Une autre force sous-jacente à toutes les formes de voyage intentionnel peut être décrite par le mot arabe adab. Ce mot ne signifie rien d’autre que « bonnes manières » mais appliqué au voyage, ces manières sont basées sur les anciennes coutumes des nomades du désert pour qui l’errance et l’hospitalité sont des actes également sacrés. En ce sens, le derviche partage à la fois les privilèges et les responsabilités de l’invité.
L’hospitalité bédouine est une survivance visible de l’économie primordiale du Don – une relation de réciprocité. L’errant doit être accueilli (le derviche doit être nourri) – mais par là l’errant assume le rôle prescrit par les anciennes coutumes – et il doit rendre quelque chose en échange à l’hôte. Pour le Bédouin, cette relation est presque une forme de clientélisme : la fraction du pain et le partage du sel constituent une forme de parenté. La gratitude n’est pas une réponse suffisante à une telle générosité. Le voyageur doit consentir à une adoption temporaire – moins serait une offense vis-à-vis de l’adab.
La société islamique conserve au moins un attachement sentimental à ces règles, et crée ainsi un créneau spécial pour le derviche, celui d’invité à temps plein. Le derviche échange le don de société par celui de la baraka. Lors d’un pèlerinage ordinaire, le voyageur reçoit la baraka du lieu, mais le derviche renverse le flux et ramène la baraka vers son origine. Le soufi peut se penser comme un pèlerin permanent – mais pour les gens ordinaires casaniers du monde terre-à-terre, le soufi est une sorte de préambule au lieu saint.
Aujourd’hui, le tourisme par sa structure même rompt la réciprocité de l’hôte et de l’invité. En français, un « hôte » peut avoir soit des invités soit des parasites. Le touriste est un parasite – car aucune somme d’argent ne peut jamais rétribuer l’hospitalité. Le véritable voyageur est un invité et donc il sert à une fonction très réelle, encore aujourd’hui, dans les sociétés où les idéaux d’hospitalité n’ont pas encore disparu de la « mentalité collective ». Être un hôte, dans de telles sociétés, est un acte méritoire. Par conséquent, être un invité c’est aussi donner du mérite.
Le voyageur moderne qui saisit l’esprit simple de cette relation se verra pardonné de nombreux écarts dans le rituel complexe de l’adab (combien de tasses de café ? Où mettre les pieds ? Comment être divertissant ? Comment montrer sa gratitude ? Etc.) spécifique à une culture donnée. Et si l’on se préoccupe de maîtriser un tant soit peu les formes traditionnelles de l’adab et de les mettre en action avec une sincérité profonde, alors et l’invité et l’hôte y gagneront bien plus que ce qu’ils ont pu mettre dans cette relation et cela est un signe indéniable de la présence du don. Un autre niveau de signification du mot adab renvoie à la culture (puisque la culture peut être perçue comme la somme de tous les comportements et coutumes) ; selon les usages modernes, le Département des Arts et des Lettres d’une université serait intitulé Adabiyyat. Avoir l’adab en ce sens c’est être « poli » (comme cette pierre dont nous avons parlé) – mais cela n’a pas nécessairement à voir avec les « arts raffinés » ou la culture ou le fait d’être un citadin ou « cultivé ». C’est une question de « cœur ».
Adab est quelquefois donné comme une définition en un seul mot pour le shiisme. Mais des manières sans sincérité (ta’arof en perse) et une culture peu sincère sont fuies par le soufi – « Il n’y a pas de ta’arof dans le tassawuf (soufisme) », comme dit le derviche ; « Darvishi » est un synonyme adjectivé d’« informel », la qualité décontractée des gens du Cœur – et pour un adab spontané, pour ainsi dire. Le véritable invité et le véritable hôte ne font jamais d’efforts évidents afin de remplir leurs « devoirs » de réciprocité – il se peut qu’ils suivent scrupuleusement un rituel, ou qu’ils en assouplissent fortement et de façon créative les formes, mais dans tous les cas, ils donneront à leurs actions une profondeur de sincérité qui se manifestera comme une grâce naturelle. L’adab est une forme d’amour.
Un complément à cette « technique » (ou « zen ») des relations humaines peut être trouvé dans la manière soufie d’être au monde en général. Le monde « ordinaire » – de la duplicité et de la négativité sociales, des émotions usuraires, de consciences inauthentiques (« mauvaise conscience »), de rudesse, de mauvaise volonté, d’inattention, de réaction aveugle, de faux spectacle, de discours creux, etc. – tout cela n’est plus d’aucun intérêt pour le derviche voyageur. Mais, ceux qui disent que le derviche a abandonné « ce monde » – « la Vaste Terre de Dieu » – sont dans l’erreur.
Le derviche n’est pas un gnostique dualiste qui hait la biosphère (qui comprend certainement l’imagination et les émotions tout autant que la matière elle-même). Les premiers ascètes musulmans se sont sans doute reclus de tout. Lorsque Rabiah, la sainte de Bassora, fut pressée de sortir de sa maison et « d’être témoin des miracles de la création de Dieu », elle répondit, « entrez dans ma maison et voyez-les », c’est-à-dire, venez au cœur de la contemplation de l’unicité qui est au-delà de la pluralité de la réalité. La « contraction » et l’« expansion » sont deux termes soufis décrivant des états spirituels. Rabiah manifestait la Contraction : une forme de mélancolie sacrée qui fut métaphorisée sous le terme de « Caravane d’Hiver », du retour à La Mecque (le centre, le cœur), de l’intériorité et de l’ascèse ou de déni de soi. Elle n’était nullement une dualiste haïssant le monde, ni même une puritaine moralisatrice haïssant la chair. Elle manifestait simplement une certaine forme de grâce.
