La théorie de la conspiration est-elle une illusion de la Droite qui a infecté la Gauche ? Les théoriciens gauchistes de la conspiration font parfois une utilisation acritique des textes des théoriciens droitistes de la conspiration – creusant dans le Lobby de la Liberté à la recherche des commanditaires de l’Assassinat de JFK, reprenant les notions de Birchist sur l’internationalisme libéral des CFR, Bilderberg & Rockefeller, etc.
Puisque l’antisémitisme peut se retrouver aussi bien dans la Gauche que dans la Droite, les échos des Protocoles peuvent être entendus de chacune de ces directions. Même certains anarchistes sont attirés par le « révisionnisme historique ». L’anticapitalisme ou le populisme économique de la Droite a sa contrepartie à Gauche dans le « fascisme rouge » qui vint à la surface de l’histoire lors du pacte Hitler-Staline et qui revint nous hanter dans l’étrange « troisième voie » européenne, un amalgame de l’extrémisme de Droite & de Gauche, un phénomène qui émerge aux States en un nihilisme libertin & dans le « satanisme » de groupes anarcho-fascistes comme l’Amok Press & Radio Werewolf – & la théorie de la conspiration joue un énorme rôle dans toutes ces idéologies.
Si la théorie de la conspiration est essentiellement de droite, elle ne peut l’être que par le fait qu’elle pose une vision de l’histoire comme l’œuvre d’individus plutôt que de groupes. Selon cet argument, une théorie du type de Mae Brussel (elle croyait que les nazis avaient pénétré la CIA & le gouvernement américain) peut apparaître gauchiste mais, en fait, elle offre de la substance pour une authentique analyse dialectique, puisqu’elle ignore l’économie & la lutte des classes en tant que forces causales, &, à sa place, elle dépeint les événements comme des machinations d’individus « cachés ». Même la Gauche antiautoritaire peut parfois adopter cette basse opinion de la théorie de la conspiration, en dépit du fait qu’elle n’est pas liée par des croyances dogmatiques en un déterminisme économique. Seuls les anarchistes sont d’accord sur le fait que croire en une théorie de la conspiration c’est croire que des élites peuvent influencer l’histoire. L’Anarchisme pose que les élites sont simplement portées par le flot de l’histoire & que leur croyance en leur propre pouvoir est une pure illusion. Si l’on pense autrement, arguent ces anarchistes, alors Marx & Lénine ont raison, & l’avant-gardisme est la meilleure stratégie pour le « mouvement social » (l’existence de l’avant-gardisme prouve que la Gauche – ou du moins la Gauche la moins autoritaire – n’a pas été simplement influencée par la théorie de la conspiration : l’avant-gardisme est la conspiration !). Les léninistes disent que l’État est une conspiration, de Droite ou de Gauche, à vous de faire votre choix. Les anarchistes soutiennent que l’État n’a pas de pouvoir dans l’absolu, mais qu’il ne fait qu’usurper le pouvoir qui, par essence, « appartient » à chaque individu, ou à la société globalement. L’aspect apparemment conspirationniste de l’État n’est par conséquent qu’une simple masturbation idéologique de la part de politiciens, d’espions, de banquiers & autres merdes, servant aveuglément les intérêts de leur classe. La théorie de la conspiration n’a donc d’intérêt que comme forme de sociologie de la culture, une chasse aux fantaisies fantasques de certains groupes – mais la conspiration en elle-même n’a aucun statut ontologique.
Voici une théorie intéressante avec un grand mérite, tout particulièrement comme outil critique. Cependant, en tant qu’idéologie, elle souffre des mêmes tares que les autres idéologies. Elle construit une Idée absolue, explique ensuite la réalité en des termes d’absolu. La Droite autoritaire & la Gauche partagent la même vision du statut ontologique des élites ou avant-gardes de l’histoire ; la réponse anti-autoritaire est de changer le poids ontologique-historique des individus ou groupes ; mais aucune des théories ne s’inquiète de questionner le statut ontologique de l’Histoire, ou de l’ontologie elle-même.
