Dans notre sommeil, nous ne pouvons rêver que de deux formes de gouvernement – l’anarchie & la monarchie. La primordiale conscience-racine ne comprend rien à la politique, pas plus qu’elle ne joue fair-play. Un rêve démocratique ? Un rêve socialiste ? Impossible.
Que mes REM (1) m’apportent de fantastiques visions quasi prophétiques ou de simples satisfactions de viennoiseries, seuls les rois et les « sauvages » peuplent mes nuits. Monades & nomades…
Les jours sans vie, lorsque rien ne brille de sa propre lumière, entrent furtivement & s’insinuent & suggèrent que nous fassions des compromis avec la réalité triste & terne. Mais dans les rêves, nous ne sommes jamais gouvernés que par l’amour ou la sorcellerie, qui sont les armes des chaoticiens & des sultans.
Au sein d’un peuple qui ne peut créer ou jouer, mais ne peut que travailler, les artistes ne connaissent d’autres choix que l’anarchie & la monarchie. Comme le rêveur, ils doivent posséder, & possèdent effectivement leurs propres perceptions, & à cause de cela, ils doivent sacrifier le vulgaire social à une « Muse tyrannique ». L’Art meurt lorsqu’il est traité avec déférence. Il doit souffrir la sauvagerie du rustre, ou avoir la bouche emplie d’or par quelque prince. Les bureaucrates & les vendeurs l’empoisonnent, les professeurs le mastiquent & les philosophes le recrachent. L’Art est une sorte de barbarisme byzantin qui ne sied qu’aux nobles & aux barbares. Si vous aviez connu la douceur de vivre d’un poète sous le règne vénal, corrompu, décadent, inefficace & ridicule d’un Pacha ou d’un Émir, de quelque shah Qajar, de quelque roi Farouq, de quelque reine de Perses, vous sauriez que c’est ce que tout anarchiste doit vouloir & désirer. Comme ils aimaient les poèmes & les peintures ces fous morts et débauchés, combien ils absorbaient des roses & des tulipes !
Haïssez leur cruauté & leurs caprices, oui, mais au moins admettez qu’ils étaient humains. Les bureaucrates, cependant, qui tapissent les murs de l’esprit avec de la merde sans odeur – eux si gentils et si gemutlich – eux qui polluent l’air avec du fiel – ils ne méritent même pas la haine. Ils existent à peine en dehors de l’Idée exsangue qu’ils servent.
Et puis, le rêveur, l’artiste, l’anarchiste, ne partagent-ils pas quelque nuance de cruel caprice avec les plus outrageux des nababs ? La vie peut-elle émerger sans quelque folie, quelque excès, quelque combat héraclitien ? Nous ne régnons pas, mais nous ne pouvons, ni ne serons dirigés.
En Russie, les anarchistes narodniks éditaient parfois un ukase ou un manifeste au nom du Tsar, dans lequel l’autocrate se plaignait que les seigneurs avares & les officiels sans-cœur l’avaient enfermé dans son palais & l’avaient coupé de son peuple bien-aimé. Il y proclamait la fin du servage & appelait les paysans & les travailleurs à se soulever en Son Nom contre le gouvernement.
A plusieurs reprises, ce complot réussit à fomenter des révoltes. Pourquoi ? Parce que les simples actes du chef absolu agissent métaphoriquement comme un miroir de l’unique & extrême absolu du Moi. Chaque paysan regardait en cette légende & y voyait leur propre liberté – une illusion, mais une illusion qui a emprunté sa magie à la logique du rêve.
C’est un mythe semblable qui doit avoir inspiré les Fulmineurs & les Antinomiens & les Hommes de la Cinquième Monarchie qui s’accola aux jacobites avec ses cabales érudites & ses conspirations sanglantes. Les mystiques radicaux furent trahis d’abord par Cromwell & ensuite par la Restauration – pourquoi, dès lors, ne pas rejoindre les chevaliers irrévérencieux & les comtes pompeux, avec les rosicruciens & les maçons du Rite Écossais, afin de mettre un Messie occulte sur le trône d’Albion ?
Parmi un peuple qui ne peut concevoir une société humaine sans un monarque, les désirs des radicaux peuvent être exprimés en des termes monarchiques. Parmi un peuple qui ne peut concevoir l’existence sans la religion, les désirs radicaux peuvent emprunter le langage de l’hérésie.