Le derviche errant, cependant, incarne un état plus typique de l’Islam dans ses énergies les plus exubérantes. Il cherche en réalité l’Expansion, la joie spirituelle basée sur la pure multiplicité de la générosité divine dans la création matérielle (Ibn Arabi avait une « preuve » amusante que ce monde était le meilleur qui soit – car s’il ne l’était pas, Dieu ferait montre de peu de générosité – ce qui est absurde. C.Q.F.D.) Afin d’apprécier les multiples balises de la Vaste Terre comme un dévoilement de cette générosité, le soufi cultive ce que l’on pourrait appeler le regard théophanique – l’ouverture de « l’Œil du Cœur » à l’expérience de certains lieux, d’objets, de personnes, d’événements en tant qu’éclats de la Lumière divine.
Le derviche voyage, si l’on peut dire, à la fois et simultanément dans le monde matériel et dans le « Monde de l’Imagination ». Mais, pour l’œil du cœur, ces mondes s’interpénètrent. On pourrait dire qu’ils se révèlent l’un l’autre ou se « dévoilent » l’un l’autre. En fin de compte, ils sont un – et ce n’est que notre état de transe dans l’inattention, notre conscience mondaine, qui nous empêche d’expérimenter cette « profonde » identité à tout moment. Le but du voyage intentionnel, avec ses « aventures » et son déracinement de l’habitude, est de réveiller le derviche des effets de cette transe de l’ordinaire. Voyager, en d’autres mots, signifie induire un certain état de conscience ou « d’état spirituel » – celui de l’Expansion.
Pour l’errant, chaque personne que l’on rencontre pourrait agir comme un « ange », chaque lieu saint que l’on visite pourrait déverrouiller un rêve initiatique, chaque expérience de la Nature pourrait vibrer de la présence de quelque « esprit du lieu ». En réalité, même le mondain et l’ordinaire peuvent soudainement être vus comme tout aussi sacrés (comme dans le grand voyage haïku du poète japonais zen Basho) – un visage dans la foule dans une gare de train, des corbeaux sur les lignes téléphoniques, le reflet du soleil dans une flaque d’eau…
De toute évidence, on n’a pas besoin de voyager pour expérimenter cet état. Mais, le voyage peut être utilisé – c’est-à-dire, qu’un art du voyage peut être acquis – afin de maximiser les chances d’atteindre un tel état. C’est une méditation en mouvement, comme les arts martiaux taoïstes. La Caravane de l’Été est sortie, sortie de La Mecque, pour aller vers les riches contrées marchandes de Syrie et du Yémen. De la même manière, le derviche « sort » (c’est toujours un jour de départ), prend la route, en « vacances perpétuelles » ainsi que l’a exprimé un poète, le cœur ouvert, l’œil attentif, se languissant de significations, une soif de connaissance. On doit rester alerte, car tout peut soudain se dévoiler comme un signe. Cela ressemble à de la « paranoïa » – bien que « métanoïa » soit un meilleur terme – et en fait on trouve des « fous » parmi les derviches, des « attirés », écrasés par les influx divins, perdus dans la Lumière. En Orient, les fous sont souvent admirés comme des saints, car la « maladie mentale » peut parfois apparaître comme le symptôme d’un excès de sainteté plutôt que d’un manque de « raison ». La popularité du chanvre parmi les derviches peut être attribuée à sa capacité à induire une forme d’attention intuitive qui constitue une folie contrôlée – une métanoïa herboriste. Mais, le voyage en lui-même peut intoxiquer le cœur par la beauté de la présence théophanique. C’est une question de pratique – le polissage du joyau – le détachement de la mousse de la pierre qui roule.
Dans l’ancien temps (toujours d’actualité dans certaines régions de l’Asie), l’Islam se concevait lui-même comme un monde à part entière, un vaste monde, un espace de grande latitude dans lequel l’Islam recouvrait l’ensemble de la société et de la nature. Cette latitude apparaissait au niveau social sous la forme de la tolérance. Il y avait assez d’espace libre, même pour des groupes aussi marginaux que les derviches errants fous. Le Soufisme lui-même – ou du moins son aspect austère orthodoxe et « sobre » – occupait une situation centrale dans le discours culturel. « Tout le monde » comprenait le voyage intentionnel par analogie avec le « Salut » – tout le monde comprenait les derviches.
De nos jours cependant, l’Islam se perçoit comme un monde partiel, encerclé par l’incroyance et l’hostilité, et souffrant de ruptures internes de toutes sortes. Depuis le 19e siècle, l’Islam a perdu sa conscience globale et le sens de sa propre étendue et complétude. L’Islam ne peut donc plus trouver facilement une place pour tous les individus et les groupes marginalisés au sein d’un modèle de tolérance et d’ordre social. Les derviches apparaissent maintenant comme une différence intolérable dans la société. Tous les musulmans doivent aujourd’hui être identiques, unis face aux étrangers, et issus du même moule. Bien sûr, les musulmans ont toujours « imité » le Prophète et perçu son image comme la norme – et ceci a agi comme une puissante force unificatrice pour le style et la substance du Dar al-Islam. Mais « de nos jours » les puritains et les réformateurs ont oublié que cette « imitation » n’était pas uniquement dirigée vers un marchand du Moyen-âge de La Mecque nommé Mahomet, mais aussi vers l’insan al-kamil (« l’Homme Parfait » ou « Homme Universel »), un idéal d’intégration plutôt que d’exclusion, un idéal de culture intégrale et non une attitude de pureté en péril, pas de xénophobie déguisée en piété, ni de totalitarisme, ni de réaction.