Afin soit de confirmer ou d’infirmer la théorie de la conspiration de manière catégorique, on doit croire en l’Histoire. Mais depuis le 19e siècle, l’Histoire s’est fragmentée en des dizaines de branches conceptuelles – l’ethnohistoire, la psycho-histoire, l’histoire des choses & des idées & des mentalités, la cliométrie, la microhistoire ne sont pas des idéologies concurrentes de l’Histoire, mais simplement une multiplicité d’histoires. La notion selon laquelle l’Histoire est faite par les « grands hommes », ou que l’Histoire est le résultat d’une lutte aveugle entre des intérêts économiques ou que l’Histoire « EST » quelque chose de spécifique, ne peut véritablement survivre à cette fragmentation en une infinité d’historiettes. L’approche productive d’une chose aussi complexe n’est pas ontologique mais épistémologique : c’est-à-dire, nous ne nous demandons pas ce qu’est l’Histoire, mais plutôt ce que nous connaissons & comment nous connaissons de & à partir des nombreuses histoires, ratures, apparitions & disparitions, palimpsestes & fragments des discours multiples & des multiples histoires des complexités inextricablement mêlées de l’humain en devenir.
Ainsi, nous pouvons poser (en tant qu’exercice épistémologique) cette idée que bien que les êtres humains sont portés ou mus par des intérêts de classes, des forces économiques, etc., nous pouvons aussi accepter la possibilité d’un mécanisme de feedback par lequel les idéologies & actions des individus & des groupes peuvent modifier les « forces » qui les produisent.
En fait, il me semble qu’en tant qu’anarchistes nous devons adopter une telle vision des choses, ou bien accepter que notre agitation, notre éducation, notre propagande, nos formes d’organisation, nos soulèvements, etc. soient essentiellement futiles, & que seule « l’évolution » puisse ou pourra apporter un changement significatif dans la constitution de la société & de la vie. Cela peut ou non être vrai dans le long chemin de l’humanité en devenir, mais cela n’est manifestement pas vrai au niveau de l’expérience individuelle de la vie de tous les jours. Ici, un dur existentialisme prévaut, tel que nous devons agir comme si nos actions pouvaient être efficaces, ou bien souffrir en nous-mêmes une pauvreté du devenir. Sans la volonté de l’auto-expression dans l’action, nous sommes réduits au néant. Cela est inacceptable. Par conséquent, même si on peut prouver que toute action est illusion (& je ne crois pas qu’une telle preuve existe), nous ferions encore face au problème du désir. Paradoxalement, nous sommes forcés d’agir comme si nous choisissions librement d’agir, & comme si l’action pouvait amener le changement.
Sur cette base, il semble possible de construire une conception non autoritaire de la théorie de la conspiration qui ne la nie ni ne l’élève au statut d’idéologie. En son sens littéral de « respirer ensemble », la conspiration peut même être comprise comme un principe naturel de l’organisation anarchiste. Face à face, sans contrôle médiateur, ensemble nous construisons notre réalité sociale pour nous-mêmes. Si nous devons le faire dans la clandestinité, afin d’éviter les mécanismes de la médiation & du contrôle, alors nous devrons perpétrer cette forme de conspiration. Mais plus : nous pouvons également voir que les autres groupes peuvent s’organiser clandestinement afin, non d’éviter le contrôle, mais d’essayer de l’imposer.