Le Taoïsme a rejeté l’ensemble de la bureaucratie du Confucianisme, mais conserva l’image de l’Empereur Sage qui reste silencieux, sur son trône, en ne faisant strictement rien.
Dans l’Islam, les Ismaéliens reprirent l’idée de l’Imam issu de la maison du Prophète & la métamorphosèrent en l’Imam de Tous les Êtres, le moi parfait qui est au-delà de la Loi & des règles, qui est racheté par l’Unique. Et cette doctrine les mena à la révolte contre l’Islam, à la terreur & à l’assassinat au nom d’une auto-libération & d’une réalisation totale purement ésotériques.
L’anarchisme classique du 19e siècle se définissait lui-même comme une lutte contre la royauté & l’église et, par conséquent, sur le plan de l’éveil, il se considérait comme égalitaire & athéiste. Cette rhétorique, cependant, obscurcit ce qui se passe réellement : le « roi » devient l’« anarchiste », le « prêtre », un « hérétique ». Dans cet étrange duo de mutation, le politicien, le démocrate, le socialiste, l’idéologue rationaliste ne peuvent trouver aucune place ; ils sont sourds à la musique & manquent de tout sens du rythme. Le Terroriste & le Monarque sont des archétypes, les autres ne sont que de simples fonctionnaires.
Une fois, l’anarchiste & le roi se tranchèrent la gorge l’un à l’autre & dansèrent une danse de mort – une magnifique bataille ! Aujourd’hui, cependant, tous deux sont relégués dans les poubelles de l’histoire – ce sont des has-beens, des curiosités d’un passé plus cultivé. Ils tournent l’un sur l’autre si vite qu’ils semblent fusionner… peuvent-ils être devenus, d’une quelconque manière, une seule & même chose, des jumeaux siamois, un Janus, un monstre de foire ?
L’Anarchisme Ontologique proclame platement & presque sans intelligence : oui, les deux sont à présent un. Comme une seule entité l’anarchiste/roi est à présent né à nouveau ; chacun d’entre nous est le maître de sa propre chair, de ses propres créations.
Nos actions sont justifiées par ordonnance & nos relations sont formées par des traités avec d’autres autarques. Nous édictons la loi pour nos propres domaines – & les chaînes de la loi ont été brisées. Aujourd’hui, peut-être survivons-nous comme de simples Prétendants – mais, même en ce cas, nous pouvons saisir, pour quelques instants, quelques mètres carrés de la réalité sur laquelle imposer notre volonté absolue, notre royaume. L’État, c’est moi !
Si nous sommes liés par une quelconque morale ou une quelconque éthique, elles doivent être issues de nous-mêmes, telles que nous les avons imaginées, fabuleusement plus exaltées & plus libératrices que l’« acide morale » des puritains & des humanistes. « Nous sommes des Dieux » – « Vous êtes Cela ».
Les mots monarchisme & mysticisme sont utilisés, ici, en partie pour épater ces anarchistes égalito-athéistes qui réagissent avec une pieuse horreur à toute mention d’une quelconque pompe ou superstition. Pas de révolution au champagne pour eux !
Notre marque de fabrique anti-autoritaire, cependant, se développe sur un paradoxe baroque, elle favorise des états de conscience, des émotions & une esthétique primant sur tous les dogmes & les idéologies pétrifiés, elle embrasse les multitudes & se délecte des contradictions. L’anarchisme ontologique est un lutin pour de grands esprits. La traduction du titre (et du terme clé) du magnum opus de Max Stirner, L’Ego et sa Propriété a mené à une subtile mésinterprétation de l’« individualisme ». Le mot Ego est chargé de frayeurs & alourdi par l’héritage freudien & protestant. Une lecture attentive de Stirner suggère que L’Unique et sa Propriété reflète d’avantage l’intention de l’auteur, puisqu’il n’a jamais défini l’ego comme en opposition à la libido, ou en opposition à l’âme ou à la foi.
Stirner bien qu’il ne parle pas de métaphysique donne cependant un caractère d’absolu à son Unique. De quelle manière cet Einzige diffère-t-il du Moi de l’Advaita Vedanta ? Tat tvam asi : Tu (Moi individuel) es Cela (Moi Absolu).