Le derviche est aujourd’hui persécuté dans la majeure partie du monde islamique. Le puritanisme étreint toujours les aspects les plus atroces du modernisme dans sa croisade pour séparer la Foi des « accrétions médiévales » comme le soufisme. Il est certain que la voie du derviche errant ne peut prospérer dans un monde d’avions et de puits de pétrole, d’hostilités nationalistes/chauvinistes (et donc de frontières impénétrables), et d’un puritanisme qui considère toute différence comme étant une menace. Ce puritanisme a triomphé non seulement en Orient, mais dans nos pays aussi. On le ressent dans ce « temps de discipline » du moderne Capitalisme en-Retard, et dans la poreuse rigidité de l’hyper conformisme consumériste, aussi bien que dans la réaction bigote et la sexe-hystérie de la « droite chrétienne ». Dans tout ça, où pouvons-nous trouver une place pour la vie poétique (et parasite) du Voyage sans But – la vie de Chuang Tzu (qui forgea ce slogan) et de sa progéniture taoïste – la vie de Saint-François et de ses dévots aux pieds nus – la vie de Nur All Shah Isfahani, un poète soufi du 19e siècle qui fut exécuté en Iran pour l’horrible hérésie de dervichisme tortueux ?
Voilà le revers du « problème du tourisme » : le revers de la disparition du « voyage sans but ». Les deux sont sans doute liés, pour que le tourisme soit possible, le dervichisme doit être impossible. En fait, nous pourrions aussi bien nous demander si ce petit essai sur la délicieuse vie des derviches a la moindre pertinence dans notre monde contemporain. Cette connaissance peut-elle nous aider à abattre le tourisme, ne fut-ce que dans notre propre conscience et vie ? Ou bien n’est-il qu’un simple exercice nostalgique de possibilités perdues – une indulgence futile pour le romantisme ?
Et bien, oui et non. Bien sûr, je confesse que je suis un indécrottable romantique de la vie des derviches, au point que pendant une période de ma vie j’ai tourné le dos au monde ordinaire pour suivre cette voie moi-même. Car, bien sûr, cela n’a pas totalement disparu. Décadent certes – mais pas disparu pour toujours. Le peu que je connaisse du voyage je l’ai appris pendant ces quelques années – j’ai une dette envers les « accrétions médiévales » que jamais je ne pourrai payer – et je ne regretterai jamais mon « évasion ». MAIS – je ne considère pas que cette forme du dervichisme soit la réponse au « problème du tourisme ». Cette forme a perdu la majeure partie de son efficacité. Il ne sert à rien d’essayer de la « préserver » (comme une simple conserve ou spécimen de laboratoire) – il n’y a rien d’aussi pathétique qu’une « survie ».
MAIS : sous les charmantes formes extérieures du dervichisme repose une matrice conceptuelle, pour ainsi dire, que nous avons appelé le « voyage intentionnel ». Sur ce point, nous ne devrions pas ressentir une forme quelconque de « nostalgie ». Nous nous sommes demandé si nous désirions ou non un moyen de découvrir l’art du voyage, si nous voulions ou non abattre le « tourisme intérieur », la fausse conscience qui nous sépare de l’expérience des balises du Vaste Monde. La voie des derviches (ou du taoïste, du franciscain, etc.) ne nous intéresse – finalement – que pour autant qu’elle puisse nous offrir une clé – pas LA CLÉ, peut-être, mais… une clé. Et bien sûr – c’est ce qu’elle fait.
Une clé fondamentale du succès du Voyage est bien sûr l’attention. Nous appelons cela « payer attention » en anglais et « prêter attention » en français (en arabe, cependant, on donne attention) suggérant que nous sommes aussi radins de notre attention que nous le sommes de notre argent. De manière générale, il semble que personne ne « paye attention », que tout le monde « amasse » sa conscience – quoi ? Pour les jours de disette ? – et refroidisse le feu de la conscience de peur que tout le fuel disponible soit consumé en un seul holocauste d’une connaissance insupportable.
Ce modèle de conscience semble suspect de « Capitalisme » – comme si en vérité notre attention était une ressource limitée qui une fois dépensée disparaît à jamais. Une usure de la perception apparaît à présent : nous demandons un intérêt pour le paiement de notre attention comme s’il s’agissait d’un prêt plutôt que d’une dépense. Ou bien, comme si notre conscience était menacée d’entropie contre laquelle la meilleure défense était un médiocre état de transe de semi-attention – une avarice des ressources psychiques – un refus de remarquer l’inattendu ou de savourer le miraculeux de l’ordinaire – un manque de générosité.
Mais, que se passerait-il si nous traitions nos perceptions comme des dons plutôt que comme des paiements ? Qu’arriverait-il si nous donnions notre attention au lieu de la payer ? Selon les lois de la réciprocité, le don appelle le don – il n’y a pas de dépense, pas de manque, pas de dette vis-à-vis du Capital, pas de pénurie, pas de punition pour le don de notre attention, et aucune fin aux possibilités de notre attention.
