Depuis près de dix mille ans, les êtres humains utilisent les champignons hallucinogènes pour la divination et l’extase chamanique. Je vais m’appliquer à démontrer que l’interaction humain/champignon n’est pas une relation symbiotique statique, mais plutôt dynamique, et qu’elle a permis, à au moins un des deux partis, de se hisser des niveaux culturels de plus en plus élevés. L’impact des plantes hallucinogènes sur l’évolution et le développement des êtres humains est un phénomène qui n’a pas encore été étudié, et qui est pourtant susceptible d’offrir une explication non seulement de l’évolution des primates, mais également du développement de formes culturelles propres à l’Homo Sapiens.
Au Gone National Park, en Tanzanie, les primatologues ont découvert, dans des excréments de chimpanzés, une espèce particulière de feuilles non digérée. Ils s’aperçurent que ces chimpanzés s’écartaient régulièrement de leur régime alimentaire habituel de fruits sauvages. Pour cela, ils marchent pendant une vingtaine de minutes, ou davantage, jusqu’à un endroit où pousse une espèce d’Aspilia. Ils placent à plusieurs reprises leurs lèvres autour d’une feuille d’Aspilia et la prennent dans leur bouche. Ils cueillent ensuite la feuille, la mettent dans leur bouche, la mâchent un moment, puis l’avalent. Ils peuvent ainsi consommer près d’une trentaine de petites feuilles.
Le biochimiste Eloy Rodriguez, de l’Université de Californie, Irvine, isola le principe actif de l’Aspilia – une huile rougeâtre désormais appelée thiarubrine-A. En travaillant sur cette substance, Neil Towers de l’Université de Colombie Britannique découvrit que ce composé pouvait tuer une bactérie commune en concentration de moins d’une partie par million. Les collectes de plantes étudiées par Rodriguez et Towers (1985) montrèrent que les Africains utilisaient ces feuilles pour soigner les blessures et les maux d’estomac. Sur les quatre espèces d’Aspilia originaires d’Afrique, les indigènes n’en utilisent que trois ; ces trois espèces sont les mêmes que celles utilisées par les chimpanzés.
Ces découvertes montrent clairement la façon dont une plante bénéfique, une fois découverte par un animal ou une personne, peut être intégrée dans le régime alimentaire et participer ainsi au processus d’adaptation. L’animal ou la personne n’est désormais plus menacé par certains facteurs environnementaux tels que des maladies qui pouvaient jusque-là influer sur l’espérance de vie d’individus, voire sur le développement de la population toute entière. Ce genre de processus est aisément compréhensible. Moins facile à appréhender est la manière dont les plantes hallucinogènes ont provoqué des facilités d’adaptation similaires dans le principe et pourtant différentes. Ces composés ne stimulent pas le système immunitaire, bien que cela puisse être un effet secondaire. Ils catalysent plutôt la conscience, cette capacité singulière qui a atteint sa plus haute expression chez l’être humain. On ne peut guère douter que la conscience, tout comme la capacité à résister à la maladie, confère une immense facilité d’adaptation à l’individu qui la possède.
La conscience, qui fut nommée « l’information de l’information » (Guenther, 1966), se caractérise par la création de nouvelles connexions entre les différentes informations expérimentées. La conscience est similaire à une super réponse immunitaire non spécifique. L’acquisition de la conscience par une espèce ne présente aucune limite évolutionnaire. La facilité d’adaptation que l’acquisition de la conscience confère à un individu ou à une espèce est illimitée.
On peut s’interroger sur le scénario que nous proposent les anthropologues concernant le développement de la conscience humaine chez des primates binoculaires et bipèdes. Le temps alloué à cette transformation ontologique de l’organisation animale est extrêmement bref. L’évolution chez les animaux supérieurs met du temps à se produire. Par exemple, un biologiste étudiant l’évolution des premiers amphibiens opère sur des durées qui sont rarement inférieures à un million d’années et s’expriment souvent en termes de dix millions d’années, alors que le développement des primates supérieurs humains s’est déroulé en moins d’un million d’années. Physiquement, les humains ont très peu changé durant le dernier million d’années. Mais la surprenante prolifération d’institutions sociales, de pratiques codées, de cultures, est arrivée si rapidement qu’il est difficile pour les biologistes évolutionnaires modernes de la mesurer. La plupart ne cherche même pas à l’expliquer.
