moderniste et du ressentiment politique. Nous admirons aussi le martyr socialiste iranien, soufi et shiite, Ali Shariati qui fut encensé par Massignon et Foucault.

Culturellement, l’Obscurantisme vise un néo-romantisme extrême et il sera donc accusé de fascisme par ses ennemis de gauche. La réponse à ceci est (1) nous sommes des anarchistes et fédéralistes catégoriquement opposés à tous les centralismes autoritaires qu’ils soient de gauche ou de droite ; (2) nous sommes pour toutes les races, nous aimons à la fois la différence et la solidarité, pas l’identique et la séparation ; (3) nous rejetons le mythe du progrès et la technologie – tout futurisme culturel – tous les plans quelles que soient leurs origines idéologiques – toute uniformité – toute conformité à une religion organisée ou à un rationalisme séculier et à leur démocratie de marché et leur guerre sans fin.

Les Obscurantistes « croient en la magie » et doivent donc faire leur guérilla par la magie plutôt que d’entrer en compétition avec le monopole étatique de la techno-violence. La Magie des Images de Giordano Bruno est notre arme secrète. L’herméneutique hiéroglyphique projetée. L’action à distance au travers de la manipulation des symboles dramatiquement véhiculés par les actes du terrorisme poétique, un sabotage surréaliste, la « destruction créatrice » de Bakounine – mais aussi la créativité destructrice, l’invention d’objets hermétocritiques, des projections hiéroglyphiques de « sortilèges » de mots et d’images – ayant plus de signification qu’un art politique – plutôt un art magique avec des résultats désespérés ou profitables. Nos ennemis à droite peuvent appeler cela de la pornographie politique et ils auront (comme toujours) raison. Le porno a un effet physiopsychologique mesurable. Nous cherchons quelque chose comme ça, définitivement, mais en plus grand, et plus proche d’Artaud que de Brecht – mais que l’on ne doit pas confondre avec de l’« Art Absolu » ou tout autre purisme platonique – plutôt un art situationniste empirique et stratégique, en dehors des mass médias, véritablement underground, comme il sied à l’Obscurantisme, comme un Tong « rhizomatique » (image de la pensée selon Deleuze) lâchement structuré ou comme une conspiration franc-maçonne.

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L’Obscur a ses propres lumières ou « photismes » comme Henri Corbin les a appelées, littéralement des phénomènes tels des phosphènes entoptiques et hypnagogiques, et de manière figurée (ou imaginale) des esprits de la nature paracelsiens, ou en terme blakéens, des lumières internes. L’Obscurantisme a ses Illuminati ; et ce ne sont pas des idées, mais des personnes (en termes théologiques, des anges). Selon la légende, les Byzantins étaient occupés à discuter du « sexe des anges » tandis que les Ottomans assiégeaient les murs de Constantinople. Était-ce là l’apogée de l’Obscurantisme ? Nous partageons cette obsession.

Le Manifeste de l’Obscurantisme Peter Lamborn Wilson, 1er janvier 2008. Issu de « Arthur Magazine » n°29 (mai 2008). Voir en ligne : ArthurMag. Traduction française et notes par Spartakus FreeMann, janvier 2009 e.v.

Notes :

[1] Le luddisme est un mouvement ouvrier des années 1811-1812 en Angleterre connu pour ses destructions de machines (métiers à tisser notamment). Ses membres sont appelés luddistes ou luddites.

[2] « Une dystopie est un récit de fiction, parfois raccordé à la science-fiction, se déroulant dans une société imaginaire, inventée par les écrivains, afin d’exagérer et ainsi montrer des conséquences probables. La dystopie s’oppose à l’utopie : au lieu de présenter un monde parfait, la dystopie propose le pire qui soit. La différence entre dystopie et utopie tient moins au contenu (car après examen, nombre d’utopies positives peuvent se révéler effrayantes) qu’à la forme littéraire et à l’intention de son auteur » (Wikipedia).

[3] Un foyer confortable. Terme allemand incorporé dans l’anglais.

[4] Tory est le parti conservateur anglais.

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Nouvelle version de KAosphOruS, le WebZine Chaote francophone. Ce projet est né en 2002 suite à une discussion avec un ami, Prospéro, qui fut à la source d’Hermésia, la Tortuga de l’Occulte. Le webzine alors n’était pas exclusivement dédié à la Magie du Chaos, mais après la disparition de son fondateur, il a évolué vers la version que vous pouvez aujourd’hui lire. L’importance de la Chaos Magic(k) ou Magie du Chaos grandit au sein de la scène magique francophone. Nous espérons apporter notre clou au cercueil… Melmothia & Spartakus FreeMann

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