Notre conscience n’est pas une marchandise, ni un accord contractuel entre un ego cartésien et l’abysse du néant, ni une simple fonction de quelque métamachine sous garantie limitée. C’est vrai, finalement nous nous usons et nous nous cassons. En un certain sens, nos réserves d’énergies ont du sens – nous nous « économisons » pour des moments importants, des évasions, des « pics d’expérience ».
Mais, si nous nous représentons comme un porte-monnaie étriqué – si nous barricadons les « portes de la perception » comme des paysans apeurés au premier hurlement de loups – si jamais nous ne « payons attention » – comme reconnaîtrons-nous l’approche et l’arrivée de ces précieux moments, de ces ouvertures ?
Nous avons besoin d’un modèle de cognition qui met en exergue la « magie » de la réciprocité : donner l’attention c’est en recevoir, comme si l’univers par une voie mystérieuse répondait à notre cognition par un influx de grâce facile. Si nous arrivons à nous convaincre que l’attention suit une règle de « synergie » plutôt qu’une loi de réduction, il se pourrait que nous commencions à surmonter en nous-mêmes la banale mondanité de l’inattention quotidienne et à nous ouvrir à des « états plus élevés ».
Dans tous les cas, le fait demeure qu’à moins que nous apprenions à cultiver de tels états, le voyage ne se résumera jamais qu’à un simple tourisme. Et pour ceux d’entre nous qui ne sont pas déjà des adeptes du zen du voyage, cultiver de tels états requiert effectivement une dépense initiale d’énergie. Nous avons des inhibitions à réprimer, des hésitations à conquérir, des habitudes d’introversion ou de pédanterie à casser, des anxiétés à sublimer. Notre conscience de cocooning de troisième zone semble prudente et douillette en comparaison des dangers et des inconforts de la Route et de ses nouveautés éternelles, de ses constantes demandes d’attention. « La peur de la liberté » empoisonne notre inconscient en dépit du fait que notre conscient désire la liberté du voyage. L’art que nous cherchons existe rarement comme talent naturel. Il doit être cultivé – pratiqué – parfait. Nous devons invoquer la volonté pour un voyage intentionnel.
C’est un truisme que se plaindre que la différence disparaît du monde – et c’est tout aussi vrai. Mais il est quelquefois étonnant de découvrir combien résistante et organique la différence peut être. Même en Amérique, le pays des centres commerciaux et de la télévision, les différences régionales non seulement survivent, mais muent et luttent dans les interstices, dans les failles du monolithe, imperceptibles au regard des Médias, de la bourgeoisie locale même. Si le monde entier devenait unidimensionnel, nous devrions alors chercher entre les dimensions.
Je pense au voyage comme fractal par nature. Il prend de l’espace de la carte-texte, en dehors du Consensus officiel comme ces motifs cachés et incrustés qui se nichent dans les infinies bifurcations des équations non linéaires dans le monde étrange des mathématiques du chaos. En vérité, le monde n’a pas encore été totalement cartographié, car les gens et leur vie de tous les jours ont été exclus de la carte, ou traités comme des « statistiques sans visages », ou oubliés. Dans les dimensions fractales de la réalité non officielle, tous les êtres humains – et de nombreux « lieux » – demeurent uniques et différents. « Purs » et « vierges » ? Peut-être pas. Peut-être que personne et nulle part n’ont jamais été réellement purs. La pureté est un feu-follet, et peut-être même une dangereuse forme de totalitarisme. La vie est glorieusement impure. La vie dérive.
Dans les années 50, les situationnistes français développèrent une technique de voyage qu’ils appelèrent « dérive ». Ils étaient dégoûtés d’eux-mêmes pour n’avoir jamais quitté les ornières et les voies habituelles de leurs vies gouvernées par l’habitude ; ils réalisèrent qu’ils n’avaient jamais vu Paris. Ils commencèrent à mener des expéditions déstructurées aléatoires au travers de la ville, randonnant et flânant le jour, buvant la nuit, ouvrant leur petit monde étriqué sur une terra incognita de quartiers, de banlieues, de jardins et d’aventures. Ils devinrent les versions révolutionnaires du fameux flâneur de Baudelaire, des promeneurs paresseux, les sujets déplacés d’un capitalisme urbain. Leur voyage sans but devint une pratique insurrectionnelle.
Et aujourd’hui, quelque chose reste possible – le voyage sans but, la dérive sacrée. Le voyage ne peut se voir confiné au regard permissif (et mortel) du touriste pour qui le monde entier est inerte, un morceau de pittoresque attendant d’être consommé – car toute la question de la permission est une illusion. Nous pouvons émettre nos propres permis de voyager. Nous pouvons nous permettre de participer, d’expérimenter le monde comme une relation vivante et non comme un parc à thèmes. Nous portons en nous les cœurs des voyageurs et nous n’avons besoin d’aucun expert pour définir et limiter nos complexités plus que fractales, pour « interpréter » à notre place, pour nous « guider », pour médier nos expériences, pour nous revendre les images de nos désirs.
La dérive sacrée est née à nouveau. Gardez le secret.
Voyage intentionnel Hakim Bey. Publié par le Musée Lilim – 3 rue St. Jean, 11000 Carcassonne, France. Traduction française par Spartakus FreeMann, avril 2009 e.v.