Il existe un facteur caché dans l’évolution de l’être humain qui n’est ni un « chaînon manquant » ni un telos. Je suggère que ce facteur caché, celui qui fit surgir la conscience humaine d’un singe bipède et à la vision binoculaire, impliquait un comportement « en boucle » avec les plantes hallucinogènes. Cette idée n’a pas vraiment été approfondie, bien qu’elle apparaisse sous une forme très conservatrice dans Soma : le Champignon Divin de l’Immortalité de R. Gordon Wasson. Celui-ci ne fait aucun commentaire sur le développement de l’être humain à la préhistoire, mais il suggère que les champignons hallucinogènes, en tant qu’agent causal dans l’apparition de la spiritualité, participent à l’éveil de l’être humain et à la genèse de la religion. Wasson pense que les humains omnivores auraient, un jour ou l’autre, rencontré les champignons hallucinogènes ou d’autres plantes psychoactives dans leur environnement.
La stratégie de ces premiers humains cueilleurs et omnivores consistait à manger tout ce qu’ils trouvaient et à vomir ce qui était déplaisant. Les plantes comestibles découvertes grâce à cette méthode s’avéraient innombrables. Les champignons étaient particulièrement remarquables à cause de leur forme et de leur couleur inhabituelles. L’état de conscience induit par les champignons ou d’autres hallucinogènes donnait une bonne raison aux humains cueilleurs de retourner régulièrement à ces plantes, afin d’expérimenter de nouveau leur envoûtante découverte. Ce processus aurait créé ce que C. H. Waddington (1961) nomme une « créode », une voie d’activité de développement (en d’autres termes, une habitude).
L’habitude fut tout simplement intensifiée par l’effet extatique. « Extatique » est un terme inutile à définir sauf de manière fonctionnelle : une expérience extatique est celle que l’on souhaite voir se répéter continuellement. Il a été démontré lors de situations expérimentales qu’en fournissant sur demande du N,N-dimethyltryptamine (DMT) à un singe, alors un nombre conséquent de singes soumis à cette expérience préféreront le DMT à la nourriture et à l’eau. Le DMT a été choisi pour ces expériences parce que son action hallucinogène est brève et manifeste et qu’on le retrouve dans différentes sortes de plantes (Jacobs, 1984). Bien que nous ne puissions pas analyser l’état d’esprit du chimpanzé de laboratoire, il est clair que quelque chose dans l’expérience l’incite à retourner encore et encore vers le stimulus. L’idée de Wasson selon laquelle la religion aurait pour origine la rencontre d’un omnivore protohumain avec les alcaloïdes de son environnement fut combattue par Mircea Eliade, le plus brillant vulgarisateur de l’anthropologie du chamanisme et auteur de : Chamanisme : Techniques Archaïques de l’Extase. Eliade considère comme décadent ce qu’il appelle le chamanisme « narcotique ». Il pense que l’incapacité à parvenir à l’extase sans drogues est le signe que notre culture est probablement dans une phase décadente. Mais l’emploi du mot « narcotique » – un terme généralement utilisé pour les soporifiques – pour décrire cette forme de chamanisme trahit une confusion botanique et une naïveté pharmacologique. L’idée de Wasson, que je partage, en est justement l’opposée : c’est la présence d’un hallucinogène dans une culture chamanique qui atteste de son authenticité et de sa vitalité. Et c’est la phase tardive et décadente du chamanisme qui se caractérise par des rituels élaborés, des épreuves, et la confiance en des personnalités pathologiques. Lorsque ces éléments deviennent centraux, le chamanisme est en bonne voie pour devenir une simple « religion ».
Il est également possible de voir les plantes hallucinogènes comme des phéromones ou des exophéromones inter-espèces. Les phéromones sont des composés chimiques émis par un organisme dans le but de transmettre des messages entre des organismes de la même espèce. Le sens du message n’est pas intrinsèque à la structure chimique du phéromone, mais à la convention évolutionnaire établie. Les fourmis, par exemple, produisent un certain nombre de sécrétions possédant des significations bien spécifiques pour les autres fourmis. Cependant, ces « langages chimiques » sont particuliers à chaque espèce ; les fourmis d’une espèce ne peuvent pas « lire » les phéromones d’autres espèces ; il existe même un cas connu où un phéromone signifie quelque chose pour une espèce de fourmis tout en ayant un sens complètement différent pour une autre espèce, d’une manière encore plus flagrante que le « non » Anglais qui signifie « oui » en Grec.