Beaucoup sont ceux qui croient que le mysticisme « dissout l’ego ». C’est stupide. Seule la mort réalise cela (ou du moins selon notre assomption sadducéeenne). Le mysticisme ne détruit pas plus le moi « animal » – ce qui reviendrait au suicide. Ce que le mysticisme essaye véritablement de faire est de surmonter la fausse conscience, l’illusion, la Réalité Consensuelle & tous les échecs qui accompagnent ces maladies. Le véritable mysticisme crée un « moi en paix », un Moi avec le pouvoir. La plus haute tâche de la métaphysique (accomplie par Ibn Arabi, Boehme, Ramana Maharshi) est, en un sens, l’autodestruction, afin d’identifier le métaphysique & le physique, le transcendant & l’immanent, tout-en-un. Certains monistes radicaux ont poussé cette doctrine bien au-delà d’un simple panthéisme ou d’un mysticisme religieux. Une appréhension de l’unité immanente de l’être inspire certaines hérésies antinomiennes (comme les Fulmigateurs ou les Assassins) que nous considérons comme nos ancêtres.
Stirner lui-même semble sourd aux résonances spirituelles possibles de l’Individualisme – & en cela il appartient au 19e siècle, né longtemps après la déliquescence de la Chrétienté, mais bien trop avant la découverte de l’Orient & de la tradition des illuminés occultes de l’alchimie occidentale, de l’hérésie révolutionnaire & de l’activisme occultiste. Stirner a, avec raison, méprisé ce qu’il connaissait sous le terme de « mysticisme », une simple sentimentalité piétiste basée sur l’abnégation & la haine du monde. Nietzsche jeta l’opprobre sur « Dieu » quelques années plus tard. Depuis lors, qui a osé suggérer que l’Individualisme & le mysticisme pourraient être réconciliés & synthétisés ?
L’ingrédient qui manque dans Stirner est le concept de la conscience non ordinaire. La réalisation du moi unique (ou de l’ubermensch) doit se réverbérer & s’étendre comme les vagues ou les spirales ou comme la musique qui embrasse l’expérience directe ou la perception intuitive du caractère unique du moi réalisé. Cette réalisation submerge & efface toute dualité, toute dichotomie & la dialectique aussi. Elle porte en elle-même, comme une charge électrique, un sens intense de valeur : elle « divinise » le moi.
Être/Conscience/Béatitude (satchitananda) ne peuvent être simplement d’autres « fantômes » stirnériens ou d’autres « roues dans la tête ». Cela n’invoque pas exclusivement le principe transcendant pour lequel le Einzige doit sacrifier son unicité. Cela exprime simplement que la conscience intense de l’existence elle-même résulte en une béatitude – ou en langage moins chargé en une conscience évoluée. Après tout le but de l’Unique est de posséder tout ; le moniste radical atteint ce but en identifiant le moi avec la perception, comme le peintre chinois devient le bambou et ainsi peut se peindre lui-même.
Malgré tout, l’« union des Uniques » de Stirner et l’exaltation de la vie de Nietzsche, leur individualisme semble quelque peu drapé dans une attitude de froideur vis-à-vis des autres. En partie ils réagissaient contre l’attitude suffocante du 19e siècle, de son altruisme & de sa sentimentalité… Mais en partie aussi ils ont renié ce que quelqu’un (Mencken ?) a appelé l’« Homo Boobensis ».
Et cependant, en lisant derrière & en dessous de la couche de glace, nous découvrons des traces d’une doctrine ardente – ce que Gaston Bachelard aurait pu appeler « une Poésie de l’Autre ». La relation de l’Einzige avec l’Autre ne peut être définie ou limitée par une institution ou une idée. Et déjà clairement, et cependant paradoxalement, l’Unique dépend de la complémentarité avec l’Autre & ne peut & ne sera pas réalisé par une isolation absolue.
Les exemples des « enfants loups » ou enfants sauvages suggèrent que l’enfant humain privé de la compagnie humaine pendant une trop longue période n’atteindra jamais à la conscience humaine – et n’acquerra jamais le langage. L’Enfant Sauvage fournit, peut-être, une métaphore à l’Unique – et marque cependant simultanément le point précis où se rencontrent l’Unique et l’Autre afin de s’unifier – ou bien échouent à atteindre & à posséder tout ce dont ils sont capables.
L’Autre est Miroir du Moi – l’Autre est notre témoin. L’Autre complète le Moi – l’Autre nous donne la clé de la perception de l’unicité dans l’être. Quand nous parlons de l’être & de la conscience, nous soulignons le Moi ; lorsque nous parlons de béatitude, nous impliquons l’Autre.
