Le modeste but de ce petit livre est de s’adresse au voyageur qui a décidé de résister au tourisme.
Même s’il nous semble impossible en fin de compte de nous « purifier » ainsi que nos voyages de la moindre tache du tourisme, nous sentons bien qu’une amélioration est possible.
Non seulement nous dédaignons le tourisme pour sa vulgarité et son injustice, et désirons donc éviter toute contamination (consciente ou non) par son intensité virale – nous essayons aussi de concevoir le voyage comme un acte de réciprocité plus qu’une aliénation. En d’autres mots, nous ne voulons pas simplement éviter la négativité du tourisme, mais réussir un voyage positif que nous envisageons comme une relation productive et mutuellement profitable l’un pour l’autre, l’invité et l’hôte – une forme de synergie transculturelle dans laquelle le tout excède la somme de ses parties.
Nous aimerions savoir si un voyage peut être entrepris selon une économie secrète de baraka par laquelle non seulement le lieu saint, mais aussi les pèlerins confèrent les « bénédictions ».
Avant l’âge du marchand, nous savons qu’il y avait un âge du don, de la réciprocité, du cadeau et de la réception. Nous avons appris cela des contes rapportés par certains voyageurs qui découvrirent des reliquats du monde du don dans certaines tribus, sous la forme du potlatch ou de l’échange rituel, et qui enregistrèrent leurs observations quant à ces étranges pratiques.
Il n’y a pas si longtemps, il existait encore une coutume parmi les insulaires des Mers du Sud d’entreprendre des voyages sur de longues distances sur des canoës sans compas ni sextant afin d’échanger des présents de prix ou inutiles (des objets d’art cérémoniels riches en mana) d’île en île avec un objectif complexe de réciprocités croisées.
Nous pensons que même si le voyage dans le monde moderne semble avoir été soumis à la Marchandise – quand bien même les réseaux de réciprocité conviviale semblent avoir disparu de la carte – quand bien même le tourisme semble avoir triomphé – quand bien même – nous continuons à suspecter qu’il existe d’autres voies, d’autres pistes, non officielles, non indiquées sur la carte, peut-être même « secrètes » – des voies toujours reliées à la possibilité d’une économie du Don, des routes de contrebandiers pour esprits libres, connues de la seule guérilla géomantique de l’art du voyage.
En fait, nous ne suspectons pas seulement cela. Nous le savons. Nous savons qu’il existe un art du voyage.
Peut-être que les plus grands et les plus subtils praticiens de l’art du voyage furent les soufis, ces mystiques de l’Islam. Avant l’ère des passeports, des vaccinations, des lignes aériennes et autres obstacles au voyage libre, les soufis erraient pieds nus de par le monde où les frontières étaient plus perméables que de nos jours, grâce au transnationalisme de l’Islam et à l’unité culturelle du Dar al-Islam, du monde islamique.
Les plus grands voyageurs musulmans du Moyen-âge, comme Ibn Battura et Naser Khusraw, ont laissé des récits de vastes voyages – de la Perse à l’Égypte, du Maroc à la Chine – qui ne se sont jamais écartés des paysages de déserts, de chameaux, de caravansérails, de bazars et de piété. Il y a toujours quelqu’un qui parle arabe, même mal, et la culture islamique imprégnait les coins les plus reculés, même superficiellement. La lecture des contes de Sinbad le marin (tirés des Mille et une nuits) nous donne l’impression d’un monde où la terra incognita elle-même était toujours – en dépit de toutes les merveilles et étrangetés – quelque peu familière, quelque peu islamique. Dans cette unité, qui n’était pourtant pas une uniformité, les soufis formaient une classe spéciale de voyageurs. Ni guerriers, ni marchands et pas très ordinaires comme pèlerins, les derviches représentent une spiritualisation du nomadisme pur.