Illustration : Derviches at Saruhan, Turkey, December 2004. Domaine Public.
Par Hakim Bey
Une autre force sous-jacente à toutes les formes de voyage intentionnel peut être décrite par le mot arabe adab. Ce mot ne signifie rien d’autre que « bonnes manières » mais appliqué au voyage, ces manières sont basées sur les anciennes coutumes des nomades du désert pour qui l’errance et l’hospitalité sont des actes également sacrés. En ce sens, le derviche partage à la fois les privilèges et les responsabilités de l’invité.
L’hospitalité bédouine est une survivance visible de l’économie primordiale du Don – une relation de réciprocité. L’errant doit être accueilli (le derviche doit être nourri) – mais par là l’errant assume le rôle prescrit par les anciennes coutumes – et il doit rendre quelque chose en échange à l’hôte. Pour le Bédouin, cette relation est presque une forme de clientélisme : la fraction du pain et le partage du sel constituent une forme de parenté. La gratitude n’est pas une réponse suffisante à une telle générosité. Le voyageur doit consentir à une adoption temporaire – moins serait une offense vis-à-vis de l’adab.
La société islamique conserve au moins un attachement sentimental à ces règles, et crée ainsi un créneau spécial pour le derviche, celui d’invité à temps plein. Le derviche échange le don de société par celui de la baraka. Lors d’un pèlerinage ordinaire, le voyageur reçoit la baraka du lieu, mais le derviche renverse le flux et ramène la baraka vers son origine. Le soufi peut se penser comme un pèlerin permanent – mais pour les gens ordinaires casaniers du monde terre-à-terre, le soufi est une sorte de préambule au lieu saint.
Aujourd’hui, le tourisme par sa structure même rompt la réciprocité de l’hôte et de l’invité. En français, un « hôte » peut avoir soit des invités soit des parasites. Le touriste est un parasite – car aucune somme d’argent ne peut jamais rétribuer l’hospitalité. Le véritable voyageur est un invité et donc il sert à une fonction très réelle, encore aujourd’hui, dans les sociétés où les idéaux d’hospitalité n’ont pas encore disparu de la « mentalité collective ». Être un hôte, dans de telles sociétés, est un acte méritoire. Par conséquent, être un invité c’est aussi donner du mérite.
Le voyageur moderne qui saisit l’esprit simple de cette relation se verra pardonné de nombreux écarts dans le rituel complexe de l’adab (combien de tasses de café ? Où mettre les pieds ? Comment être divertissant ? Comment montrer sa gratitude ? Etc.) spécifique à une culture donnée. Et si l’on se préoccupe de maîtriser un tant soit peu les formes traditionnelles de l’adab et de les mettre en action avec une sincérité profonde, alors et l’invité et l’hôte y gagneront bien plus que ce qu’ils ont pu mettre dans cette relation et cela est un signe indéniable de la présence du don. Un autre niveau de signification du mot adab renvoie à la culture (puisque la culture peut être perçue comme la somme de tous les comportements et coutumes) ; selon les usages modernes, le Département des Arts et des Lettres d’une université serait intitulé Adabiyyat. Avoir l’adab en ce sens c’est être « poli » (comme cette pierre dont nous avons parlé) – mais cela n’a pas nécessairement à voir avec les « arts raffinés » ou la culture ou le fait d’être un citadin ou « cultivé ». C’est une question de « cœur ».
Adab est quelquefois donné comme une définition en un seul mot pour le shiisme. Mais des manières sans sincérité (ta’arof en perse) et une culture peu sincère sont fuies par le soufi – « Il n’y a pas de ta’arof dans le tassawuf (soufisme) », comme dit le derviche ; « Darvishi » est un synonyme adjectivé d’« informel », la qualité décontractée des gens du Cœur – et pour un adab spontané, pour ainsi dire. Le véritable invité et le véritable hôte ne font jamais d’efforts évidents afin de remplir leurs « devoirs » de réciprocité – il se peut qu’ils suivent scrupuleusement un rituel, ou qu’ils en assouplissent fortement et de façon créative les formes, mais dans tous les cas, ils donneront à leurs actions une profondeur de sincérité qui se manifestera comme une grâce naturelle. L’adab est une forme d’amour.
Un complément à cette « technique » (ou « zen ») des relations humaines peut être trouvé dans la manière soufie d’être au monde en général. Le monde « ordinaire » – de la duplicité et de la négativité sociales, des émotions usuraires, de consciences inauthentiques (« mauvaise conscience »), de rudesse, de mauvaise volonté, d’inattention, de réaction aveugle, de faux spectacle, de discours creux, etc. – tout cela n’est plus d’aucun intérêt pour le derviche voyageur. Mais, ceux qui disent que le derviche a abandonné « ce monde » – « la Vaste Terre de Dieu » – sont dans l’erreur.
Le derviche n’est pas un gnostique dualiste qui hait la biosphère (qui comprend certainement l’imagination et les émotions tout autant que la matière elle-même). Les premiers ascètes musulmans se sont sans doute reclus de tout. Lorsque Rabiah, la sainte de Bassora, fut pressée de sortir de sa maison et « d’être témoin des miracles de la création de Dieu », elle répondit, « entrez dans ma maison et voyez-les », c’est-à-dire, venez au cœur de la contemplation de l’unicité qui est au-delà de la pluralité de la réalité. La « contraction » et l’« expansion » sont deux termes soufis décrivant des états spirituels. Rabiah manifestait la Contraction : une forme de mélancolie sacrée qui fut métaphorisée sous le terme de « Caravane d’Hiver », du retour à La Mecque (le centre, le cœur), de l’intériorité et de l’ascèse ou de déni de soi. Elle n’était nullement une dualiste haïssant le monde, ni même une puritaine moralisatrice haïssant la chair. Elle manifestait simplement une certaine forme de grâce.