Il est sans importance de prétendre que de tels essais sont toujours futiles, car même s’ils échouent à influencer l’Histoire (quoique celle-ci soit), ils peuvent certainement la rencontrer & avoir un impact sur nos vies de tous les jours. Pour prendre un exemple, quiconque nie la réalité de la conspiration doit faire face à une tâche difficile qui est de tenter d’expliquer les activités de certains éléments au sein des services de renseignements & du Parti Républicain aux States ces dernières décennies. On se fout de l’assassinat de Kennedy, ce spectaculaire non-événement ; on oublie les restes du Gehlen Org [groupe fasciste] qui hantent Dallas ; mais comment peut-on discuter des plombiers de Nixon, de l’Iran, des Contras, de la crise du S&L, des guerres d’opérettes contre la Libye, les Grenades, le Panama & l’Iraq, sans avoir un recours quelconque au concept de la conspiration ? Et même si nous croyons que les conspirateurs agissent comme agents de forces occultes, etc., etc., pouvons-nous nier que leurs actions ont produit en réalité des ramifications au niveau de notre vie de tous les jours ? Les Républicains ont lancé une « Guerre ouverte contre la Drogue », par exemple, alors qu’ils utilisent secrètement l’argent de la cocaïne afin de financer les révoltes de la droite en Amérique latine. Connaissez-vous quelqu’un qui soit mort au Nicaragua ? Connaissez-vous une personne qui fut impliquée dans la guerre hypocrite contre la marijuana ? Connaissez-vous une personne qui est tombée dans la misère de l’addiction au crack ? (Sans mentionner le trafic de cocaïne de la CIA en Asie du Sud Est & en Afghanistan).
Comme Carl Oglesby le souligne, la théorie sophistiquée de la conspiration ne pose pas de cabale simpliste, toute-puissante à charge de l’histoire. Cela ne serait qu’une forme de paranoïa stupide, de Gauche ou de Droite. Les conspirations naissent & meurent, s’élèvent & tombent, migrent d’un groupe à l’autre, se concurrencent, entrent en collusion, implosent, explosent, échouent, réussissent, forgent, oublient, disparaissent… Les conspirations sont les symptômes des grandes « forces occultes » (& donc, sont tout aussi utiles que les métaphores), mais elles nourrissent, à leur tour ces forces & parfois aussi les affectent, ou agissent sur elles ou les infectent. Les conspirations, en effet, ne sont pas la manière dont l’histoire se fait, mais ne sont en fait que des parties de voies diverses & variées par lesquelles nos histoires multiples sont construites. La théorie de la conspiration ne peut expliquer tout, mais elle peut expliquer quelque chose. Si elle n’a aucun statut ontologique, néanmoins elle a son utilisation épistémologique.
Voici une hypothèse :
L’histoire (avec un petit « h ») est une forme de chaos. Au sein de l’histoire sont inclus d’autres chaos, si l’on peut utiliser un tel terme. Le capitalisme démocratique est un tel chaos, au sein duquel le pouvoir & le contrôle sont devenus très subtils, presque alchimiques, durs à localiser, peut-être impossibles à définir. Les écrits de Debord, Foucault & Baudrillard ont abordé la possibilité que le pouvoir lui-même est vide, « a disparu », & a été remplacé par de la simple violence du spectacle. Mais, si l’histoire est un chaos, le spectacle ne peut être perçu que comme un « étrange attracteur » plutôt que comme une sorte de force causale. L’idée de la « force » appartient à la physique classique & n’a qu’un rôle mineur à jouer au sein de la théorie du chaos. Et si le capitalisme est un chaos & le spectacle un étrange attracteur, alors la métaphore peut être étendue – nous pouvons dire que les conspirations républicaines sont, comme le dessein, générées par l’étrange attracteur. Les conspirations ne sont pas causales – mais, alors, rien n’est réellement « causal » dans le sens classique du terme.
La seule manière dont nous pouvons, pour ainsi dire, voir dans le chaos ce qu’est l’histoire est de regarder au travers de la lentille fournie par les conspirations. Nous pouvons ou non croire que les conspirations ne sont que de simples simulations du pouvoir, de simples symptômes du spectacle – mais nous ne pouvons les rejeter comme étant vides de toute signification.
