Par Arjuna
Dionysos [1]
L’individu a besoin d’instants de plaisir qui le font s’échapper de la vie routinière, routine qui est par ailleurs essentielle pour vivre par la prévisibilité qu’elle permet. L’ordinaire indispensable serait insupportable s’il n’était pas entrecoupé de césures, de moments d’effervescence qui s’écartent du temps mécanique du quotidien pour un rythme vécu authentiquement humain. Un temps hors-du-temps qui nous fait puissamment rencontrer notre condition temporelle, voilà ce qu’est le temps poétique de l’exception. Instants délicieux s’il en est. On associe souvent les plaisirs aux loisirs, ou à des évènements extraordinaires, les plaçant dans l’ordre de l’exception. Mais le plaisir poétique ne va pas sans désir, qui n’est ni mimétique ni besoin, et encore moins divertissement spectaculaire. Juste une explosion de liberté.
« Nous étions redevenus nomades ! »
L’individu a besoin d’être transporté hors de lui, d’excès et de plaisirs, pour se maintenir dans l’existence angoissante, mais aussi pour créer du lien. L’harmonie avec ses contemporains est essentielle pour qu’il y ait confiance et action, c’est-à-dire relation et vivre-ensemble, et l’harmonie s’offre au collectif dans des périodes d’effervescence, comme le dit Durkheim[2], dans des périodes de suractivité qui stimulent les forces individuelles et font de chacun un autre, ou plutôt lui-même. La vie sociale est enrichie, les actions deviennent démesurées, et le groupe entre dans une frénésie et une ivresse collectives qui rassemblent. Et cela unifie d’autant plus le groupe que ces cérémonies ne vont pas sans système de don et contre-don, c’est-à-dire d’affirmation de la confiance. L’effervescence donne des représentations collectives, et « c’est par elles que le groupe s’affirme et se maintient, et nous savons à quel point il est indispensable à l’individu »[3]. Le collectif se renforce et permet ainsi à l’individu de devenir une personne. Mais l’effervescence créatrice a aussi un impact positif immédiat sur l’individu par cette exaltation qui joue aussi un rôle de catharsis, par l’affirmation de soi au sein de cette excitation sociale, et par la meilleure connaissance de soi qu’elle permet. Les festivités et cérémonies sont condition de l’humanité de l’Homme et du bien-être psychique et social de l’individu.
Le Chaos, voilà ce que l’on cherche dans les festivités. Ou plutôt un simulacre de Chaos, la violence mimée, la transgression contrôlée, la mort repoussée, et ainsi mises à distance : le rituel est cathartique. Dionysos déchaîne les délires et provoque le trouble dans la bonne société, crée du désordre pour permettre à l’ordre de s’installer. Libération orgiaque, non par passion destructrice, mais parce que le désordre est de l’ordre à venir ; moment propice à l’effervescence, où l’individu mis hors de lui-même se découvre tel qu’il est. Les individus se trouvent réunis dans un grand potlatch[4], dans une consommation débridée de tout ce qui a pu être accumulé : « tout doit disparaître », mais pas dans un élan consumériste, plutôt dans une négation de toute consommation, de tout ce qui ramène à la nécessité ; et la frénésie collective s’empare du groupe. Il n’y a plus que le désir poétique, limité seulement par le bon sens, le souci du prochain et celui de la dignité. L’intérêt disparaît, la projection s’efface, pour une explosion de l’instant. « Du jeu et du discours pour le discours », c’est-à-dire du lien.
Les fêtes étudiantes du jeudi soir sont aussi un moment de forte sociabilité des jeunes. Mais les réjouissances festives contemporaines deviennent aujourd’hui une consolation, des fêtes sans perspectives, sans création de liens durables ni aucune créativité. Et surtout marchandisées. On se bourre la gueule le plus vite possible sur de la musique branchée en brandissant les panneaux publicitaires d’un capitaliste qui réclame par ailleurs la fin du remboursement des traitements aux toxicomanes. C’est un plaisir immédiat qui reste dans l’éphémère, rattrapé par le Marché, qui exprime une sorte de vécu au rabais, ou plutôt quelque chose qui permet de continuer de vivre dans une sorte de voile qui masque la vulnérabilité. Ce n’est alors plus tant du plaisir que de l’annulation de la tension. Il nous faut bien des pilules pour approcher une effervescence qui s’écrase de toute façon sur les murs de l’incompréhension et du non-sens. Et la « descente » rappelle très vite à quel point le temps passe vite et comme notre geste est insensé et illusoire. Le retour à la réalité est bien difficile.