L’acquisition du langage tombe sous le signe de l’Éros – toute communication est essentiellement érotique, toutes les relations sont érotiques. Avicenne & Dante proclamèrent que l’amour fait se mouvoir les étoiles & les planètes – le Rig Veda & la Théogonie d’Hésiode proclament tous deux l’Amour comme étant le premier Dieu né à la suite du Chaos. Les affections, les affinités, les perceptions esthétiques, les belles créations, la convivialité – toutes ces précieuses possessions de l’Unique proviennent de la conjonction du Moi & de l’Autre dans la Constellation du Désir.
Ici encore le projet commencé par l’Individualisme peut se voir évolué & revivifié par une greffe avec le mysticisme – & tout particulièrement avec le tantra. Comme technique ésotérique séparée de l’hindouisme orthodoxe, le tantra offre un tissu symbolique (« Un Réseau de Joyaux ») pour l’identification des plaisirs sexuels & de la conscience non ordinaire. Toutes les sectes antinomiennes ont contenu quelque aspect « tantrique », des familles de l’Amour & des Frères Libres & des Adamites de l’Europe jusqu’aux soufis pédérastes de la Perse et aux alchimistes taoïstes de Chine. Et même l’anarchisme classique a eu ses moments tantriques : les Phalanstères de Fourier, l’« Anarchisme Mystique » d’Ivanov & autres symbolistes russes fin de siècle , l’érotisme incestueux de Sanine, les étranges combinaisons du nihilisme & du culte de Kali qui inspira le Parti Terroriste Bengali (auquel mon gourou tantrique Sri Kamanaransan Biswas a l’honneur d’appartenir).
Cependant, nous proposons un syncrétisme plus approfondi de l’anarchisme & du tantra que tous ceux-ci. En fait, nous suggérons simplement que l’Anarchisme Individuel & le Monisme Radical doivent être considérés comme un seul & unique mouvement.
Cet hybride a été appelé le « matérialisme spirituel », un terme qui incinère toutes les métaphysiques dans le feu de l’unicité de l’esprit & de la matière. Nous aimons aussi le terme d’« Anarchisme Ontologique », car il suggère que l’être lui-même reste dans un état de « chaos divin » où tout est possible, un état de création continuelle.
Dans ce flux, seul le jiva mukti , ou l’individu libéré est auto-réalisé et donc monarque ou possesseur de ses perceptions et de ses relations. Dans ce flot incessant, seul le désir offre quelque principe d’ordre et donc la seule société possible (comme Fourier l’avait compris) est celle des amants.
L’Anarchisme est mort, vive l’Anarchie ! Nous n’avons plus besoin du masochisme révolutionnaire ou de l’autosacrifice idéaliste – ou de la frigidité de l’Individualisme avec son dédain pour la convivialité – ou des superstitions vulgaires de l’athéisme, du scientisme et du progressisme du 19e siècle. Tout ce poids mort ! Les tristes mallettes prolétariennes, les lourdes malles bourgeoises, les ennuyeux portes-manteaux philosophiques – par-dessus bord !
De ces systèmes nous ne voulons que leur vitalité, leur force de vie, leur intransigeance, leur colère, leur puissance, leur shakti. Mais avant de jeter l’inutile par-dessus bord, nous pillerons les bagages de leurs revolvers, de leurs bijoux, de leur drogue et des autres objets utiles, en ne gardant que ce que nous aimons et en jetant le reste. Pourquoi pas ? Sommes-nous des prêtres d’un culte devant garder les reliques et les restes de nos martyrs ?
Le monarchisme aussi a quelque chose que nous voulons – une grâce, une facilité, une fierté, une super abondance. Nous prendrons cela, et jetterons les liens d’autorité & la torture dans les poubelles de l’histoire. Le mysticisme a quelque chose dont nous avons besoin – la maîtrise de soi, la conscience exaltée, des réserves psychiques, la puissance. Cela nous l’exproprierons au nom de notre insurrection – et nous laisserons les liens de la morale & de la religion se décomposer.
Comme les Fulmineurs avaient l’habitude de dire en saluant les « compagnons » – du roi au mendiant – « Réjouis-toi ! Tout est nôtre ! »
Couronne Noire & Rose Noire, Hakim Bey. Traduction française par Spartakus FreeMann, juin 2003 e.v.
(1) REM pour rapid eye movements, mouvements rapides des yeux lors du sommeil paradoxal.
Extrait de Anarchisme Ontologique, Spartakus FreeMann, 2008. Pour vous procurer ce livre en format papier ou en .pdf, cliquez ICI.