Si les hallucinogènes opèrent comme des exophéromones, alors la relation de symbiose dynamique entre le primate et la plante hallucinogène est en fait un transfert d’informations d’une espèce à une autre. Le primate obtient une acuité visuelle accrue et l’accès à l’Autre transcendantal, tandis que le champignon profite de la domestication du bétail sauvage par le primate, ce qui lui permet d’étendre son espace. Là où il n’y a pas de plantes hallucinogènes, ce processus ne peut évidemment se produire, mais en présence d’hallucinogènes une culture est confrontée à toujours plus d’informations nouvelles, de données sensorielles et comportementales, se trouvant ainsi propulsée vers des états d’auto-réflexion de plus en plus élevés.
On peut raisonnablement penser que le langage humain provient de l’assistance apportée par les plantes hallucinogènes au potentiel organisationnel du primate. Cette hypothèse fut brillamment anticipée par Henry Munn dans son essai Le Champignon du Langage (1973). Munn y écrit : « Le langage est une activité extatique de signification. L’intoxication par les champignons induit une telle fluidité, une telle aisance, une telle la capacité d’expression, que l’on est surpris par les mots qui naissent de l’interaction entre l’intention d’articulation et le sujet de l’expérience. La spontanéité que les champignons libèrent n’est pas seulement perceptuelle, mais également linguistique. Pour le chamane, c’est comme si l’existence poussait en lui ».
D’autres écrivains ont pressenti l’importance des hallucinations comme catalyseurs de l’organisation psychique humaine. Julian Jaynes, dans son livre controversé Les Origines de la Conscience dans l’Effondrement de l’Esprit Bicaméral (1977), précise que des changements importants dans l’auto-définition humaine ont pu survenir, même durant des périodes historiques. Il suggère que lors des périodes Homériques, les gens n’avaient pas le même type d’organisation psychique intérieure que celle que nous connaissons. Ce que nous nommons ego, correspondait à « dieu » pour les peuples pré-Homériques. Lorsque le danger menaçait de manière subite et inattendue, l’individu entendait la voix du dieu dans son esprit, une sorte de méta-programme de survie se déclenchant en période de grande tension. Cette fonction psychique intégrante était perçue par ceux qui l’expérimentaient comme étant la voix directe d’un dieu ; la voix directe du dirigeant de la société, le roi ; ou comme la voix directe du roi défunt, le roi dans une vie éternelle. Les marchands et autres commerçants, en se déplaçant d’une société à l’autre, rapportaient des idées déplaisantes, révélant que les dieux disaient ailleurs des choses différentes, développant ainsi les premiers germes du doute. À un certain moment, les peuples intégrèrent (au sens Jungien du terme) cette fonction autonome, et chacun devint dieu, réinterprétant la voix intérieure comme étant le « soi » ou, comme on l’appellera plus tard, l’« ego ».
Les plantes hallucinogènes ont pu servir de catalyseurs pour tout ce qui nous différencie des autres primates, sauf peut-être la perte des poils. Toutes les fonctions mentales que nous associons à l’humanité, en ce compris le souvenir, la projection imaginaire, le langage, la dénomination, la parole magique, la danse, et un certain sens du religieux, peuvent provenir de l’interaction avec les plantes hallucinogènes. Notre société, davantage que d’autres, trouvera cette théorie difficilement acceptable, parce que nous avons fait de l’extase obtenue pharmacologiquement un tabou. La sexualité est un tabou pour la même raison ; ces choses sont consciemment ou inconsciemment rattachées aux mystères de notre origine et de notre développement. La théorie des plantes hallucinogènes comme axe central de l’origine de l’esprit suggère un scénario tel que celui-ci : nous savons qu’il y a quatre ou cinq mille ans, le Sahara était beaucoup plus humide qu’aujourd’hui. L’historien romain, Pline, parlait de l’Afrique du Nord comme de la « corbeille à pain de Rome ». On estime que durant les cent cinquante mille dernières années, le Sahara s’est graduellement asséché, passant d’une forêt subtropicale à des prairies, puis à un désert. Lorsque les prairies apparurent, le mode de vie arboricole des primates leur posa des problèmes de survie. Ils quittèrent donc leurs arbres et commencèrent à peupler les prairies. L’évolution de leur répertoire arboricole destiné à signaler l’arrivée d’ennemis se forma sous la pression du danger, puis se développa ensuite. On suppose que ce sont les signaux des chasseurs, tels ceux utilisés par les loups et les chiens, qui servirent de base au langage. Mais le déplacement des primates arboricoles vers les prairies eut une autre conséquence : la possibilité d’être en contact avec les bouses des herbivores, et par là même avec des champignons coprophiles. Plusieurs espèces de champignons contenant de la psilocybine sont coprophiles ; a contrario, l’Amanita muscaria, qui a une relation symbiotique avec le bouleau et le sapin, ne l’est pas.
