La dialectique « dure » nous permet de céder à un penchant impur pour l’histoire – une opération de dragage, un bricolage de bric-à-brac refoulé ou vécu, de pratiques stupides, répugnantes et passéistes telles que l’amour-obsession. L’amour romanesque n’a de « roman » que le nom et fut rapporté à « Rom » (le nom islamique pour l’Europe et Byzance) par les Croisés et les troubadours. La folie amoureuse qui n’attend rien en retour (’ishq) fait d’abord son apparition dans des textes orientaux tels L’anneau de la colombe, de Ibn Hazm ( cette expression étant en fait un terme argotique désignant le prépuce du pénis circoncis), et dans le très ancien Leila et Majnun, d’Arabistan. Les auteurs soufis ( ’Attar, Ibn ’Arabi, Roumi, Hafez, etc.) s’approprièrent le langage de cette littérature, érotisant ainsi une culture et une religion déjà fortement érotisées.
Cependant, si le désir sexuel apparaît comme une composante essentielle de la structure et du style de l’Islam, il s’agit néanmoins d’un désir réprimé. « Celui qui aime mais qui demeure chaste et qui meurt du feu de son amour gagne sa place de martyr au sein du Jihad » (le paradis, ainsi que voudrait nous le faire croire une tradition en vogue mais peut-être mal fondée quoique transmise par le Prophète lui-même.) La tension insupportable contenue dans ce paradoxe constitue le creuset d’une nouvelle catégorie d’émotions : l’amour romanesque, basé sur le non-réalisation du désir, sur la « séparation », plutôt que sur l’ « union », c’est à dire sur le désir insatisfait. La période hellénistique (telle qu’elle a été évoquée, en particulier, par Cavafy) avait fourni les genres de cette convention : la « romance » elle-même, l’idylle et la poésie érotique, mais l’Islam insuffla une nouvelle flamme à ces anciennes formes, grâce à la sublimation systématique de la passion amoureuse. Le ferment helleno-egypto-islamique ajouta, en outre, un élément pédérastique à ce nouveau style. La femme idéale, objet de l’amour romanesque, n’est ni épouse ni concubine, mais appartient à une catégorie interdite, ou se situe tout du moins en dehors de la catégorie du simple besoin de reproduction. L’amour romanesque apparaît donc semblable à une gnose dans laquelle l’esprit et la chair occupent des positions antithétiques, et peut-être aussi comme une sorte de libertinage sophistiqué où les émotions fortes sont jugées plus satisfaisantes que la satisfaction elle-même. Considéré en tant qu’« alchimie spirituelle », le but du projet apparaît comme une tentative d’inculquer un état de conscience non-ordinaire. Ce développement a atteint son degré extrème – quoiqu’encore « moralement acceptable » – dans les écrits de Soufis tels qu’Ahmad Gazzali, Awhadoddin Kermani et Abdul-Rhaman Jami, qui témoignèrent de la présence de Dieu dans la beauté de certains jeunes garçons, tout en restant – si l’on en croit la chronique – chastes. Les troubadours, parlant de leur Dame, tenaient le même langage. La Vita Nuova, de Dante, en représente l’exemple le plus abouti. Chrétiens et Musulmans, en acceptant cette doctrine de chasteté sublime marchaient sur le bord d’un dangereux précipice, mais les effets spirituels de ladite doctrine s’avérèrent parfois extraordinaires, comme c’est le cas chez Fakhroddin ’Iraki, ou même Roumi et Dante eux-mêmes. Cependant, n’était-il pas possible de considérer la question du désir sexuel du point de vue « tantrique », et d’admettre que l’ « union » est aussi une forme de suprême connaissance ? Une telle position était défendue par Ibn ’Arabî, qui insistait toutefois sur la nécessité du mariage ou du concubinage. Il faut noter que l’homosexualité est condamnée par le code islamique, et qu’un Soufi amoureux d’un jeune garçon ne pouvait concrétiser son attirance sans transgresser la loi. Le juriste Ibn Taimiyya demanda un jour à un derviche accusé d’un tel délit s’il avait été au-delà du simple baiser avec celui qu’il aimait. « Et si je l’avais fait ? » avait rétorqué ce coquin. La réponse aurait été : « coupable d’hérésie », bien sûr, sans compter des accusations criminelles plus basses encore. Une réponse similaire aurait été donnée à un troubadour aux tendances « tantriques », c’est à dire adultères, et peut-être cette réponse poussa-t-elle un certain nombre d’entre eux vers l’hérésie organisée du Catharisme.