Illustration : bidouillage maison à partir d’une image libre de droit.
Par Hakim Bey
Dans notre sommeil, nous ne pouvons rêver que de deux formes de gouvernement – l’anarchie & la monarchie. La primordiale conscience-racine ne comprend rien à la politique, pas plus qu’elle ne joue fair-play. Un rêve démocratique ? Un rêve socialiste ? Impossible.
Que mes REM (1) m’apportent de fantastiques visions quasi prophétiques ou de simples satisfactions de viennoiseries, seuls les rois et les « sauvages » peuplent mes nuits. Monades & nomades…
Les jours sans vie, lorsque rien ne brille de sa propre lumière, entrent furtivement & s’insinuent & suggèrent que nous fassions des compromis avec la réalité triste & terne. Mais dans les rêves, nous ne sommes jamais gouvernés que par l’amour ou la sorcellerie, qui sont les armes des chaoticiens & des sultans.
Au sein d’un peuple qui ne peut créer ou jouer, mais ne peut que travailler, les artistes ne connaissent d’autres choix que l’anarchie & la monarchie. Comme le rêveur, ils doivent posséder, & possèdent effectivement leurs propres perceptions, & à cause de cela, ils doivent sacrifier le vulgaire social à une « Muse tyrannique ». L’Art meurt lorsqu’il est traité avec déférence. Il doit souffrir la sauvagerie du rustre, ou avoir la bouche emplie d’or par quelque prince. Les bureaucrates & les vendeurs l’empoisonnent, les professeurs le mastiquent & les philosophes le recrachent. L’Art est une sorte de barbarisme byzantin qui ne sied qu’aux nobles & aux barbares. Si vous aviez connu la douceur de vivre d’un poète sous le règne vénal, corrompu, décadent, inefficace & ridicule d’un Pacha ou d’un Émir, de quelque shah Qajar, de quelque roi Farouq, de quelque reine de Perses, vous sauriez que c’est ce que tout anarchiste doit vouloir & désirer. Comme ils aimaient les poèmes & les peintures ces fous morts et débauchés, combien ils absorbaient des roses & des tulipes !
Haïssez leur cruauté & leurs caprices, oui, mais au moins admettez qu’ils étaient humains. Les bureaucrates, cependant, qui tapissent les murs de l’esprit avec de la merde sans odeur – eux si gentils et si gemutlich – eux qui polluent l’air avec du fiel – ils ne méritent même pas la haine. Ils existent à peine en dehors de l’Idée exsangue qu’ils servent.
Et puis, le rêveur, l’artiste, l’anarchiste, ne partagent-ils pas quelque nuance de cruel caprice avec les plus outrageux des nababs ? La vie peut-elle émerger sans quelque folie, quelque excès, quelque combat héraclitien ? Nous ne régnons pas, mais nous ne pouvons, ni ne serons dirigés.
En Russie, les anarchistes narodniks éditaient parfois un ukase ou un manifeste au nom du Tsar, dans lequel l’autocrate se plaignait que les seigneurs avares & les officiels sans-cœur l’avaient enfermé dans son palais & l’avaient coupé de son peuple bien-aimé. Il y proclamait la fin du servage & appelait les paysans & les travailleurs à se soulever en Son Nom contre le gouvernement.
A plusieurs reprises, ce complot réussit à fomenter des révoltes. Pourquoi ? Parce que les simples actes du chef absolu agissent métaphoriquement comme un miroir de l’unique & extrême absolu du Moi. Chaque paysan regardait en cette légende & y voyait leur propre liberté – une illusion, mais une illusion qui a emprunté sa magie à la logique du rêve.
C’est un mythe semblable qui doit avoir inspiré les Fulmineurs & les Antinomiens & les Hommes de la Cinquième Monarchie qui s’accola aux jacobites avec ses cabales érudites & ses conspirations sanglantes. Les mystiques radicaux furent trahis d’abord par Cromwell & ensuite par la Restauration – pourquoi, dès lors, ne pas rejoindre les chevaliers irrévérencieux & les comtes pompeux, avec les rosicruciens & les maçons du Rite Écossais, afin de mettre un Messie occulte sur le trône d’Albion ?
Parmi un peuple qui ne peut concevoir une société humaine sans un monarque, les désirs des radicaux peuvent être exprimés en des termes monarchiques. Parmi un peuple qui ne peut concevoir l’existence sans la religion, les désirs radicaux peuvent emprunter le langage de l’hérésie.