Plutôt que de parler de la théorie de la conspiration, nous pourrions plutôt essayer de construire une poétique de la conspiration. Une conspiration serait traitée comme une construction esthétique ou une construction-langage, & pourrait être analysée comme un texte. Robert Anton Wilson a fait cela avec sa vaste & badine fantaisie « Illuminati ». Nous pouvons également utiliser la théorie de la conspiration comme une arme de l’agit-prop. Les conspirations du « pouvoir » font utilisation de la désinformation ; le moins que nous puissions faire en réplique est de la pister jusqu’à sa source. En vérité, nous devrions éviter la mystique de la théorie de la conspiration, la fantaisie de la conspiration est toute-puissante. Les conspirations peuvent être soufflées. Elles peuvent même être défaites. Mais, je crains qu’elles ne puissent simplement être ignorées. Le refus d’admettre toute validité à la théorie de la conspiration est en lui-même une forme de croyance aveuglement-illusion spectaculaire dans le monde libéral & rationnel dans lequel nous avons tous les « droits », dans lequel le « système fonctionne », dans lequel « les valeurs démocratiques prévaudront dans le long terme » car la Nature l’a ainsi décrété.
L’Histoire est un grand embrouillamini. Il se peut que les conspirations ne marchent pas. Mais nous devons agir comme si elles marchaient. En fait, le mouvement non autoritaire non seulement a besoin de sa propre théorie de la conspiration, mais il a besoin de ses propres conspirations. Qu’elles « marchent » ou non. Soit nous respirons tous ensemble soit nous suffoquons chacun dans notre coin. « Ils » conspirent, n’en doutez jamais, ces sinistres clowns. Non seulement devons-nous nous armer nous-mêmes avec la théorie de la conspiration, mais nous devons aussi avoir nos propres conspirations – nos TAZ – nos commandos de guérillas ontologiques – nos Terroristes poétiques – nos cabales du chaos – nos sociétés secrètes. Proudhon l’a dit ainsi, Bakounine aussi, Malatesta aussi. C’est la tradition anarchiste.
Le Statut Ontologique de la Théorie de la Conspiration, Hakim Bey. Titre original « The Ontological Status of Conspiracy Theory ». Traduction française par Spartakus FreeMann, Nadir de Libertalia, avril 2005 e.v.
Illustration : Statue de George Washington, par Horatio Greenough & image de Baphomet extraite de Dogme et Rituel de la Haute Magie, Eliphas Levi, 1854.
Extrait de Anarchisme Ontologique, Spartakus FreeMann, 2008. Pour vous procurer ce livre en format papier ou en .pdf, cliquez ICI.
Par Hakim Bey
La théorie de la conspiration est-elle une illusion de la Droite qui a infecté la Gauche ? Les théoriciens gauchistes de la conspiration font parfois une utilisation acritique des textes des théoriciens droitistes de la conspiration – creusant dans le Lobby de la Liberté à la recherche des commanditaires de l’Assassinat de JFK, reprenant les notions de Birchist sur l’internationalisme libéral des CFR, Bilderberg & Rockefeller, etc.
Puisque l’antisémitisme peut se retrouver aussi bien dans la Gauche que dans la Droite, les échos des Protocoles peuvent être entendus de chacune de ces directions. Même certains anarchistes sont attirés par le « révisionnisme historique ». L’anticapitalisme ou le populisme économique de la Droite a sa contrepartie à Gauche dans le « fascisme rouge » qui vint à la surface de l’histoire lors du pacte Hitler-Staline et qui revint nous hanter dans l’étrange « troisième voie » européenne, un amalgame de l’extrémisme de Droite & de Gauche, un phénomène qui émerge aux States en un nihilisme libertin & dans le « satanisme » de groupes anarcho-fascistes comme l’Amok Press & Radio Werewolf – & la théorie de la conspiration joue un énorme rôle dans toutes ces idéologies.