Les festivités nocturnes, parfois orgiaques, parfois conformes et lissées, cherchent à faire tenir l’individu face à la vulnérabilité et au non-sens. Il en est de même des phénomènes d’addiction, du recours aux psychothérapies comportementalistes ou cognitivistes, de l’émergence des liens virtuels, des suicides, des conduites à risque… Les tensions spatiales, temporelles et morales de la vie quotidienne sont telles que le besoin de ruptures s’agrandit, et notamment par la fête. Je me souviens que je n’ai jamais été aussi loin dans le n’importe quoi d’une sorte de dérive situationniste, que lorsque je finissais le mois avec un repas frugal par jour. La césure, qu’elle soit réelle ou imaginaire, devient partie intégrante de la vie dès le plus jeune âge, condition d’une stabilité mentale illusoire. L’être humain s’entiche de l’hybris, c’est-à-dire de la démesure et de l’excès. C’est ainsi que dès douze ans j’ai commencé à goûter l’ivresse festive et destructrice, me plongeant implacablement dans un processus d’insatisfaction et d’incohérence.
Mais c’est avant-tout excès de système plutôt qu’excès dionysiaque : l’institutionnel dégradé ne permet plus à l’individu d’être artiste de sa vie comme il empêche le vivre-ensemble de surgir. Que dire de la résolution de la violence : en l’absence de rites mimant le chaos, le bouc-émissaire devient réel et pourtant diffus ; il s’agit alors de se protéger de l’ « anormal » (qui est en fait marginalisé car rappelant aux autres le mal en eux, le « normal dangereux »), de propager la violence plutôt que de la cloisonner, jusqu’aux racismes ou totalitarismes. En l’absence de rites et de symboles, c’est-à-dire de références institutionnelles socialisantes, les individus cherchent du symbole dans un « ordre symbolique de plus en plus ressenti comme un « supermarché des valeurs » en circulation, et au pire comme arbitraire, dépassé ou obsolète »[5]. Comme le dit F.Hofstein, « cette symbolique semble aujourd’hui perdue, comme si le rite s’était lentement dégradé de siècle en siècle et de religion en religion, pour ne demeurer que comme un simulacre de fête et de réjouissance »[6].
Et les techno-sciences qui veulent suppléer le rite et le symbole, ou plutôt rejettent la Culture dans un élan naturaliste artificielle, qui prennent une position divine en voulant distribuer les vérités certaines, c’est-à-dire en se plaçant en référence absolue, échouent lamentablement à donner une quelconque cohérence à l’existence parce qu’elles n’ont plus l’être humain, dans ce qu’il a de plus humain, comme « objet ». Et elles s’étonnent alors de la violence qui les entourent ou qu’elles provoquent.
A l’excès destructeur qui n’est que consommation répond l’excès inverse : l’hygiénisme le plus désolant, que je n’ai jamais pu blairer, s’affirme et devient à la mode. Se défoncer au travail vaut mieux que se défoncer tout court, entend-on ; les lois et les règles limitant tout rassemblement et sortie partielle du système se multiplient. Mais ce sont les corps que l’on sauvegarde par cette super-santé, c’est la chair que l’on préserve –croit-on- ; ce n’est pas la vie. Alors tant pis si je dois être un marginal. J’ai toujours préféré faire la chouille dehors sous la pluie avec la cour des miracles plutôt qu’attabler autour d’un bon repas servi dans des plats dorés ; je préfère « la chaleur des usines désaffectées à la mercantile froideur des discothèques branchées »[7]. Sans doute parce que le système y est encore trop pesant, et qu’une césure se doit d’être chaotique lorsqu’on la vit.
L’individu va « en teuf » et « s’arrache » ou « se défonce », entouré et pourtant seul. Ou alors, il s’isole dans la réussite professionnelle, va faire dix bornes à pied le seul jour de repos qu’on lui concède et attend patiemment sa promotion. Il se fabrique un imaginaire à quoi se rattacher, alors qu’il se retrouve face à la prolifération des normes qui l’empêche de se construire une identité stable et solide, pendant que la confiance et les liens s’amenuisent dans le même temps. Le voilà irrémédiablement pris dans les pensées et les actes dépossédés. Mais un seul est-il actif ? Un seul se réapproprie-t-il son histoire ? Ce ne sont là que des illusions, du spectacle divertissant qui maintient dans la contemplation sournoise d’un monde que l’on détruit lentement. Nous devons être bien masochistes.