L’amour romanesque, en Occident tout comme dans le monde islamique, reçut une nouvelle impulsion de la part du néoplatonisme, qui en fit un moyen de compromis acceptable (du point de vue de l’orthodoxie) entre la morale chrétienne et l’érotocosme du monde de l’Antiquité nouvellement redécouvert. Même ainsi, l’exercice s’avérait délicat : Pico della Mirandola et Botticelli -ce païen – finirent dans les bras de Savonarole. Une minorité secrète de nobles, d’hommes d’Église et d’artistes de la Renaissance allèrent jusqu’au bout de leurs convictions, optant pour le paganisme clandestin : l’Hypnerotomachia de Poliphilo et les Monstres du Jardin de Bomarzo témoignent de l’existence de cette secte « tantrique ». Mais, pour la plupart des tenants de Platon, l’idée d’un amour fondé sur le seul désir insatisfait servait des buts d’orthodoxie et de représentation allégorique, où l’objet d’amour ne saurait être qu’une ombre éloignée de la réalité (suivant l’exemple de Ste Thérèse et St Jean de la Croix) et ne peut être aimé que selon un code « chevaleresque », chaste et pénitentiel. Le point essentiel, dans la Mort d’ Arthur, de Malory, est que Lancelot a trahi l’idéal de la chevalerie et aimant Guenièvre charnellement et non seulement en esprit.
L’émergence du capitalisme produit un étrange effet sur l’amour romanesque. Je ne puis mieux l’exprimer qu’avec une image absurde : c’est comme si l’Etre Aimé était devenu le produit parfait, toujours désiré, toujours payé mais jamais vraiment consommé. L’auto-négation de l’amour romanesque s’harmonise parfaitement avec l’auto-négation du capitalisme. Loin de se contenter de moralité ou de chasteté, le capital exige la pénurie, pénurie de la production et du plaisir érotique,. La religion, en interdisant la sexualité, a conféré une aura de prestige à l’abstinence. Le capitalisme occulte la sexualité et l’infuse de désespoir. L’amour romanesque conduit dès lors au suicide de Werther, au dégoût de Byron et à la chasteté des dandies. Dans ce sens, l’amour romanesque deviendra la parfaite obsession en deux dimensions de la chanson de variétés et de la pub, servant des traces d’utopie à l’intérieur de la reproduction infinie du produit.
En réponse à cette situation, les temps modernes offrent deux jugements, apparemment contradictoires, de l’amour romanesque, relatifs à notre herméneutique. Le premier, l’amour fou des surréalistes, appartient clairement à la tradition romanesque mais propose une solution radicale au paradoxe du désir en combinant l’idée de sublimation et la perspective tantrique. Par opposition à la pénurie du capitalisme (la « peste émotionnelle » de Reich), le mouvement surréaliste propose l’excès transgressif du désir le plus obsessionnel et de la sensualité la plus débridée. Ce que l’amour romanesque de Nezami ou Malory avait séparé, « désir » et « union », les surréalistes se proposaient de joindre à nouveau. L’effet recherché se voulait explosif, littéralement révolutionnaire.
Le second point de vue que nous examinerons ici est également révolutionnaire, mais plus « classique » que « romantique ». L’anarchiste-individualiste John Henry Mackay désespérait de l’amour romanesque, qui à ses yeux était contaminé par les processus sociaux de la propriété et de l’aliénation. L’amoureux romantique rêve de posséder ou d’être possédé par l’être aimé. Si le mariage n’est simplement qu’une forme légalisée de la prostitution ( l’habituelle analyse anarchiste en ce qui concerne cette institution), Mackay, quant à lui, jugeait que l’ « amour » lui-même était devenu une sorte de marchandise. L’amour romanesque est une affection du « moi » et de sa relation à la propriété privée : par opposition, Mackay propose l’amitié érotique, libre de tout lien de propriété, basée sur la générosité plutôt que le désir insatisfait et le retrait ( c’est à dire la pénurie). L’amour entre partenaires égaux et indépendants.
Bien que Mackay et les surréalistes paraissent opposés, il existe un point où ils se rejoignent : la souveraineté de l’amour. De plus, ils rejettent tous deux l’héritage platonique du « désir insatisfait », à présent jugé auto-destructeur. Ceci est peut-être une mesure de la dette encourue par les anarchistes et les surréalistes auprès de Nietzsche. Mackay exige un eros apollonien ; les surréalistes, bien sûr, optent pour Dyonisos, obsessif et dangereux. Mais tous deux se révoltent contre l’amour « romanesque ».