Le Taoïsme a rejeté l’ensemble de la bureaucratie du Confucianisme, mais conserva l’image de l’Empereur Sage qui reste silencieux, sur son trône, en ne faisant strictement rien.
Dans l’Islam, les Ismaéliens reprirent l’idée de l’Imam issu de la maison du Prophète & la métamorphosèrent en l’Imam de Tous les Êtres, le moi parfait qui est au-delà de la Loi & des règles, qui est racheté par l’Unique. Et cette doctrine les mena à la révolte contre l’Islam, à la terreur & à l’assassinat au nom d’une auto-libération & d’une réalisation totale purement ésotériques.
L’anarchisme classique du 19e siècle se définissait lui-même comme une lutte contre la royauté & l’église et, par conséquent, sur le plan de l’éveil, il se considérait comme égalitaire & athéiste. Cette rhétorique, cependant, obscurcit ce qui se passe réellement : le « roi » devient l’« anarchiste », le « prêtre », un « hérétique ». Dans cet étrange duo de mutation, le politicien, le démocrate, le socialiste, l’idéologue rationaliste ne peuvent trouver aucune place ; ils sont sourds à la musique & manquent de tout sens du rythme. Le Terroriste & le Monarque sont des archétypes, les autres ne sont que de simples fonctionnaires.
Une fois, l’anarchiste & le roi se tranchèrent la gorge l’un à l’autre & dansèrent une danse de mort – une magnifique bataille ! Aujourd’hui, cependant, tous deux sont relégués dans les poubelles de l’histoire – ce sont des has-beens, des curiosités d’un passé plus cultivé. Ils tournent l’un sur l’autre si vite qu’ils semblent fusionner… peuvent-ils être devenus, d’une quelconque manière, une seule & même chose, des jumeaux siamois, un Janus, un monstre de foire ?
L’Anarchisme Ontologique proclame platement & presque sans intelligence : oui, les deux sont à présent un. Comme une seule entité l’anarchiste/roi est à présent né à nouveau ; chacun d’entre nous est le maître de sa propre chair, de ses propres créations.
Nos actions sont justifiées par ordonnance & nos relations sont formées par des traités avec d’autres autarques. Nous édictons la loi pour nos propres domaines – & les chaînes de la loi ont été brisées. Aujourd’hui, peut-être survivons-nous comme de simples Prétendants – mais, même en ce cas, nous pouvons saisir, pour quelques instants, quelques mètres carrés de la réalité sur laquelle imposer notre volonté absolue, notre royaume. L’État, c’est moi !
Si nous sommes liés par une quelconque morale ou une quelconque éthique, elles doivent être issues de nous-mêmes, telles que nous les avons imaginées, fabuleusement plus exaltées & plus libératrices que l’« acide morale » des puritains & des humanistes. « Nous sommes des Dieux » – « Vous êtes Cela ».
Les mots monarchisme & mysticisme sont utilisés, ici, en partie pour épater ces anarchistes égalito-athéistes qui réagissent avec une pieuse horreur à toute mention d’une quelconque pompe ou superstition. Pas de révolution au champagne pour eux !
Notre marque de fabrique anti-autoritaire, cependant, se développe sur un paradoxe baroque, elle favorise des états de conscience, des émotions & une esthétique primant sur tous les dogmes & les idéologies pétrifiés, elle embrasse les multitudes & se délecte des contradictions. L’anarchisme ontologique est un lutin pour de grands esprits. La traduction du titre (et du terme clé) du magnum opus de Max Stirner, L’Ego et sa Propriété a mené à une subtile mésinterprétation de l’« individualisme ». Le mot Ego est chargé de frayeurs & alourdi par l’héritage freudien & protestant. Une lecture attentive de Stirner suggère que L’Unique et sa Propriété reflète d’avantage l’intention de l’auteur, puisqu’il n’a jamais défini l’ego comme en opposition à la libido, ou en opposition à l’âme ou à la foi.
Stirner bien qu’il ne parle pas de métaphysique donne cependant un caractère d’absolu à son Unique. De quelle manière cet Einzige diffère-t-il du Moi de l’Advaita Vedanta ? Tat tvam asi : Tu (Moi individuel) es Cela (Moi Absolu).