Les fêtes (pseudo)dionysiaques ont un but compensatoire inavoué, et pourtant flagrant. On y gerbe sa sale journée bien plus qu’on ne se parle. Elles donnent une sorte de rêve fébrile, un semblant de symbolique et d’interactions, même éphémères, qui rassurent. L’euphorie permet d’oublier les incertitudes et les angoisses de la vie moderne ; les fêtes sont alors un échappatoire, plutôt qu’une construction du collectif permettant à l’individuation et la convivialité de surgir. Elles sont une fuite approximative de l’ordinaire, c’est-à-dire du temps tourné vers la mort, plutôt que des moments d’effervescence qui permettent à l’extraordinaire de surgir pour rendre supportable la vie quotidienne. L’angoisse omniprésente, que le terme de « stress » permet d’atténuer et de refouler (euphémisme), voire de masquer une folie rampante, se rend visible à chacun par la fatigue récurrente, et au social par des faits significatifs : 11,3% des français consomment des psychotropes au début de ce siècle par exemple. L’individu trouve dans l’ivresse un calmant, pour ne pas dire un exutoire. Et l’ivresse ne se trouve pas seulement dans les drogues, mais aussi dans le travail, ou encore à travers les supports de « culture objective » (jeux vidéos et d’argent, sport…), avec la complicité des médias qui font du spectaculaire de nouvelles routines d’information.
Par la participation à des groupes effervescents, c’est lui-même que l’individu cherche, et c’est sa place dans le collectif qu’il veut trouver. Et par les conduites à risque, toxicomaniaques, suicidaires, il se reconstruit un rapport au monde que le symbolique ne donne plus et qu’il se refuse (et qu’on le contraint à refuser) à se donner. « La drogue alors, et surtout les psychotropes, réclamés aux médecins au plus petit bobo psychique, sont le recours, qui lissent la vie, ouatent tout, calmant bien sûr, mais surtout isolant. [8]» C’est une reconquête de soi qui se heurte inévitablement à la désillusion. « Quand ses pseudo-fêtes vulgarisées, nous dit Guy Debord, parodies du dialogue et du don, incitent à un surplus de dépense économique, elles ne ramènent que la déception toujours compensée par la promesse d’une déception nouvelle »[9]. Frustration et insatisfaction sont l’alpha et l’omega d’une société de production-consommation.
Cette exaltation nécessaire se retrouve aussi dans les festivités nocturnes régulières que je ne manque pas de pratiquer. Mais ces fêtes qui sont submergées par les pulsions de consommation et la société du spectacle pourraient réorienter leur énergie vers le monde politique-poétique. Non pas dans le sérieux du politique, puisqu’il y a besoin d’agitation hilarante, c’est-à-dire d’ivresse, mais dans le vivre-ensemble, et même le bien vivre-ensemble. Et là, non plus dans une attitude contemplative, mais de re-possession de soi, du monde, et surtout du temps (fêtes dionysiaques, révoltes, mouvements culturels et artistiques, etc.). C’est l’ordre symbolique qui donne la clé de cette situation, mais un symbolique bien particulier. « A défaut de symbolique, c’est à dire d’équilibre des pulsions, l’être humain se cherche des héros et rencontre ce calme trompeur de la conscience qui s’appelle idéologie et expulse ou incorpore ce qui lui paraît hétérogène, une forme de toxicomanie collective que n’ont jamais manqué de pratiquer les Etats totalitaires. »[10] Sans rites ni mythes, sans imaginaire fédérateur, l’humain ne peut plus l’être et le collectif se liquéfie ou se fige dans l’expérience totalitaire. Sans sacré, qu’il soit politique ou religieux, pas de sociétés humaines. Ce n’est pourtant pas le retour de l’institution idolâtrée des réactionnaires que l’on souhaite, mais une institution jamais institutionnalisée et toujours en cours d’institutionnalisation, un système institutionnel qui n’en est pas un, garant de la cohérence et pourtant suffisamment souple pour s’appuyer sur l’autonomie créatrice : c’est la démocratie réalisée que l’on veut ; l’anarchie. Cette magie ne se propagera pas sans pratiques révolutionnaires déterminées. Et l’une d’entre elles s’incarne dans l’Autre absolu qu’est Dionysos, ce vagabond qui rassemble les opposés ; dans l’acte collectif hors-du-monde délibérément halluciné qui nous relie malgré nos différences.