Selon le coran, la Vaste Terre de Dieu, et tout ce qu’Elle contient, est « sacré ». Non seulement comme création divine, mais aussi du fait que le monde matériel est empli de « panneaux directeurs » ou de signes de la réalité divine. En outre, l’Islam lui-même est né entre deux voyages, le hijra de Mahomet ou « Vol » de La Mecque à Médine et son hajj, ou voyage de retour. Le hajj est le mouvement vers l’origine et le centre pour chaque musulman, encore aujourd’hui, et le Pèlerinage annuel a joué un rôle vital non seulement dans l’unité de l’Islam, mais aussi dans son unité culturelle.
Mahomet lui-même exemplifie chaque type de voyage en Islam : ceux de sa jeunesse avec les caravanes d’été et d’hiver, comme marchand ; ses campagnes comme guerrier ; son triomphe comme simple pèlerin. Bien que chef urbain, il est aussi le Prophète des Bédouins et il représente un certain type de nomade, un « séjourneur » – un « orphelin ». À partir de cette perspective, le voyage peut presque être perçu comme un sacrement. Chaque religion sanctifie le voyage à un degré ou un autre, mais l’Islam est virtuellement inimaginable sans lui.
Le Prophète a dit : « cherche la connaissance, aussi loin qu’en Chine ». Dès ses débuts, l’Islam élève le voyage au-dessus de tout utilitarisme « mondain » et lui donne une dimension épistémologique, voire gnostique. « Le joyau qui jamais ne quitte la mine n’est jamais poli » dit le soufi Saadi. « Éduquer » c’est « mener en dehors », offrir à l’élève une perspective au-delà de l’étude religieuse et de la simple subjectivité.
Certains soufis n’ont entrepris leur voyage que dans le Monde Imaginal des rêves et visions de l’archétype, mais un grand nombre parmi eux ont pris les exhortations du Prophète aux pieds de la lettre. Encore aujourd’hui, des derviches errent de par le monde islamique – mais jusqu’au 19e siècle, ils voyageaient en véritables hordes, des centaines voire des milliers ensemble, et ils couvraient de très grandes distances. Tout cela dans la recherche de la connaissance.
De manière non officielle, il a existé deux types de soufis errants : les « gentlemen érudits » et les mendiants. Parmi ces derniers, on trouvait Ibn Battuta (qui obtint des initiations soufies de la même manière que certains gentlemen occidentaux collectionnèrent les degrés maçonniques) ; et – à un niveau bien plus sérieux – le « Plus Grand de tous les Shaykh » Ibn Arabi qui serpenta lentement tout au long du 13e siècle depuis son Espagne natale, au travers de l’Afrique du Nord vers l’Égypte et La Mecque et enfin à Damas.
Ibn Arabi a laissé des récits de ses quêtes de saints et de ses aventures sur les routes, qui furent réunis au sein de ses œuvres volumineuses sous la forme du rihla ou « texte de voyage » (un genre littéraire reconnu en Islam) ou autobiographie. Les érudits voyageaient à la recherche de textes rares sur la théologie ou la jurisprudence, mais Ibn Arabi ne recherchait que les plus hauts secrets de l’ésotérisme et les « ouvertures » les plus élevées dans le monde de l’illumination divine ; pour lui, chaque « voyage vers les horizons lointains » était aussi un « voyage vers les horizons intérieurs » de la psychologie spirituelle et de la gnose.
Il rédigea une œuvre en 12 volumes à partir des visions qu’il eut à La Mecque (les Révélation de La Mecque), et il nous a également laissé de précieuses esquisses de centaines de ses contemporains, des plus grands philosophes aux plus humbles des derviches et des « fous », des femmes anonymes, des saints et des « maîtres occultes ». Ibn Arabi jouissait d’une relation privilégiée avec Khezr, le prophète inconnu et immortel, l’« Homme Vert » qui, parfois, apparaît aux soufis errants en détresse afin de leur porter secours dans le désert ou pour les initier. Khezr, en un sens, peut être considéré comme le saint patron des derviches voyageurs – et leur prototype (il apparaît pour la première fois dans le Coran sous la forme d’un mystérieux voyageur et compagnon de Moïse dans le désert).