Le derviche errant, cependant, incarne un état plus typique de l’Islam dans ses énergies les plus exubérantes. Il cherche en réalité l’Expansion, la joie spirituelle basée sur la pure multiplicité de la générosité divine dans la création matérielle (Ibn Arabi avait une « preuve » amusante que ce monde était le meilleur qui soit – car s’il ne l’était pas, Dieu ferait montre de peu de générosité – ce qui est absurde. C.Q.F.D.) Afin d’apprécier les multiples balises de la Vaste Terre comme un dévoilement de cette générosité, le soufi cultive ce que l’on pourrait appeler le regard théophanique – l’ouverture de « l’Œil du Cœur » à l’expérience de certains lieux, d’objets, de personnes, d’événements en tant qu’éclats de la Lumière divine.
Le derviche voyage, si l’on peut dire, à la fois et simultanément dans le monde matériel et dans le « Monde de l’Imagination ». Mais, pour l’œil du cœur, ces mondes s’interpénètrent. On pourrait dire qu’ils se révèlent l’un l’autre ou se « dévoilent » l’un l’autre. En fin de compte, ils sont un – et ce n’est que notre état de transe dans l’inattention, notre conscience mondaine, qui nous empêche d’expérimenter cette « profonde » identité à tout moment. Le but du voyage intentionnel, avec ses « aventures » et son déracinement de l’habitude, est de réveiller le derviche des effets de cette transe de l’ordinaire. Voyager, en d’autres mots, signifie induire un certain état de conscience ou « d’état spirituel » – celui de l’Expansion.
Pour l’errant, chaque personne que l’on rencontre pourrait agir comme un « ange », chaque lieu saint que l’on visite pourrait déverrouiller un rêve initiatique, chaque expérience de la Nature pourrait vibrer de la présence de quelque « esprit du lieu ». En réalité, même le mondain et l’ordinaire peuvent soudainement être vus comme tout aussi sacrés (comme dans le grand voyage haïku du poète japonais zen Basho) – un visage dans la foule dans une gare de train, des corbeaux sur les lignes téléphoniques, le reflet du soleil dans une flaque d’eau…
De toute évidence, on n’a pas besoin de voyager pour expérimenter cet état. Mais, le voyage peut être utilisé – c’est-à-dire, qu’un art du voyage peut être acquis – afin de maximiser les chances d’atteindre un tel état. C’est une méditation en mouvement, comme les arts martiaux taoïstes. La Caravane de l’Été est sortie, sortie de La Mecque, pour aller vers les riches contrées marchandes de Syrie et du Yémen. De la même manière, le derviche « sort » (c’est toujours un jour de départ), prend la route, en « vacances perpétuelles » ainsi que l’a exprimé un poète, le cœur ouvert, l’œil attentif, se languissant de significations, une soif de connaissance. On doit rester alerte, car tout peut soudain se dévoiler comme un signe. Cela ressemble à de la « paranoïa » – bien que « métanoïa » soit un meilleur terme – et en fait on trouve des « fous » parmi les derviches, des « attirés », écrasés par les influx divins, perdus dans la Lumière. En Orient, les fous sont souvent admirés comme des saints, car la « maladie mentale » peut parfois apparaître comme le symptôme d’un excès de sainteté plutôt que d’un manque de « raison ». La popularité du chanvre parmi les derviches peut être attribuée à sa capacité à induire une forme d’attention intuitive qui constitue une folie contrôlée – une métanoïa herboriste. Mais, le voyage en lui-même peut intoxiquer le cœur par la beauté de la présence théophanique. C’est une question de pratique – le polissage du joyau – le détachement de la mousse de la pierre qui roule.
Dans l’ancien temps (toujours d’actualité dans certaines régions de l’Asie), l’Islam se concevait lui-même comme un monde à part entière, un vaste monde, un espace de grande latitude dans lequel l’Islam recouvrait l’ensemble de la société et de la nature. Cette latitude apparaissait au niveau social sous la forme de la tolérance. Il y avait assez d’espace libre, même pour des groupes aussi marginaux que les derviches errants fous. Le Soufisme lui-même – ou du moins son aspect austère orthodoxe et « sobre » – occupait une situation centrale dans le discours culturel. « Tout le monde » comprenait le voyage intentionnel par analogie avec le « Salut » – tout le monde comprenait les derviches.