La société se trouve divisée en deux discours : l’un prônant l’hygiénisme, qui part d’une conception organiciste de l’humain et de la santé, oubliant que sans débordement il n’y a pas d’existence authentiquement humaine possible ; l’autre louant l’hybris, omettant que l’ordalie collective marque un passage hors de la consommation et est nécessairement limitée dans le temps. Les distingués s’esclaffent contre les « déchets », ne voyant pas qu’ils consomment à outrance des substances identiques, se « défonçant » tout autant, et développant les mêmes conduites toxicomaniaques ; les « hédonistes » se fichent du conformisme et des bonnes mœurs, étant pourtant les premiers à les reproduire et à en faire appel. Certains restent bien droit dans leurs chaussures sans jamais vivre, d’autres consomment la fête qui est pourtant le moment de la fuite de toute nécessité, et donc de la consommation. Dionysos s’est fait corrompre par l’hybris, échappant au pouvoir de Maât[11], et nous promettant alors l’excès d’ordre.
Dionysos, Arjuna. 2008
[1] Dieu grec de la végétation, du vin et de l’extase
[2] E.Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Les classiques des sciences sociales, page 173
[3] E.Durkheim, ibid, page 304
[4] Mot chinook signifiant « donner » (Amérique du Nord). Il s’agit d’une cérémonie basée sur le don et le contre-don où tout le surplus est consommé lors d’une longue fête. Il s’agit d’une forme d’échange à caractère sacré (cf M.Mauss, Essai sur le don).
[5] C.Tarot, « Un phénomène-clé des sociétés contemporaines ; la désymbolisation », in Y.Dupont (directeur), Dictionnaire des risques, Armand Colin, 2003, page 117
[6] F.Hofstein, Le poison de la dépendance, Seuil, 2000, page 95
[7] Le Milieu (groupe de musique caennais), chanson Je suis
[8] F.Hofstein, Le poison de la dépendance, Seuil, 2000, pages 84-85
[9] G.Debord, La société du spectacle, Gallimard, 1992, page 154
[10] F.Hofstein, Le poison de la dépendance, Seuil, 2000, page 71
[11] Fille de Rê, déesse égyptienne de l’ordre social et cosmique, condition de l’existence des dieux et de tous les êtres. Mais aussi déesse de la Justice pour les pauvres et les faibles, de « la veuve et de l’orphelin ».
Par Arjuna
Dionysos [1]
« Nous étions redevenus nomades ! »
L’individu a besoin d’être transporté hors de lui, d’excès et de plaisirs, pour se maintenir dans l’existence angoissante, mais aussi pour créer du lien. L’harmonie avec ses contemporains est essentielle pour qu’il y ait confiance et action, c’est-à-dire relation et vivre-ensemble, et l’harmonie s’offre au collectif dans des périodes d’effervescence, comme le dit Durkheim[2], dans des périodes de suractivité qui stimulent les forces individuelles et font de chacun un autre, ou plutôt lui-même. La vie sociale est enrichie, les actions deviennent démesurées, et le groupe entre dans une frénésie et une ivresse collectives qui rassemblent. Et cela unifie d’autant plus le groupe que ces cérémonies ne vont pas sans système de don et contre-don, c’est-à-dire d’affirmation de la confiance. L’effervescence donne des représentations collectives, et « c’est par elles que le groupe s’affirme et se maintient, et nous savons à quel point il est indispensable à l’individu »[3]. Le collectif se renforce et permet ainsi à l’individu de devenir une personne. Mais l’effervescence créatrice a aussi un impact positif immédiat sur l’individu par cette exaltation qui joue aussi un rôle de catharsis, par l’affirmation de soi au sein de cette excitation sociale, et par la meilleure connaissance de soi qu’elle permet. Les festivités et cérémonies sont condition de l’humanité de l’Homme et du bien-être psychique et social de l’individu.