Le Christianisme a aussi connu des ordres de mendiants errants (en fait, Saint-François organisa le sien après une rencontre avec des derviches en Terre Sainte qui lui ont peut-être transmis un « manteau d’initiation » – la fameuse robe patchwork qu’il portait en revenant en Italie) – mais, l’Islam a engendré des dizaines voire des centaines d’ordres tels que ceux-là.
Tandis que le Soufisme se cristallisait à partir de la spontanéité relâchée des premiers temps en une institution possédant des règles et des grades, le « voyage pour la connaissance » fut régularisé et organisé. Des manuels élaborés des devoirs des derviches furent rédigés qui comprenaient des méthodes afin de transformer un voyage en une forme très spécifique de méditation. La « voie » soufi elle-même était symbolisée par le terme de « voyage intentionnel ».
Parfois, des itinéraires étaient fixés (par exemple pour le hajj) ; d’autres demandaient la venue d’un « signe », de coïncidences, d’intuitions, d’« aventures » comme celles qui inspirèrent les voyages des chevaliers de la légende arthurienne. Certains ordres limitaient le temps passé en un lieu à 40 jours ; d’autres avaient pour règle de ne jamais dormir deux fois au même endroit. Des ordres très stricts, comme les Naqshbandis, concevaient le voyage comme une forme de chorégraphie à plein temps dans laquelle tous les mouvements étaient préordonnés et destinés à accroître la conscience.
A contrario, des ordres plus orthodoxes (comme les Qalandars) adoptèrent une « règle » de totale spontanéité et d’abandon total – un « chômage permanent » comme l’a appelé l’un d’entre eux – une insouciance bohème – un « abandon » à la fois scandaleux et totalement traditionnel. Vêtus d’habits colorés, portant leur bol à aumônes, hache et étendards, intoxiqués de musique et de danse, insouciants et joyeux, des ordres tels que les Nematollahis dans la Perse du 19e siècle grandirent dans des proportions qui alarmèrent les sultans et les théologiens – de nombreux derviches furent exécutés pour « hérésie ». Aujourd’hui, les véritables Qalandars survivent principalement en Inde où leurs écarts vis-à-vis de l’orthodoxie se traduisent par un amour du chanvre et une certaine haine pour le travail. Certains sont de véritables charlatans, d’autres de simples bons à rien – mais, un nombre assez surprenant parmi eux semble avoir atteint une forme de réussite… comment dire ?… Des gens qui se sont réalisés eux-mêmes, marqués par une aura distincte de grâce, ou de baraka.
Les différentes catégories de voyages que nous avons décrites ici sont toutes unies par des forces vitales structurelles communes. Une de ces forces peut être appelée vision du monde « magique », un sens de la vie qui rejette le « simple » hasard pour la réalité des signes et des miracles, des coïncidences signifiantes et des « dévoilements ». Ainsi que pourrait en témoigner toute personne qui en a fait l’expérience, le voyage intentionnel ouvre immédiatement sur cette influence « magique ».
Un psychologue pourrait expliquer ce phénomène (soit avec révérence soit avec un dédain réducteur) comme étant « subjectif » ; tandis que le pieu croyant le prendra plutôt au pied de la lettre. Vues du soleil, aucune de ces interprétations n’exclut l’autre, ou n’est autosuffisante, afin d’expliquer les merveilles de la Voie. Dans le Soufisme, l’« objectif » et le « subjectif » ne sont pas considérés comme étant opposés, mais complémentaires. Du point de vue d’un penseur bipolaire (qu’il soit scientifique ou religieux) une telle paradoxologie est une gifle donnée à l’interdit.
Voyage intentionnel, Hakim Bey. Publié par le Musée Lilim – 3 rue St. Jean, 11000 Carcassonne, France. Traduction française par Spartakus FreeMann, avril 2009 e.v.