Beaucoup sont ceux qui croient que le mysticisme « dissout l’ego ». C’est stupide. Seule la mort réalise cela (ou du moins selon notre assomption sadducéeenne). Le mysticisme ne détruit pas plus le moi « animal » – ce qui reviendrait au suicide. Ce que le mysticisme essaye véritablement de faire est de surmonter la fausse conscience, l’illusion, la Réalité Consensuelle & tous les échecs qui accompagnent ces maladies. Le véritable mysticisme crée un « moi en paix », un Moi avec le pouvoir. La plus haute tâche de la métaphysique (accomplie par Ibn Arabi, Boehme, Ramana Maharshi) est, en un sens, l’autodestruction, afin d’identifier le métaphysique & le physique, le transcendant & l’immanent, tout-en-un. Certains monistes radicaux ont poussé cette doctrine bien au-delà d’un simple panthéisme ou d’un mysticisme religieux. Une appréhension de l’unité immanente de l’être inspire certaines hérésies antinomiennes (comme les Fulmigateurs ou les Assassins) que nous considérons comme nos ancêtres.
Stirner lui-même semble sourd aux résonances spirituelles possibles de l’Individualisme – & en cela il appartient au 19e siècle, né longtemps après la déliquescence de la Chrétienté, mais bien trop avant la découverte de l’Orient & de la tradition des illuminés occultes de l’alchimie occidentale, de l’hérésie révolutionnaire & de l’activisme occultiste. Stirner a, avec raison, méprisé ce qu’il connaissait sous le terme de « mysticisme », une simple sentimentalité piétiste basée sur l’abnégation & la haine du monde. Nietzsche jeta l’opprobre sur « Dieu » quelques années plus tard. Depuis lors, qui a osé suggérer que l’Individualisme & le mysticisme pourraient être réconciliés & synthétisés ?
L’ingrédient qui manque dans Stirner est le concept de la conscience non ordinaire. La réalisation du moi unique (ou de l’ubermensch) doit se réverbérer & s’étendre comme les vagues ou les spirales ou comme la musique qui embrasse l’expérience directe ou la perception intuitive du caractère unique du moi réalisé. Cette réalisation submerge & efface toute dualité, toute dichotomie & la dialectique aussi. Elle porte en elle-même, comme une charge électrique, un sens intense de valeur : elle « divinise » le moi.
Être/Conscience/Béatitude (satchitananda) ne peuvent être simplement d’autres « fantômes » stirnériens ou d’autres « roues dans la tête ». Cela n’invoque pas exclusivement le principe transcendant pour lequel le Einzige doit sacrifier son unicité. Cela exprime simplement que la conscience intense de l’existence elle-même résulte en une béatitude – ou en langage moins chargé en une conscience évoluée. Après tout le but de l’Unique est de posséder tout ; le moniste radical atteint ce but en identifiant le moi avec la perception, comme le peintre chinois devient le bambou et ainsi peut se peindre lui-même.
Malgré tout, l’« union des Uniques » de Stirner et l’exaltation de la vie de Nietzsche, leur individualisme semble quelque peu drapé dans une attitude de froideur vis-à-vis des autres. En partie ils réagissaient contre l’attitude suffocante du 19e siècle, de son altruisme & de sa sentimentalité… Mais en partie aussi ils ont renié ce que quelqu’un (Mencken ?) a appelé l’« Homo Boobensis ».
Et cependant, en lisant derrière & en dessous de la couche de glace, nous découvrons des traces d’une doctrine ardente – ce que Gaston Bachelard aurait pu appeler « une Poésie de l’Autre ». La relation de l’Einzige avec l’Autre ne peut être définie ou limitée par une institution ou une idée. Et déjà clairement, et cependant paradoxalement, l’Unique dépend de la complémentarité avec l’Autre & ne peut & ne sera pas réalisé par une isolation absolue.
Les exemples des « enfants loups » ou enfants sauvages suggèrent que l’enfant humain privé de la compagnie humaine pendant une trop longue période n’atteindra jamais à la conscience humaine – et n’acquerra jamais le langage. L’Enfant Sauvage fournit, peut-être, une métaphore à l’Unique – et marque cependant simultanément le point précis où se rencontrent l’Unique et l’Autre afin de s’unifier – ou bien échouent à atteindre & à posséder tout ce dont ils sont capables.
L’Autre est Miroir du Moi – l’Autre est notre témoin. L’Autre complète le Moi – l’Autre nous donne la clé de la perception de l’unicité dans l’être. Quand nous parlons de l’être & de la conscience, nous soulignons le Moi ; lorsque nous parlons de béatitude, nous impliquons l’Autre.