Le Chaos, voilà ce que l’on cherche dans les festivités. Ou plutôt un simulacre de Chaos, la violence mimée, la transgression contrôlée, la mort repoussée, et ainsi mises à distance : le rituel est cathartique. Dionysos déchaîne les délires et provoque le trouble dans la bonne société, crée du désordre pour permettre à l’ordre de s’installer. Libération orgiaque, non par passion destructrice, mais parce que le désordre est de l’ordre à venir ; moment propice à l’effervescence, où l’individu mis hors de lui-même se découvre tel qu’il est. Les individus se trouvent réunis dans un grand potlatch[4], dans une consommation débridée de tout ce qui a pu être accumulé : « tout doit disparaître », mais pas dans un élan consumériste, plutôt dans une négation de toute consommation, de tout ce qui ramène à la nécessité ; et la frénésie collective s’empare du groupe. Il n’y a plus que le désir poétique, limité seulement par le bon sens, le souci du prochain et celui de la dignité. L’intérêt disparaît, la projection s’efface, pour une explosion de l’instant. « Du jeu et du discours pour le discours », c’est-à-dire du lien.
Les fêtes étudiantes du jeudi soir sont aussi un moment de forte sociabilité des jeunes. Mais les réjouissances festives contemporaines deviennent aujourd’hui une consolation, des fêtes sans perspectives, sans création de liens durables ni aucune créativité. Et surtout marchandisées. On se bourre la gueule le plus vite possible sur de la musique branchée en brandissant les panneaux publicitaires d’un capitaliste qui réclame par ailleurs la fin du remboursement des traitements aux toxicomanes. C’est un plaisir immédiat qui reste dans l’éphémère, rattrapé par le Marché, qui exprime une sorte de vécu au rabais, ou plutôt quelque chose qui permet de continuer de vivre dans une sorte de voile qui masque la vulnérabilité. Ce n’est alors plus tant du plaisir que de l’annulation de la tension. Il nous faut bien des pilules pour approcher une effervescence qui s’écrase de toute façon sur les murs de l’incompréhension et du non-sens. Et la « descente » rappelle très vite à quel point le temps passe vite et comme notre geste est insensé et illusoire. Le retour à la réalité est bien difficile.
Les festivités nocturnes, parfois orgiaques, parfois conformes et lissées, cherchent à faire tenir l’individu face à la vulnérabilité et au non-sens. Il en est de même des phénomènes d’addiction, du recours aux psychothérapies comportementalistes ou cognitivistes, de l’émergence des liens virtuels, des suicides, des conduites à risque… Les tensions spatiales, temporelles et morales de la vie quotidienne sont telles que le besoin de ruptures s’agrandit, et notamment par la fête. Je me souviens que je n’ai jamais été aussi loin dans le n’importe quoi d’une sorte de dérive situationniste, que lorsque je finissais le mois avec un repas frugal par jour. La césure, qu’elle soit réelle ou imaginaire, devient partie intégrante de la vie dès le plus jeune âge, condition d’une stabilité mentale illusoire. L’être humain s’entiche de l’hybris, c’est-à-dire de la démesure et de l’excès. C’est ainsi que dès douze ans j’ai commencé à goûter l’ivresse festive et destructrice, me plongeant implacablement dans un processus d’insatisfaction et d’incohérence.
Mais c’est avant-tout excès de système plutôt qu’excès dionysiaque : l’institutionnel dégradé ne permet plus à l’individu d’être artiste de sa vie comme il empêche le vivre-ensemble de surgir. Que dire de la résolution de la violence : en l’absence de rites mimant le chaos, le bouc-émissaire devient réel et pourtant diffus ; il s’agit alors de se protéger de l’ « anormal » (qui est en fait marginalisé car rappelant aux autres le mal en eux, le « normal dangereux »), de propager la violence plutôt que de la cloisonner, jusqu’aux racismes ou totalitarismes. En l’absence de rites et de symboles, c’est-à-dire de références institutionnelles socialisantes, les individus cherchent du symbole dans un « ordre symbolique de plus en plus ressenti comme un « supermarché des valeurs » en circulation, et au pire comme arbitraire, dépassé ou obsolète »[5]. Comme le dit F.Hofstein, « cette symbolique semble aujourd’hui perdue, comme si le rite s’était lentement dégradé de siècle en siècle et de religion en religion, pour ne demeurer que comme un simulacre de fête et de réjouissance »[6].