Par Hakim Bey
Le modeste but de ce petit livre est de s’adresse au voyageur qui a décidé de résister au tourisme.
Même s’il nous semble impossible en fin de compte de nous « purifier » ainsi que nos voyages de la moindre tache du tourisme, nous sentons bien qu’une amélioration est possible.
Non seulement nous dédaignons le tourisme pour sa vulgarité et son injustice, et désirons donc éviter toute contamination (consciente ou non) par son intensité virale – nous essayons aussi de concevoir le voyage comme un acte de réciprocité plus qu’une aliénation. En d’autres mots, nous ne voulons pas simplement éviter la négativité du tourisme, mais réussir un voyage positif que nous envisageons comme une relation productive et mutuellement profitable l’un pour l’autre, l’invité et l’hôte – une forme de synergie transculturelle dans laquelle le tout excède la somme de ses parties.
Nous aimerions savoir si un voyage peut être entrepris selon une économie secrète de baraka par laquelle non seulement le lieu saint, mais aussi les pèlerins confèrent les « bénédictions ».
Avant l’âge du marchand, nous savons qu’il y avait un âge du don, de la réciprocité, du cadeau et de la réception. Nous avons appris cela des contes rapportés par certains voyageurs qui découvrirent des reliquats du monde du don dans certaines tribus, sous la forme du potlatch ou de l’échange rituel, et qui enregistrèrent leurs observations quant à ces étranges pratiques.
Il n’y a pas si longtemps, il existait encore une coutume parmi les insulaires des Mers du Sud d’entreprendre des voyages sur de longues distances sur des canoës sans compas ni sextant afin d’échanger des présents de prix ou inutiles (des objets d’art cérémoniels riches en mana) d’île en île avec un objectif complexe de réciprocités croisées.
Nous pensons que même si le voyage dans le monde moderne semble avoir été soumis à la Marchandise – quand bien même les réseaux de réciprocité conviviale semblent avoir disparu de la carte – quand bien même le tourisme semble avoir triomphé – quand bien même – nous continuons à suspecter qu’il existe d’autres voies, d’autres pistes, non officielles, non indiquées sur la carte, peut-être même « secrètes » – des voies toujours reliées à la possibilité d’une économie du Don, des routes de contrebandiers pour esprits libres, connues de la seule guérilla géomantique de l’art du voyage.
En fait, nous ne suspectons pas seulement cela. Nous le savons. Nous savons qu’il existe un art du voyage.
Peut-être que les plus grands et les plus subtils praticiens de l’art du voyage furent les soufis, ces mystiques de l’Islam. Avant l’ère des passeports, des vaccinations, des lignes aériennes et autres obstacles au voyage libre, les soufis erraient pieds nus de par le monde où les frontières étaient plus perméables que de nos jours, grâce au transnationalisme de l’Islam et à l’unité culturelle du Dar al-Islam, du monde islamique.
Les plus grands voyageurs musulmans du Moyen-âge, comme Ibn Battura et Naser Khusraw, ont laissé des récits de vastes voyages – de la Perse à l’Égypte, du Maroc à la Chine – qui ne se sont jamais écartés des paysages de déserts, de chameaux, de caravansérails, de bazars et de piété. Il y a toujours quelqu’un qui parle arabe, même mal, et la culture islamique imprégnait les coins les plus reculés, même superficiellement. La lecture des contes de Sinbad le marin (tirés des Mille et une nuits) nous donne l’impression d’un monde où la terra incognita elle-même était toujours – en dépit de toutes les merveilles et étrangetés – quelque peu familière, quelque peu islamique. Dans cette unité, qui n’était pourtant pas une uniformité, les soufis formaient une classe spéciale de voyageurs. Ni guerriers, ni marchands et pas très ordinaires comme pèlerins, les derviches représentent une spiritualisation du nomadisme pur.