L’acquisition du langage tombe sous le signe de l’Éros – toute communication est essentiellement érotique, toutes les relations sont érotiques. Avicenne & Dante proclamèrent que l’amour fait se mouvoir les étoiles & les planètes – le Rig Veda & la Théogonie d’Hésiode proclament tous deux l’Amour comme étant le premier Dieu né à la suite du Chaos. Les affections, les affinités, les perceptions esthétiques, les belles créations, la convivialité – toutes ces précieuses possessions de l’Unique proviennent de la conjonction du Moi & de l’Autre dans la Constellation du Désir.
Ici encore le projet commencé par l’Individualisme peut se voir évolué & revivifié par une greffe avec le mysticisme – & tout particulièrement avec le tantra. Comme technique ésotérique séparée de l’hindouisme orthodoxe, le tantra offre un tissu symbolique (« Un Réseau de Joyaux ») pour l’identification des plaisirs sexuels & de la conscience non ordinaire. Toutes les sectes antinomiennes ont contenu quelque aspect « tantrique », des familles de l’Amour & des Frères Libres & des Adamites de l’Europe jusqu’aux soufis pédérastes de la Perse et aux alchimistes taoïstes de Chine. Et même l’anarchisme classique a eu ses moments tantriques : les Phalanstères de Fourier, l’« Anarchisme Mystique » d’Ivanov & autres symbolistes russes fin de siècle , l’érotisme incestueux de Sanine, les étranges combinaisons du nihilisme & du culte de Kali qui inspira le Parti Terroriste Bengali (auquel mon gourou tantrique Sri Kamanaransan Biswas a l’honneur d’appartenir).
Cependant, nous proposons un syncrétisme plus approfondi de l’anarchisme & du tantra que tous ceux-ci. En fait, nous suggérons simplement que l’Anarchisme Individuel & le Monisme Radical doivent être considérés comme un seul & unique mouvement.
Cet hybride a été appelé le « matérialisme spirituel », un terme qui incinère toutes les métaphysiques dans le feu de l’unicité de l’esprit & de la matière. Nous aimons aussi le terme d’« Anarchisme Ontologique », car il suggère que l’être lui-même reste dans un état de « chaos divin » où tout est possible, un état de création continuelle.
Dans ce flux, seul le jiva mukti , ou l’individu libéré est auto-réalisé et donc monarque ou possesseur de ses perceptions et de ses relations. Dans ce flot incessant, seul le désir offre quelque principe d’ordre et donc la seule société possible (comme Fourier l’avait compris) est celle des amants.
L’Anarchisme est mort, vive l’Anarchie ! Nous n’avons plus besoin du masochisme révolutionnaire ou de l’autosacrifice idéaliste – ou de la frigidité de l’Individualisme avec son dédain pour la convivialité – ou des superstitions vulgaires de l’athéisme, du scientisme et du progressisme du 19e siècle. Tout ce poids mort ! Les tristes mallettes prolétariennes, les lourdes malles bourgeoises, les ennuyeux portes-manteaux philosophiques – par-dessus bord !
De ces systèmes nous ne voulons que leur vitalité, leur force de vie, leur intransigeance, leur colère, leur puissance, leur shakti. Mais avant de jeter l’inutile par-dessus bord, nous pillerons les bagages de leurs revolvers, de leurs bijoux, de leur drogue et des autres objets utiles, en ne gardant que ce que nous aimons et en jetant le reste. Pourquoi pas ? Sommes-nous des prêtres d’un culte devant garder les reliques et les restes de nos martyrs ?
Le monarchisme aussi a quelque chose que nous voulons – une grâce, une facilité, une fierté, une super abondance. Nous prendrons cela, et jetterons les liens d’autorité & la torture dans les poubelles de l’histoire. Le mysticisme a quelque chose dont nous avons besoin – la maîtrise de soi, la conscience exaltée, des réserves psychiques, la puissance. Cela nous l’exproprierons au nom de notre insurrection – et nous laisserons les liens de la morale & de la religion se décomposer.
Comme les Fulmineurs avaient l’habitude de dire en saluant les « compagnons » – du roi au mendiant – « Réjouis-toi ! Tout est nôtre ! »
(1) REM pour rapid eye movements, mouvements rapides des yeux lors du sommeil paradoxal.
Extrait de Anarchisme Ontologique, Spartakus FreeMann, 2008. Pour vous procurer ce livre en format papier ou en .pdf, cliquez ICI.