Le petit nombre d’espèces de plantes caractéristique des prairies, contrastant avec les forêts, permet d’affirmer que toute plante de prairie rencontrée était testée pour vérifier son potentiel nutritif. L’éminent géographe Carl Saur (1973) pense qu’il n’existe rien de tel qu’une prairie naturelle. Il suggère que toutes les prairies sont des créations humaines résultant d’incendies. Il fonde son hypothèse sur le fait que toutes les espèces présentes dans les prairies sont également présentes dans les sols des forêts qui les bordent, mais qu’un très fort pourcentage d’espèces forestières sont absentes des prairies. D‘après lui, les prairies sont très récentes et doivent donc être considérées comme concomitantes au développement des grandes populations humaines.
L’étape suivante dans l’évolution culturelle des primates bipèdes devenus chasseurs fut la domestication des herbivores de pâturages. Avec les animaux et leurs bouses, apparurent les champignons, et la relation humain-champignon put s’approfondir.
On peut trouver des preuves de ces spéculations au sud de l’Algérie. Il y existe une formation géologique curieuse nommée Plateau de Tassili. Elle ressemble à un labyrinthe, un vaste terrain aride d’escarpements rocheux, taillés par les vents en plusieurs couloirs étroits et perpendiculaires, semblable à une ville abandonnée. Et dans le Tassili se trouvent des peintures sur pierres réalisées sur une période allant du néolithique jusqu’il y a environ deux mille ans. Ce sont là les premières représentations connues de chamanes, représentations coïncidant avec la présence d’un grand nombre d’animaux de pâturages, et plus particulièrement de bétail (Lhote, 1959 ; Lajoux, 1963). Les chamanes, dansent et tiennent des poignées de champignons, ils en ont également qui poussent sur leurs corps. On voit des images similaires sur les tissus pré-Colombiens où le chamane est représenté tenant un objet identifié soit comme une hachette, soit comme un champignon. Des outils tranchants ressemblant à l’objet évoqué ont été découverts. Quoi qu’il en soit, à l’inverse des images péruviennes qui demeurent ambiguës, dans les fresques de Tassili, nous voyons bien des chamanes en train de danser, avec six, huit, dix champignons serrés dans leurs mains et poussant sur leurs corps.
Les peuples de bergers qui ont réalisé les peintures du Tassili quittèrent l’Afrique il y a bien longtemps, peut-être vingt ou cinq mille ans. Où qu’ils aillent, leur mode de vie pastoral les suivait. La Mer Rouge était alors à l’intérieur des terres. La botte de l’Arabie était contre le continent africain. Certains de ces Africains pastoraux utilisèrent le pont terrestre pour rejoindre dans un premier temps le croissant fertile et plus tard l’Asie Mineure, où ils se mêlèrent aux populations déjà présentes, il y a environ douze mille ans. Ces peuplades pastorales avaient un culte du bétail et vouaient un culte à la Grande Déesse. On peut en trouver la preuve dans un grand nombre de sites au sud de l’Anatolie, le plus étudié étant Çatal Hüyük, qui date d’environ huit à neuf mille ans avant notre ère. Çatal Hüyük, qui a été mis à jour récemment, contient d’étonnants sites sacrés comportant des bas-reliefs mêlés à des dessins de têtes d’animaux d’élevage – les peintures complexes d’une civilisation sophistiquée (Mellaart, 1965, 1967).
Il est possible de voir dans la convergence du culte de la Grande Déesse avec celui du bétail, une reconnaissance et une conscience du champignon en tant que troisième membre chthonien d’une sorte de trinité néolithique tardive. Car le champignon, considéré comme un produit du bétail tout autant que le lait, la viande, et la bouse, s’avérait être le canal menant à la Déesse. Récemment, Riane Eisler dans son intéressant travail de relecture historique, Le Calice et le Glaive, avança l’importante idée d’une compétition entre les modèles sociaux axés sur le « partenariat » et les formes « dominatrices » d’organisation sociale. Ces dernières, hiérarchiques, paternalistes, matérialistes, sont dominées par les hommes. Selon elle, c’est la tension entre ces deux formes d’organisation et la surexpression du modèle dominateur qui sont responsables de notre aliénation. Je suis tout à fait d’accord avec le point de vue d’Eisler. Cet essai pose d’ailleurs une question qui peut être considérée comme une extension de son argument : quel facteur maintenait l’équilibre des sociétés de partenariat du Néolithique tardif, et quel facteur a disparu pour laisser la place à l’émergence de ce modèle dominateur mal adapté d’un point de vue évolutionnaire ?