De nos jours cependant, l’Islam se perçoit comme un monde partiel, encerclé par l’incroyance et l’hostilité, et souffrant de ruptures internes de toutes sortes. Depuis le 19e siècle, l’Islam a perdu sa conscience globale et le sens de sa propre étendue et complétude. L’Islam ne peut donc plus trouver facilement une place pour tous les individus et les groupes marginalisés au sein d’un modèle de tolérance et d’ordre social. Les derviches apparaissent maintenant comme une différence intolérable dans la société. Tous les musulmans doivent aujourd’hui être identiques, unis face aux étrangers, et issus du même moule. Bien sûr, les musulmans ont toujours « imité » le Prophète et perçu son image comme la norme – et ceci a agi comme une puissante force unificatrice pour le style et la substance du Dar al-Islam. Mais « de nos jours » les puritains et les réformateurs ont oublié que cette « imitation » n’était pas uniquement dirigée vers un marchand du Moyen-âge de La Mecque nommé Mahomet, mais aussi vers l’insan al-kamil (« l’Homme Parfait » ou « Homme Universel »), un idéal d’intégration plutôt que d’exclusion, un idéal de culture intégrale et non une attitude de pureté en péril, pas de xénophobie déguisée en piété, ni de totalitarisme, ni de réaction.
Le derviche est aujourd’hui persécuté dans la majeure partie du monde islamique. Le puritanisme étreint toujours les aspects les plus atroces du modernisme dans sa croisade pour séparer la Foi des « accrétions médiévales » comme le soufisme. Il est certain que la voie du derviche errant ne peut prospérer dans un monde d’avions et de puits de pétrole, d’hostilités nationalistes/chauvinistes (et donc de frontières impénétrables), et d’un puritanisme qui considère toute différence comme étant une menace. Ce puritanisme a triomphé non seulement en Orient, mais dans nos pays aussi. On le ressent dans ce « temps de discipline » du moderne Capitalisme en-Retard, et dans la poreuse rigidité de l’hyper conformisme consumériste, aussi bien que dans la réaction bigote et la sexe-hystérie de la « droite chrétienne ». Dans tout ça, où pouvons-nous trouver une place pour la vie poétique (et parasite) du Voyage sans But – la vie de Chuang Tzu (qui forgea ce slogan) et de sa progéniture taoïste – la vie de Saint-François et de ses dévots aux pieds nus – la vie de Nur All Shah Isfahani, un poète soufi du 19e siècle qui fut exécuté en Iran pour l’horrible hérésie de dervichisme tortueux ?
Voilà le revers du « problème du tourisme » : le revers de la disparition du « voyage sans but ». Les deux sont sans doute liés, pour que le tourisme soit possible, le dervichisme doit être impossible. En fait, nous pourrions aussi bien nous demander si ce petit essai sur la délicieuse vie des derviches a la moindre pertinence dans notre monde contemporain. Cette connaissance peut-elle nous aider à abattre le tourisme, ne fut-ce que dans notre propre conscience et vie ? Ou bien n’est-il qu’un simple exercice nostalgique de possibilités perdues – une indulgence futile pour le romantisme ?
Et bien, oui et non. Bien sûr, je confesse que je suis un indécrottable romantique de la vie des derviches, au point que pendant une période de ma vie j’ai tourné le dos au monde ordinaire pour suivre cette voie moi-même. Car, bien sûr, cela n’a pas totalement disparu. Décadent certes – mais pas disparu pour toujours. Le peu que je connaisse du voyage je l’ai appris pendant ces quelques années – j’ai une dette envers les « accrétions médiévales » que jamais je ne pourrai payer – et je ne regretterai jamais mon « évasion ». MAIS – je ne considère pas que cette forme du dervichisme soit la réponse au « problème du tourisme ». Cette forme a perdu la majeure partie de son efficacité. Il ne sert à rien d’essayer de la « préserver » (comme une simple conserve ou spécimen de laboratoire) – il n’y a rien d’aussi pathétique qu’une « survie ».
MAIS : sous les charmantes formes extérieures du dervichisme repose une matrice conceptuelle, pour ainsi dire, que nous avons appelé le « voyage intentionnel ». Sur ce point, nous ne devrions pas ressentir une forme quelconque de « nostalgie ». Nous nous sommes demandé si nous désirions ou non un moyen de découvrir l’art du voyage, si nous voulions ou non abattre le « tourisme intérieur », la fausse conscience qui nous sépare de l’expérience des balises du Vaste Monde. La voie des derviches (ou du taoïste, du franciscain, etc.) ne nous intéresse – finalement – que pour autant qu’elle puisse nous offrir une clé – pas LA CLÉ, peut-être, mais… une clé. Et bien sûr – c’est ce qu’elle fait.
Une clé fondamentale du succès du Voyage est bien sûr l’attention. Nous appelons cela « payer attention » en anglais et « prêter attention » en français (en arabe, cependant, on donne attention) suggérant que nous sommes aussi radins de notre attention que nous le sommes de notre argent. De manière générale, il semble que personne ne « paye attention », que tout le monde « amasse » sa conscience – quoi ? Pour les jours de disette ? – et refroidisse le feu de la conscience de peur que tout le fuel disponible soit consumé en un seul holocauste d’une connaissance insupportable.
Ce modèle de conscience semble suspect de « Capitalisme » – comme si en vérité notre attention était une ressource limitée qui une fois dépensée disparaît à jamais. Une usure de la perception apparaît à présent : nous demandons un intérêt pour le paiement de notre attention comme s’il s’agissait d’un prêt plutôt que d’une dépense. Ou bien, comme si notre conscience était menacée d’entropie contre laquelle la meilleure défense était un médiocre état de transe de semi-attention – une avarice des ressources psychiques – un refus de remarquer l’inattendu ou de savourer le miraculeux de l’ordinaire – un manque de générosité.