Aujourd’hui, ces deux solutions au problème de l’amour romanesque paraissent encore « ouvertes », encore « possibles ». L’air du temps peut paraître encore plus pollué par l’image dégradée du désir qu’il ne l’était à l’époque de Mackay ou de Breton. Mais aucun changement qualitatif n’est survenu depuis lors dans la relation entre le « Capitalisme-Trop-Tard » et l’amour. J’admets une préférence philosophique pour la position de Mackay car il m’a toujours été impossible de sublimer mon désir dans un contexte de « désir insatisfait » sans me sentir misérable, alors que le bonheur (le but de Mackay) semble bien naître d’un « abandon » des attitudes faussement chevaleresques et de l’abnégation poseuse, en faveur d’une approche plus païenne et plus conviviale des relations amoureuses. Il convient d’admettre, toutefois, que « séparation » et « union » sont tous deux des états de conscience non-ordinaires. L’intense désir-obsession constitue un « état mystique », qui n’a besoin que de d’une trace de religion pour se cristalliser en véritable extase néo-platonique. Nous autres romantiques ferions bien de nous souvenir que le bonheur possède une composante sans aucune relation avec la tiédeur du confort bourgeois ou la lâcheté insipide. Le bonheur se manifeste sous un aspect festif et même insurrectionnel, qui lui donne, paradoxalement, sa propre aura romantique. Peut-être nous est-il possible d’imaginer une synthèse de Mackay et de Breton – sans doute un parapluie et une machine à coudre sur une table d’opération – et construire une utopie basée sur la générosité et pas seulement l’obsession. (Difficile de nouveau de ne pas tenter une juxtaposition de Nietzsche et de Charles Fourier et son « attirance passionnelle »). Mais, en fait, j’ai rêvé tout ceci. Je m’en souviens soudain comme s’il s’agissait littéralement d’un rêve qui aurait acquis une douloureuse réalité et qui se serait infiltré dans ma vie – dans certaines Zones Autonomes Temporaires, à l’intérieur d’un espace-temps impossible. Toute ma théorie est basée sur ce bref éclair de lucidité.
« Il n’y a pas de devenir, pas de révolution, pas de lutte, pas de chemin tout tracé : déjà tu es monarque et règnes sur ta propre peau – ton inviolable liberté n’attend pour être complète que l’amour d’autres monarques : une politique du rêve, aussi urgente que le bleu du ciel. » Hakim Bey, L’art du chaos.
Illustration : Romeo and Juliet, par Ford Madox Brown, 1870. Domaine Public.
Par Hakim Bey
La dialectique « dure » nous permet de céder à un penchant impur pour l’histoire – une opération de dragage, un bricolage de bric-à-brac refoulé ou vécu, de pratiques stupides, répugnantes et passéistes telles que l’amour-obsession. L’amour romanesque n’a de « roman » que le nom et fut rapporté à « Rom » (le nom islamique pour l’Europe et Byzance) par les Croisés et les troubadours. La folie amoureuse qui n’attend rien en retour (’ishq) fait d’abord son apparition dans des textes orientaux tels L’anneau de la colombe, de Ibn Hazm ( cette expression étant en fait un terme argotique désignant le prépuce du pénis circoncis), et dans le très ancien Leila et Majnun, d’Arabistan. Les auteurs soufis ( ’Attar, Ibn ’Arabi, Roumi, Hafez, etc.) s’approprièrent le langage de cette littérature, érotisant ainsi une culture et une religion déjà fortement érotisées.