Si la théorie de la conspiration est essentiellement de droite, elle ne peut l’être que par le fait qu’elle pose une vision de l’histoire comme l’œuvre d’individus plutôt que de groupes. Selon cet argument, une théorie du type de Mae Brussel (elle croyait que les nazis avaient pénétré la CIA & le gouvernement américain) peut apparaître gauchiste mais, en fait, elle offre de la substance pour une authentique analyse dialectique, puisqu’elle ignore l’économie & la lutte des classes en tant que forces causales, &, à sa place, elle dépeint les événements comme des machinations d’individus « cachés ». Même la Gauche antiautoritaire peut parfois adopter cette basse opinion de la théorie de la conspiration, en dépit du fait qu’elle n’est pas liée par des croyances dogmatiques en un déterminisme économique. Seuls les anarchistes sont d’accord sur le fait que croire en une théorie de la conspiration c’est croire que des élites peuvent influencer l’histoire. L’Anarchisme pose que les élites sont simplement portées par le flot de l’histoire & que leur croyance en leur propre pouvoir est une pure illusion. Si l’on pense autrement, arguent ces anarchistes, alors Marx & Lénine ont raison, & l’avant-gardisme est la meilleure stratégie pour le « mouvement social » (l’existence de l’avant-gardisme prouve que la Gauche – ou du moins la Gauche la moins autoritaire – n’a pas été simplement influencée par la théorie de la conspiration : l’avant-gardisme est la conspiration !). Les léninistes disent que l’État est une conspiration, de Droite ou de Gauche, à vous de faire votre choix. Les anarchistes soutiennent que l’État n’a pas de pouvoir dans l’absolu, mais qu’il ne fait qu’usurper le pouvoir qui, par essence, « appartient » à chaque individu, ou à la société globalement. L’aspect apparemment conspirationniste de l’État n’est par conséquent qu’une simple masturbation idéologique de la part de politiciens, d’espions, de banquiers & autres merdes, servant aveuglément les intérêts de leur classe. La théorie de la conspiration n’a donc d’intérêt que comme forme de sociologie de la culture, une chasse aux fantaisies fantasques de certains groupes – mais la conspiration en elle-même n’a aucun statut ontologique.
Voici une théorie intéressante avec un grand mérite, tout particulièrement comme outil critique. Cependant, en tant qu’idéologie, elle souffre des mêmes tares que les autres idéologies. Elle construit une Idée absolue, explique ensuite la réalité en des termes d’absolu. La Droite autoritaire & la Gauche partagent la même vision du statut ontologique des élites ou avant-gardes de l’histoire ; la réponse anti-autoritaire est de changer le poids ontologique-historique des individus ou groupes ; mais aucune des théories ne s’inquiète de questionner le statut ontologique de l’Histoire, ou de l’ontologie elle-même.
Afin soit de confirmer ou d’infirmer la théorie de la conspiration de manière catégorique, on doit croire en l’Histoire. Mais depuis le 19e siècle, l’Histoire s’est fragmentée en des dizaines de branches conceptuelles – l’ethnohistoire, la psycho-histoire, l’histoire des choses & des idées & des mentalités, la cliométrie, la microhistoire ne sont pas des idéologies concurrentes de l’Histoire, mais simplement une multiplicité d’histoires. La notion selon laquelle l’Histoire est faite par les « grands hommes », ou que l’Histoire est le résultat d’une lutte aveugle entre des intérêts économiques ou que l’Histoire « EST » quelque chose de spécifique, ne peut véritablement survivre à cette fragmentation en une infinité d’historiettes. L’approche productive d’une chose aussi complexe n’est pas ontologique mais épistémologique : c’est-à-dire, nous ne nous demandons pas ce qu’est l’Histoire, mais plutôt ce que nous connaissons & comment nous connaissons de & à partir des nombreuses histoires, ratures, apparitions & disparitions, palimpsestes & fragments des discours multiples & des multiples histoires des complexités inextricablement mêlées de l’humain en devenir.
Ainsi, nous pouvons poser (en tant qu’exercice épistémologique) cette idée que bien que les êtres humains sont portés ou mus par des intérêts de classes, des forces économiques, etc., nous pouvons aussi accepter la possibilité d’un mécanisme de feedback par lequel les idéologies & actions des individus & des groupes peuvent modifier les « forces » qui les produisent.