Et les techno-sciences qui veulent suppléer le rite et le symbole, ou plutôt rejettent la Culture dans un élan naturaliste artificielle, qui prennent une position divine en voulant distribuer les vérités certaines, c’est-à-dire en se plaçant en référence absolue, échouent lamentablement à donner une quelconque cohérence à l’existence parce qu’elles n’ont plus l’être humain, dans ce qu’il a de plus humain, comme « objet ». Et elles s’étonnent alors de la violence qui les entourent ou qu’elles provoquent.
A l’excès destructeur qui n’est que consommation répond l’excès inverse : l’hygiénisme le plus désolant, que je n’ai jamais pu blairer, s’affirme et devient à la mode. Se défoncer au travail vaut mieux que se défoncer tout court, entend-on ; les lois et les règles limitant tout rassemblement et sortie partielle du système se multiplient. Mais ce sont les corps que l’on sauvegarde par cette super-santé, c’est la chair que l’on préserve –croit-on- ; ce n’est pas la vie. Alors tant pis si je dois être un marginal. J’ai toujours préféré faire la chouille dehors sous la pluie avec la cour des miracles plutôt qu’attabler autour d’un bon repas servi dans des plats dorés ; je préfère « la chaleur des usines désaffectées à la mercantile froideur des discothèques branchées »[7]. Sans doute parce que le système y est encore trop pesant, et qu’une césure se doit d’être chaotique lorsqu’on la vit.
L’individu va « en teuf » et « s’arrache » ou « se défonce », entouré et pourtant seul. Ou alors, il s’isole dans la réussite professionnelle, va faire dix bornes à pied le seul jour de repos qu’on lui concède et attend patiemment sa promotion. Il se fabrique un imaginaire à quoi se rattacher, alors qu’il se retrouve face à la prolifération des normes qui l’empêche de se construire une identité stable et solide, pendant que la confiance et les liens s’amenuisent dans le même temps. Le voilà irrémédiablement pris dans les pensées et les actes dépossédés. Mais un seul est-il actif ? Un seul se réapproprie-t-il son histoire ? Ce ne sont là que des illusions, du spectacle divertissant qui maintient dans la contemplation sournoise d’un monde que l’on détruit lentement. Nous devons être bien masochistes.
Les fêtes (pseudo)dionysiaques ont un but compensatoire inavoué, et pourtant flagrant. On y gerbe sa sale journée bien plus qu’on ne se parle. Elles donnent une sorte de rêve fébrile, un semblant de symbolique et d’interactions, même éphémères, qui rassurent. L’euphorie permet d’oublier les incertitudes et les angoisses de la vie moderne ; les fêtes sont alors un échappatoire, plutôt qu’une construction du collectif permettant à l’individuation et la convivialité de surgir. Elles sont une fuite approximative de l’ordinaire, c’est-à-dire du temps tourné vers la mort, plutôt que des moments d’effervescence qui permettent à l’extraordinaire de surgir pour rendre supportable la vie quotidienne. L’angoisse omniprésente, que le terme de « stress » permet d’atténuer et de refouler (euphémisme), voire de masquer une folie rampante, se rend visible à chacun par la fatigue récurrente, et au social par des faits significatifs : 11,3% des français consomment des psychotropes au début de ce siècle par exemple. L’individu trouve dans l’ivresse un calmant, pour ne pas dire un exutoire. Et l’ivresse ne se trouve pas seulement dans les drogues, mais aussi dans le travail, ou encore à travers les supports de « culture objective » (jeux vidéos et d’argent, sport…), avec la complicité des médias qui font du spectaculaire de nouvelles routines d’information.
Par la participation à des groupes effervescents, c’est lui-même que l’individu cherche, et c’est sa place dans le collectif qu’il veut trouver. Et par les conduites à risque, toxicomaniaques, suicidaires, il se reconstruit un rapport au monde que le symbolique ne donne plus et qu’il se refuse (et qu’on le contraint à refuser) à se donner. « La drogue alors, et surtout les psychotropes, réclamés aux médecins au plus petit bobo psychique, sont le recours, qui lissent la vie, ouatent tout, calmant bien sûr, mais surtout isolant. [8]» C’est une reconquête de soi qui se heurte inévitablement à la désillusion. « Quand ses pseudo-fêtes vulgarisées, nous dit Guy Debord, parodies du dialogue et du don, incitent à un surplus de dépense économique, elles ne ramènent que la déception toujours compensée par la promesse d’une déception nouvelle »[9]. Frustration et insatisfaction sont l’alpha et l’omega d’une société de production-consommation.