Selon le coran, la Vaste Terre de Dieu, et tout ce qu’Elle contient, est « sacré ». Non seulement comme création divine, mais aussi du fait que le monde matériel est empli de « panneaux directeurs » ou de signes de la réalité divine. En outre, l’Islam lui-même est né entre deux voyages, le hijra de Mahomet ou « Vol » de La Mecque à Médine et son hajj, ou voyage de retour. Le hajj est le mouvement vers l’origine et le centre pour chaque musulman, encore aujourd’hui, et le Pèlerinage annuel a joué un rôle vital non seulement dans l’unité de l’Islam, mais aussi dans son unité culturelle.
Mahomet lui-même exemplifie chaque type de voyage en Islam : ceux de sa jeunesse avec les caravanes d’été et d’hiver, comme marchand ; ses campagnes comme guerrier ; son triomphe comme simple pèlerin. Bien que chef urbain, il est aussi le Prophète des Bédouins et il représente un certain type de nomade, un « séjourneur » – un « orphelin ». À partir de cette perspective, le voyage peut presque être perçu comme un sacrement. Chaque religion sanctifie le voyage à un degré ou un autre, mais l’Islam est virtuellement inimaginable sans lui.
Le Prophète a dit : « cherche la connaissance, aussi loin qu’en Chine ». Dès ses débuts, l’Islam élève le voyage au-dessus de tout utilitarisme « mondain » et lui donne une dimension épistémologique, voire gnostique. « Le joyau qui jamais ne quitte la mine n’est jamais poli » dit le soufi Saadi. « Éduquer » c’est « mener en dehors », offrir à l’élève une perspective au-delà de l’étude religieuse et de la simple subjectivité.
Certains soufis n’ont entrepris leur voyage que dans le Monde Imaginal des rêves et visions de l’archétype, mais un grand nombre parmi eux ont pris les exhortations du Prophète aux pieds de la lettre. Encore aujourd’hui, des derviches errent de par le monde islamique – mais jusqu’au 19e siècle, ils voyageaient en véritables hordes, des centaines voire des milliers ensemble, et ils couvraient de très grandes distances. Tout cela dans la recherche de la connaissance.
De manière non officielle, il a existé deux types de soufis errants : les « gentlemen érudits » et les mendiants. Parmi ces derniers, on trouvait Ibn Battuta (qui obtint des initiations soufies de la même manière que certains gentlemen occidentaux collectionnèrent les degrés maçonniques) ; et – à un niveau bien plus sérieux – le « Plus Grand de tous les Shaykh » Ibn Arabi qui serpenta lentement tout au long du 13e siècle depuis son Espagne natale, au travers de l’Afrique du Nord vers l’Égypte et La Mecque et enfin à Damas.
Ibn Arabi a laissé des récits de ses quêtes de saints et de ses aventures sur les routes, qui furent réunis au sein de ses œuvres volumineuses sous la forme du rihla ou « texte de voyage » (un genre littéraire reconnu en Islam) ou autobiographie. Les érudits voyageaient à la recherche de textes rares sur la théologie ou la jurisprudence, mais Ibn Arabi ne recherchait que les plus hauts secrets de l’ésotérisme et les « ouvertures » les plus élevées dans le monde de l’illumination divine ; pour lui, chaque « voyage vers les horizons lointains » était aussi un « voyage vers les horizons intérieurs » de la psychologie spirituelle et de la gnose.
Il rédigea une œuvre en 12 volumes à partir des visions qu’il eut à La Mecque (les Révélation de La Mecque), et il nous a également laissé de précieuses esquisses de centaines de ses contemporains, des plus grands philosophes aux plus humbles des derviches et des « fous », des femmes anonymes, des saints et des « maîtres occultes ». Ibn Arabi jouissait d’une relation privilégiée avec Khezr, le prophète inconnu et immortel, l’« Homme Vert » qui, parfois, apparaît aux soufis errants en détresse afin de leur porter secours dans le désert ou pour les initier. Khezr, en un sens, peut être considéré comme le saint patron des derviches voyageurs – et leur prototype (il apparaît pour la première fois dans le Coran sous la forme d’un mystérieux voyageur et compagnon de Moïse dans le désert).