En fait, il me semble qu’en tant qu’anarchistes nous devons adopter une telle vision des choses, ou bien accepter que notre agitation, notre éducation, notre propagande, nos formes d’organisation, nos soulèvements, etc. soient essentiellement futiles, & que seule « l’évolution » puisse ou pourra apporter un changement significatif dans la constitution de la société & de la vie. Cela peut ou non être vrai dans le long chemin de l’humanité en devenir, mais cela n’est manifestement pas vrai au niveau de l’expérience individuelle de la vie de tous les jours. Ici, un dur existentialisme prévaut, tel que nous devons agir comme si nos actions pouvaient être efficaces, ou bien souffrir en nous-mêmes une pauvreté du devenir. Sans la volonté de l’auto-expression dans l’action, nous sommes réduits au néant. Cela est inacceptable. Par conséquent, même si on peut prouver que toute action est illusion (& je ne crois pas qu’une telle preuve existe), nous ferions encore face au problème du désir. Paradoxalement, nous sommes forcés d’agir comme si nous choisissions librement d’agir, & comme si l’action pouvait amener le changement.
Sur cette base, il semble possible de construire une conception non autoritaire de la théorie de la conspiration qui ne la nie ni ne l’élève au statut d’idéologie. En son sens littéral de « respirer ensemble », la conspiration peut même être comprise comme un principe naturel de l’organisation anarchiste. Face à face, sans contrôle médiateur, ensemble nous construisons notre réalité sociale pour nous-mêmes. Si nous devons le faire dans la clandestinité, afin d’éviter les mécanismes de la médiation & du contrôle, alors nous devrons perpétrer cette forme de conspiration. Mais plus : nous pouvons également voir que les autres groupes peuvent s’organiser clandestinement afin, non d’éviter le contrôle, mais d’essayer de l’imposer.
Il est sans importance de prétendre que de tels essais sont toujours futiles, car même s’ils échouent à influencer l’Histoire (quoique celle-ci soit), ils peuvent certainement la rencontrer & avoir un impact sur nos vies de tous les jours. Pour prendre un exemple, quiconque nie la réalité de la conspiration doit faire face à une tâche difficile qui est de tenter d’expliquer les activités de certains éléments au sein des services de renseignements & du Parti Républicain aux States ces dernières décennies. On se fout de l’assassinat de Kennedy, ce spectaculaire non-événement ; on oublie les restes du Gehlen Org [groupe fasciste] qui hantent Dallas ; mais comment peut-on discuter des plombiers de Nixon, de l’Iran, des Contras, de la crise du S&L, des guerres d’opérettes contre la Libye, les Grenades, le Panama & l’Iraq, sans avoir un recours quelconque au concept de la conspiration ? Et même si nous croyons que les conspirateurs agissent comme agents de forces occultes, etc., etc., pouvons-nous nier que leurs actions ont produit en réalité des ramifications au niveau de notre vie de tous les jours ? Les Républicains ont lancé une « Guerre ouverte contre la Drogue », par exemple, alors qu’ils utilisent secrètement l’argent de la cocaïne afin de financer les révoltes de la droite en Amérique latine. Connaissez-vous quelqu’un qui soit mort au Nicaragua ? Connaissez-vous une personne qui fut impliquée dans la guerre hypocrite contre la marijuana ? Connaissez-vous une personne qui est tombée dans la misère de l’addiction au crack ? (Sans mentionner le trafic de cocaïne de la CIA en Asie du Sud Est & en Afghanistan).
Comme Carl Oglesby le souligne, la théorie sophistiquée de la conspiration ne pose pas de cabale simpliste, toute-puissante à charge de l’histoire. Cela ne serait qu’une forme de paranoïa stupide, de Gauche ou de Droite. Les conspirations naissent & meurent, s’élèvent & tombent, migrent d’un groupe à l’autre, se concurrencent, entrent en collusion, implosent, explosent, échouent, réussissent, forgent, oublient, disparaissent… Les conspirations sont les symptômes des grandes « forces occultes » (& donc, sont tout aussi utiles que les métaphores), mais elles nourrissent, à leur tour ces forces & parfois aussi les affectent, ou agissent sur elles ou les infectent. Les conspirations, en effet, ne sont pas la manière dont l’histoire se fait, mais ne sont en fait que des parties de voies diverses & variées par lesquelles nos histoires multiples sont construites. La théorie de la conspiration ne peut expliquer tout, mais elle peut expliquer quelque chose. Si elle n’a aucun statut ontologique, néanmoins elle a son utilisation épistémologique.