Cette exaltation nécessaire se retrouve aussi dans les festivités nocturnes régulières que je ne manque pas de pratiquer. Mais ces fêtes qui sont submergées par les pulsions de consommation et la société du spectacle pourraient réorienter leur énergie vers le monde politique-poétique. Non pas dans le sérieux du politique, puisqu’il y a besoin d’agitation hilarante, c’est-à-dire d’ivresse, mais dans le vivre-ensemble, et même le bien vivre-ensemble. Et là, non plus dans une attitude contemplative, mais de re-possession de soi, du monde, et surtout du temps (fêtes dionysiaques, révoltes, mouvements culturels et artistiques, etc.). C’est l’ordre symbolique qui donne la clé de cette situation, mais un symbolique bien particulier. « A défaut de symbolique, c’est à dire d’équilibre des pulsions, l’être humain se cherche des héros et rencontre ce calme trompeur de la conscience qui s’appelle idéologie et expulse ou incorpore ce qui lui paraît hétérogène, une forme de toxicomanie collective que n’ont jamais manqué de pratiquer les Etats totalitaires. »[10] Sans rites ni mythes, sans imaginaire fédérateur, l’humain ne peut plus l’être et le collectif se liquéfie ou se fige dans l’expérience totalitaire. Sans sacré, qu’il soit politique ou religieux, pas de sociétés humaines. Ce n’est pourtant pas le retour de l’institution idolâtrée des réactionnaires que l’on souhaite, mais une institution jamais institutionnalisée et toujours en cours d’institutionnalisation, un système institutionnel qui n’en est pas un, garant de la cohérence et pourtant suffisamment souple pour s’appuyer sur l’autonomie créatrice : c’est la démocratie réalisée que l’on veut ; l’anarchie. Cette magie ne se propagera pas sans pratiques révolutionnaires déterminées. Et l’une d’entre elles s’incarne dans l’Autre absolu qu’est Dionysos, ce vagabond qui rassemble les opposés ; dans l’acte collectif hors-du-monde délibérément halluciné qui nous relie malgré nos différences.
La société se trouve divisée en deux discours : l’un prônant l’hygiénisme, qui part d’une conception organiciste de l’humain et de la santé, oubliant que sans débordement il n’y a pas d’existence authentiquement humaine possible ; l’autre louant l’hybris, omettant que l’ordalie collective marque un passage hors de la consommation et est nécessairement limitée dans le temps. Les distingués s’esclaffent contre les « déchets », ne voyant pas qu’ils consomment à outrance des substances identiques, se « défonçant » tout autant, et développant les mêmes conduites toxicomaniaques ; les « hédonistes » se fichent du conformisme et des bonnes mœurs, étant pourtant les premiers à les reproduire et à en faire appel. Certains restent bien droit dans leurs chaussures sans jamais vivre, d’autres consomment la fête qui est pourtant le moment de la fuite de toute nécessité, et donc de la consommation. Dionysos s’est fait corrompre par l’hybris, échappant au pouvoir de Maât[11], et nous promettant alors l’excès d’ordre.
[1] Dieu grec de la végétation, du vin et de l’extase
[2] E.Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Les classiques des sciences sociales, page 173
[3] E.Durkheim, ibid, page 304
[4] Mot chinook signifiant « donner » (Amérique du Nord). Il s’agit d’une cérémonie basée sur le don et le contre-don où tout le surplus est consommé lors d’une longue fête. Il s’agit d’une forme d’échange à caractère sacré (cf M.Mauss, Essai sur le don).
[5] C.Tarot, « Un phénomène-clé des sociétés contemporaines ; la désymbolisation », in Y.Dupont (directeur), Dictionnaire des risques, Armand Colin, 2003, page 117
[6] F.Hofstein, Le poison de la dépendance, Seuil, 2000, page 95
[7] Le Milieu (groupe de musique caennais), chanson Je suis
[8] F.Hofstein, Le poison de la dépendance, Seuil, 2000, pages 84-85
[9] G.Debord, La société du spectacle, Gallimard, 1992, page 154
[10] F.Hofstein, Le poison de la dépendance, Seuil, 2000, page 71
[11] Fille de Rê, déesse égyptienne de l’ordre social et cosmique, condition de l’existence des dieux et de tous les êtres. Mais aussi déesse de la Justice pour les pauvres et les faibles, de « la veuve et de l’orphelin ».