Le Christianisme a aussi connu des ordres de mendiants errants (en fait, Saint-François organisa le sien après une rencontre avec des derviches en Terre Sainte qui lui ont peut-être transmis un « manteau d’initiation » – la fameuse robe patchwork qu’il portait en revenant en Italie) – mais, l’Islam a engendré des dizaines voire des centaines d’ordres tels que ceux-là.
Tandis que le Soufisme se cristallisait à partir de la spontanéité relâchée des premiers temps en une institution possédant des règles et des grades, le « voyage pour la connaissance » fut régularisé et organisé. Des manuels élaborés des devoirs des derviches furent rédigés qui comprenaient des méthodes afin de transformer un voyage en une forme très spécifique de méditation. La « voie » soufi elle-même était symbolisée par le terme de « voyage intentionnel ».
Parfois, des itinéraires étaient fixés (par exemple pour le hajj) ; d’autres demandaient la venue d’un « signe », de coïncidences, d’intuitions, d’« aventures » comme celles qui inspirèrent les voyages des chevaliers de la légende arthurienne. Certains ordres limitaient le temps passé en un lieu à 40 jours ; d’autres avaient pour règle de ne jamais dormir deux fois au même endroit. Des ordres très stricts, comme les Naqshbandis, concevaient le voyage comme une forme de chorégraphie à plein temps dans laquelle tous les mouvements étaient préordonnés et destinés à accroître la conscience.
A contrario, des ordres plus orthodoxes (comme les Qalandars) adoptèrent une « règle » de totale spontanéité et d’abandon total – un « chômage permanent » comme l’a appelé l’un d’entre eux – une insouciance bohème – un « abandon » à la fois scandaleux et totalement traditionnel. Vêtus d’habits colorés, portant leur bol à aumônes, hache et étendards, intoxiqués de musique et de danse, insouciants et joyeux, des ordres tels que les Nematollahis dans la Perse du 19e siècle grandirent dans des proportions qui alarmèrent les sultans et les théologiens – de nombreux derviches furent exécutés pour « hérésie ». Aujourd’hui, les véritables Qalandars survivent principalement en Inde où leurs écarts vis-à-vis de l’orthodoxie se traduisent par un amour du chanvre et une certaine haine pour le travail. Certains sont de véritables charlatans, d’autres de simples bons à rien – mais, un nombre assez surprenant parmi eux semble avoir atteint une forme de réussite… comment dire ?… Des gens qui se sont réalisés eux-mêmes, marqués par une aura distincte de grâce, ou de baraka.
Les différentes catégories de voyages que nous avons décrites ici sont toutes unies par des forces vitales structurelles communes. Une de ces forces peut être appelée vision du monde « magique », un sens de la vie qui rejette le « simple » hasard pour la réalité des signes et des miracles, des coïncidences signifiantes et des « dévoilements ». Ainsi que pourrait en témoigner toute personne qui en a fait l’expérience, le voyage intentionnel ouvre immédiatement sur cette influence « magique ».
Un psychologue pourrait expliquer ce phénomène (soit avec révérence soit avec un dédain réducteur) comme étant « subjectif » ; tandis que le pieu croyant le prendra plutôt au pied de la lettre. Vues du soleil, aucune de ces interprétations n’exclut l’autre, ou n’est autosuffisante, afin d’expliquer les merveilles de la Voie. Dans le Soufisme, l’« objectif » et le « subjectif » ne sont pas considérés comme étant opposés, mais complémentaires. Du point de vue d’un penseur bipolaire (qu’il soit scientifique ou religieux) une telle paradoxologie est une gifle donnée à l’interdit.
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