Voici une hypothèse :
L’histoire (avec un petit « h ») est une forme de chaos. Au sein de l’histoire sont inclus d’autres chaos, si l’on peut utiliser un tel terme. Le capitalisme démocratique est un tel chaos, au sein duquel le pouvoir & le contrôle sont devenus très subtils, presque alchimiques, durs à localiser, peut-être impossibles à définir. Les écrits de Debord, Foucault & Baudrillard ont abordé la possibilité que le pouvoir lui-même est vide, « a disparu », & a été remplacé par de la simple violence du spectacle. Mais, si l’histoire est un chaos, le spectacle ne peut être perçu que comme un « étrange attracteur » plutôt que comme une sorte de force causale. L’idée de la « force » appartient à la physique classique & n’a qu’un rôle mineur à jouer au sein de la théorie du chaos. Et si le capitalisme est un chaos & le spectacle un étrange attracteur, alors la métaphore peut être étendue – nous pouvons dire que les conspirations républicaines sont, comme le dessein, générées par l’étrange attracteur. Les conspirations ne sont pas causales – mais, alors, rien n’est réellement « causal » dans le sens classique du terme.
La seule manière dont nous pouvons, pour ainsi dire, voir dans le chaos ce qu’est l’histoire est de regarder au travers de la lentille fournie par les conspirations. Nous pouvons ou non croire que les conspirations ne sont que de simples simulations du pouvoir, de simples symptômes du spectacle – mais nous ne pouvons les rejeter comme étant vides de toute signification.
Plutôt que de parler de la théorie de la conspiration, nous pourrions plutôt essayer de construire une poétique de la conspiration. Une conspiration serait traitée comme une construction esthétique ou une construction-langage, & pourrait être analysée comme un texte. Robert Anton Wilson a fait cela avec sa vaste & badine fantaisie « Illuminati ». Nous pouvons également utiliser la théorie de la conspiration comme une arme de l’agit-prop. Les conspirations du « pouvoir » font utilisation de la désinformation ; le moins que nous puissions faire en réplique est de la pister jusqu’à sa source. En vérité, nous devrions éviter la mystique de la théorie de la conspiration, la fantaisie de la conspiration est toute-puissante. Les conspirations peuvent être soufflées. Elles peuvent même être défaites. Mais, je crains qu’elles ne puissent simplement être ignorées. Le refus d’admettre toute validité à la théorie de la conspiration est en lui-même une forme de croyance aveuglement-illusion spectaculaire dans le monde libéral & rationnel dans lequel nous avons tous les « droits », dans lequel le « système fonctionne », dans lequel « les valeurs démocratiques prévaudront dans le long terme » car la Nature l’a ainsi décrété.
L’Histoire est un grand embrouillamini. Il se peut que les conspirations ne marchent pas. Mais nous devons agir comme si elles marchaient. En fait, le mouvement non autoritaire non seulement a besoin de sa propre théorie de la conspiration, mais il a besoin de ses propres conspirations. Qu’elles « marchent » ou non. Soit nous respirons tous ensemble soit nous suffoquons chacun dans notre coin. « Ils » conspirent, n’en doutez jamais, ces sinistres clowns. Non seulement devons-nous nous armer nous-mêmes avec la théorie de la conspiration, mais nous devons aussi avoir nos propres conspirations – nos TAZ – nos commandos de guérillas ontologiques – nos Terroristes poétiques – nos cabales du chaos – nos sociétés secrètes. Proudhon l’a dit ainsi, Bakounine aussi, Malatesta aussi. C’est la tradition anarchiste.
Extrait de Anarchisme Ontologique, Spartakus FreeMann, 2008. Pour vous procurer ce livre en format papier ou en .pdf, cliquez ICI.