Cependant, si le désir sexuel apparaît comme une composante essentielle de la structure et du style de l’Islam, il s’agit néanmoins d’un désir réprimé. « Celui qui aime mais qui demeure chaste et qui meurt du feu de son amour gagne sa place de martyr au sein du Jihad » (le paradis, ainsi que voudrait nous le faire croire une tradition en vogue mais peut-être mal fondée quoique transmise par le Prophète lui-même.) La tension insupportable contenue dans ce paradoxe constitue le creuset d’une nouvelle catégorie d’émotions : l’amour romanesque, basé sur le non-réalisation du désir, sur la « séparation », plutôt que sur l’ « union », c’est à dire sur le désir insatisfait. La période hellénistique (telle qu’elle a été évoquée, en particulier, par Cavafy) avait fourni les genres de cette convention : la « romance » elle-même, l’idylle et la poésie érotique, mais l’Islam insuffla une nouvelle flamme à ces anciennes formes, grâce à la sublimation systématique de la passion amoureuse. Le ferment helleno-egypto-islamique ajouta, en outre, un élément pédérastique à ce nouveau style. La femme idéale, objet de l’amour romanesque, n’est ni épouse ni concubine, mais appartient à une catégorie interdite, ou se situe tout du moins en dehors de la catégorie du simple besoin de reproduction. L’amour romanesque apparaît donc semblable à une gnose dans laquelle l’esprit et la chair occupent des positions antithétiques, et peut-être aussi comme une sorte de libertinage sophistiqué où les émotions fortes sont jugées plus satisfaisantes que la satisfaction elle-même. Considéré en tant qu’« alchimie spirituelle », le but du projet apparaît comme une tentative d’inculquer un état de conscience non-ordinaire. Ce développement a atteint son degré extrème – quoiqu’encore « moralement acceptable » – dans les écrits de Soufis tels qu’Ahmad Gazzali, Awhadoddin Kermani et Abdul-Rhaman Jami, qui témoignèrent de la présence de Dieu dans la beauté de certains jeunes garçons, tout en restant – si l’on en croit la chronique – chastes. Les troubadours, parlant de leur Dame, tenaient le même langage. La Vita Nuova, de Dante, en représente l’exemple le plus abouti. Chrétiens et Musulmans, en acceptant cette doctrine de chasteté sublime marchaient sur le bord d’un dangereux précipice, mais les effets spirituels de ladite doctrine s’avérèrent parfois extraordinaires, comme c’est le cas chez Fakhroddin ’Iraki, ou même Roumi et Dante eux-mêmes. Cependant, n’était-il pas possible de considérer la question du désir sexuel du point de vue « tantrique », et d’admettre que l’ « union » est aussi une forme de suprême connaissance ? Une telle position était défendue par Ibn ’Arabî, qui insistait toutefois sur la nécessité du mariage ou du concubinage. Il faut noter que l’homosexualité est condamnée par le code islamique, et qu’un Soufi amoureux d’un jeune garçon ne pouvait concrétiser son attirance sans transgresser la loi. Le juriste Ibn Taimiyya demanda un jour à un derviche accusé d’un tel délit s’il avait été au-delà du simple baiser avec celui qu’il aimait. « Et si je l’avais fait ? » avait rétorqué ce coquin. La réponse aurait été : « coupable d’hérésie », bien sûr, sans compter des accusations criminelles plus basses encore. Une réponse similaire aurait été donnée à un troubadour aux tendances « tantriques », c’est à dire adultères, et peut-être cette réponse poussa-t-elle un certain nombre d’entre eux vers l’hérésie organisée du Catharisme.
L’amour romanesque, en Occident tout comme dans le monde islamique, reçut une nouvelle impulsion de la part du néoplatonisme, qui en fit un moyen de compromis acceptable (du point de vue de l’orthodoxie) entre la morale chrétienne et l’érotocosme du monde de l’Antiquité nouvellement redécouvert. Même ainsi, l’exercice s’avérait délicat : Pico della Mirandola et Botticelli -ce païen – finirent dans les bras de Savonarole. Une minorité secrète de nobles, d’hommes d’Église et d’artistes de la Renaissance allèrent jusqu’au bout de leurs convictions, optant pour le paganisme clandestin : l’Hypnerotomachia de Poliphilo et les Monstres du Jardin de Bomarzo témoignent de l’existence de cette secte « tantrique ». Mais, pour la plupart des tenants de Platon, l’idée d’un amour fondé sur le seul désir insatisfait servait des buts d’orthodoxie et de représentation allégorique, où l’objet d’amour ne saurait être qu’une ombre éloignée de la réalité (suivant l’exemple de Ste Thérèse et St Jean de la Croix) et ne peut être aimé que selon un code « chevaleresque », chaste et pénitentiel. Le point essentiel, dans la Mort d’ Arthur, de Malory, est que Lancelot a trahi l’idéal de la chevalerie et aimant Guenièvre charnellement et non seulement en esprit.
L’émergence du capitalisme produit un étrange effet sur l’amour romanesque. Je ne puis mieux l’exprimer qu’avec une image absurde : c’est comme si l’Etre Aimé était devenu le produit parfait, toujours désiré, toujours payé mais jamais vraiment consommé. L’auto-négation de l’amour romanesque s’harmonise parfaitement avec l’auto-négation du capitalisme. Loin de se contenter de moralité ou de chasteté, le capital exige la pénurie, pénurie de la production et du plaisir érotique,. La religion, en interdisant la sexualité, a conféré une aura de prestige à l’abstinence. Le capitalisme occulte la sexualité et l’infuse de désespoir. L’amour romanesque conduit dès lors au suicide de Werther, au dégoût de Byron et à la chasteté des dandies. Dans ce sens, l’amour romanesque deviendra la parfaite obsession en deux dimensions de la chanson de variétés et de la pub, servant des traces d’utopie à l’intérieur de la reproduction infinie du produit.