Mais, que se passerait-il si nous traitions nos perceptions comme des dons plutôt que comme des paiements ? Qu’arriverait-il si nous donnions notre attention au lieu de la payer ? Selon les lois de la réciprocité, le don appelle le don – il n’y a pas de dépense, pas de manque, pas de dette vis-à-vis du Capital, pas de pénurie, pas de punition pour le don de notre attention, et aucune fin aux possibilités de notre attention.
Notre conscience n’est pas une marchandise, ni un accord contractuel entre un ego cartésien et l’abysse du néant, ni une simple fonction de quelque métamachine sous garantie limitée. C’est vrai, finalement nous nous usons et nous nous cassons. En un certain sens, nos réserves d’énergies ont du sens – nous nous « économisons » pour des moments importants, des évasions, des « pics d’expérience ».
Mais, si nous nous représentons comme un porte-monnaie étriqué – si nous barricadons les « portes de la perception » comme des paysans apeurés au premier hurlement de loups – si jamais nous ne « payons attention » – comme reconnaîtrons-nous l’approche et l’arrivée de ces précieux moments, de ces ouvertures ?
Nous avons besoin d’un modèle de cognition qui met en exergue la « magie » de la réciprocité : donner l’attention c’est en recevoir, comme si l’univers par une voie mystérieuse répondait à notre cognition par un influx de grâce facile. Si nous arrivons à nous convaincre que l’attention suit une règle de « synergie » plutôt qu’une loi de réduction, il se pourrait que nous commencions à surmonter en nous-mêmes la banale mondanité de l’inattention quotidienne et à nous ouvrir à des « états plus élevés ».
Dans tous les cas, le fait demeure qu’à moins que nous apprenions à cultiver de tels états, le voyage ne se résumera jamais qu’à un simple tourisme. Et pour ceux d’entre nous qui ne sont pas déjà des adeptes du zen du voyage, cultiver de tels états requiert effectivement une dépense initiale d’énergie. Nous avons des inhibitions à réprimer, des hésitations à conquérir, des habitudes d’introversion ou de pédanterie à casser, des anxiétés à sublimer. Notre conscience de cocooning de troisième zone semble prudente et douillette en comparaison des dangers et des inconforts de la Route et de ses nouveautés éternelles, de ses constantes demandes d’attention. « La peur de la liberté » empoisonne notre inconscient en dépit du fait que notre conscient désire la liberté du voyage. L’art que nous cherchons existe rarement comme talent naturel. Il doit être cultivé – pratiqué – parfait. Nous devons invoquer la volonté pour un voyage intentionnel.
C’est un truisme que se plaindre que la différence disparaît du monde – et c’est tout aussi vrai. Mais il est quelquefois étonnant de découvrir combien résistante et organique la différence peut être. Même en Amérique, le pays des centres commerciaux et de la télévision, les différences régionales non seulement survivent, mais muent et luttent dans les interstices, dans les failles du monolithe, imperceptibles au regard des Médias, de la bourgeoisie locale même. Si le monde entier devenait unidimensionnel, nous devrions alors chercher entre les dimensions.
Je pense au voyage comme fractal par nature. Il prend de l’espace de la carte-texte, en dehors du Consensus officiel comme ces motifs cachés et incrustés qui se nichent dans les infinies bifurcations des équations non linéaires dans le monde étrange des mathématiques du chaos. En vérité, le monde n’a pas encore été totalement cartographié, car les gens et leur vie de tous les jours ont été exclus de la carte, ou traités comme des « statistiques sans visages », ou oubliés. Dans les dimensions fractales de la réalité non officielle, tous les êtres humains – et de nombreux « lieux » – demeurent uniques et différents. « Purs » et « vierges » ? Peut-être pas. Peut-être que personne et nulle part n’ont jamais été réellement purs. La pureté est un feu-follet, et peut-être même une dangereuse forme de totalitarisme. La vie est glorieusement impure. La vie dérive.
Dans les années 50, les situationnistes français développèrent une technique de voyage qu’ils appelèrent « dérive ». Ils étaient dégoûtés d’eux-mêmes pour n’avoir jamais quitté les ornières et les voies habituelles de leurs vies gouvernées par l’habitude ; ils réalisèrent qu’ils n’avaient jamais vu Paris. Ils commencèrent à mener des expéditions déstructurées aléatoires au travers de la ville, randonnant et flânant le jour, buvant la nuit, ouvrant leur petit monde étriqué sur une terra incognita de quartiers, de banlieues, de jardins et d’aventures. Ils devinrent les versions révolutionnaires du fameux flâneur de Baudelaire, des promeneurs paresseux, les sujets déplacés d’un capitalisme urbain. Leur voyage sans but devint une pratique insurrectionnelle.
Et aujourd’hui, quelque chose reste possible – le voyage sans but, la dérive sacrée. Le voyage ne peut se voir confiné au regard permissif (et mortel) du touriste pour qui le monde entier est inerte, un morceau de pittoresque attendant d’être consommé – car toute la question de la permission est une illusion. Nous pouvons émettre nos propres permis de voyager. Nous pouvons nous permettre de participer, d’expérimenter le monde comme une relation vivante et non comme un parc à thèmes. Nous portons en nous les cœurs des voyageurs et nous n’avons besoin d’aucun expert pour définir et limiter nos complexités plus que fractales, pour « interpréter » à notre place, pour nous « guider », pour médier nos expériences, pour nous revendre les images de nos désirs.
La dérive sacrée est née à nouveau. Gardez le secret.