En réponse à cette situation, les temps modernes offrent deux jugements, apparemment contradictoires, de l’amour romanesque, relatifs à notre herméneutique. Le premier, l’amour fou des surréalistes, appartient clairement à la tradition romanesque mais propose une solution radicale au paradoxe du désir en combinant l’idée de sublimation et la perspective tantrique. Par opposition à la pénurie du capitalisme (la « peste émotionnelle » de Reich), le mouvement surréaliste propose l’excès transgressif du désir le plus obsessionnel et de la sensualité la plus débridée. Ce que l’amour romanesque de Nezami ou Malory avait séparé, « désir » et « union », les surréalistes se proposaient de joindre à nouveau. L’effet recherché se voulait explosif, littéralement révolutionnaire.
Le second point de vue que nous examinerons ici est également révolutionnaire, mais plus « classique » que « romantique ». L’anarchiste-individualiste John Henry Mackay désespérait de l’amour romanesque, qui à ses yeux était contaminé par les processus sociaux de la propriété et de l’aliénation. L’amoureux romantique rêve de posséder ou d’être possédé par l’être aimé. Si le mariage n’est simplement qu’une forme légalisée de la prostitution ( l’habituelle analyse anarchiste en ce qui concerne cette institution), Mackay, quant à lui, jugeait que l’ « amour » lui-même était devenu une sorte de marchandise. L’amour romanesque est une affection du « moi » et de sa relation à la propriété privée : par opposition, Mackay propose l’amitié érotique, libre de tout lien de propriété, basée sur la générosité plutôt que le désir insatisfait et le retrait ( c’est à dire la pénurie). L’amour entre partenaires égaux et indépendants.
Bien que Mackay et les surréalistes paraissent opposés, il existe un point où ils se rejoignent : la souveraineté de l’amour. De plus, ils rejettent tous deux l’héritage platonique du « désir insatisfait », à présent jugé auto-destructeur. Ceci est peut-être une mesure de la dette encourue par les anarchistes et les surréalistes auprès de Nietzsche. Mackay exige un eros apollonien ; les surréalistes, bien sûr, optent pour Dyonisos, obsessif et dangereux. Mais tous deux se révoltent contre l’amour « romanesque ».
Aujourd’hui, ces deux solutions au problème de l’amour romanesque paraissent encore « ouvertes », encore « possibles ». L’air du temps peut paraître encore plus pollué par l’image dégradée du désir qu’il ne l’était à l’époque de Mackay ou de Breton. Mais aucun changement qualitatif n’est survenu depuis lors dans la relation entre le « Capitalisme-Trop-Tard » et l’amour. J’admets une préférence philosophique pour la position de Mackay car il m’a toujours été impossible de sublimer mon désir dans un contexte de « désir insatisfait » sans me sentir misérable, alors que le bonheur (le but de Mackay) semble bien naître d’un « abandon » des attitudes faussement chevaleresques et de l’abnégation poseuse, en faveur d’une approche plus païenne et plus conviviale des relations amoureuses. Il convient d’admettre, toutefois, que « séparation » et « union » sont tous deux des états de conscience non-ordinaires. L’intense désir-obsession constitue un « état mystique », qui n’a besoin que de d’une trace de religion pour se cristalliser en véritable extase néo-platonique. Nous autres romantiques ferions bien de nous souvenir que le bonheur possède une composante sans aucune relation avec la tiédeur du confort bourgeois ou la lâcheté insipide. Le bonheur se manifeste sous un aspect festif et même insurrectionnel, qui lui donne, paradoxalement, sa propre aura romantique. Peut-être nous est-il possible d’imaginer une synthèse de Mackay et de Breton – sans doute un parapluie et une machine à coudre sur une table d’opération – et construire une utopie basée sur la générosité et pas seulement l’obsession. (Difficile de nouveau de ne pas tenter une juxtaposition de Nietzsche et de Charles Fourier et son « attirance passionnelle »). Mais, en fait, j’ai rêvé tout ceci. Je m’en souviens soudain comme s’il s’agissait littéralement d’un rêve qui aurait acquis une douloureuse réalité et qui se serait infiltré dans ma vie – dans certaines Zones Autonomes Temporaires, à l’intérieur d’un espace-temps impossible. Toute ma théorie est basée sur ce bref éclair de lucidité.
« Il n’y a pas de devenir, pas de révolution, pas de lutte, pas de chemin tout tracé : déjà tu es monarque et règnes sur ta propre peau – ton inviolable liberté n’attend pour être complète que l’amour d’autres monarques : une politique du rêve, aussi urgente que le bleu du ciel. » Hakim Bey, L’art du chaos.