Les Champignons & l’Evolution, Terence McKenna. Extrait de The Archaïc Revival, publié en 1991. Article trouvé sur le net sans indication du nom du traducteur.
Par Terence McKenna
Depuis près de dix mille ans, les êtres humains utilisent les champignons hallucinogènes pour la divination et l’extase chamanique. Je vais m’appliquer à démontrer que l’interaction humain/champignon n’est pas une relation symbiotique statique, mais plutôt dynamique, et qu’elle a permis, à au moins un des deux partis, de se hisser des niveaux culturels de plus en plus élevés. L’impact des plantes hallucinogènes sur l’évolution et le développement des êtres humains est un phénomène qui n’a pas encore été étudié, et qui est pourtant susceptible d’offrir une explication non seulement de l’évolution des primates, mais également du développement de formes culturelles propres à l’Homo Sapiens.
Au Gone National Park, en Tanzanie, les primatologues ont découvert, dans des excréments de chimpanzés, une espèce particulière de feuilles non digérée. Ils s’aperçurent que ces chimpanzés s’écartaient régulièrement de leur régime alimentaire habituel de fruits sauvages. Pour cela, ils marchent pendant une vingtaine de minutes, ou davantage, jusqu’à un endroit où pousse une espèce d’Aspilia. Ils placent à plusieurs reprises leurs lèvres autour d’une feuille d’Aspilia et la prennent dans leur bouche. Ils cueillent ensuite la feuille, la mettent dans leur bouche, la mâchent un moment, puis l’avalent. Ils peuvent ainsi consommer près d’une trentaine de petites feuilles.
Le biochimiste Eloy Rodriguez, de l’Université de Californie, Irvine, isola le principe actif de l’Aspilia – une huile rougeâtre désormais appelée thiarubrine-A. En travaillant sur cette substance, Neil Towers de l’Université de Colombie Britannique découvrit que ce composé pouvait tuer une bactérie commune en concentration de moins d’une partie par million. Les collectes de plantes étudiées par Rodriguez et Towers (1985) montrèrent que les Africains utilisaient ces feuilles pour soigner les blessures et les maux d’estomac. Sur les quatre espèces d’Aspilia originaires d’Afrique, les indigènes n’en utilisent que trois ; ces trois espèces sont les mêmes que celles utilisées par les chimpanzés.
Ces découvertes montrent clairement la façon dont une plante bénéfique, une fois découverte par un animal ou une personne, peut être intégrée dans le régime alimentaire et participer ainsi au processus d’adaptation. L’animal ou la personne n’est désormais plus menacé par certains facteurs environnementaux tels que des maladies qui pouvaient jusque-là influer sur l’espérance de vie d’individus, voire sur le développement de la population toute entière. Ce genre de processus est aisément compréhensible. Moins facile à appréhender est la manière dont les plantes hallucinogènes ont provoqué des facilités d’adaptation similaires dans le principe et pourtant différentes. Ces composés ne stimulent pas le système immunitaire, bien que cela puisse être un effet secondaire. Ils catalysent plutôt la conscience, cette capacité singulière qui a atteint sa plus haute expression chez l’être humain. On ne peut guère douter que la conscience, tout comme la capacité à résister à la maladie, confère une immense facilité d’adaptation à l’individu qui la possède.
La conscience, qui fut nommée « l’information de l’information » (Guenther, 1966), se caractérise par la création de nouvelles connexions entre les différentes informations expérimentées. La conscience est similaire à une super réponse immunitaire non spécifique. L’acquisition de la conscience par une espèce ne présente aucune limite évolutionnaire. La facilité d’adaptation que l’acquisition de la conscience confère à un individu ou à une espèce est illimitée.
On peut s’interroger sur le scénario que nous proposent les anthropologues concernant le développement de la conscience humaine chez des primates binoculaires et bipèdes. Le temps alloué à cette transformation ontologique de l’organisation animale est extrêmement bref. L’évolution chez les animaux supérieurs met du temps à se produire. Par exemple, un biologiste étudiant l’évolution des premiers amphibiens opère sur des durées qui sont rarement inférieures à un million d’années et s’expriment souvent en termes de dix millions d’années, alors que le développement des primates supérieurs humains s’est déroulé en moins d’un million d’années. Physiquement, les humains ont très peu changé durant le dernier million d’années. Mais la surprenante prolifération d’institutions sociales, de pratiques codées, de cultures, est arrivée si rapidement qu’il est difficile pour les biologistes évolutionnaires modernes de la mesurer. La plupart ne cherche même pas à l’expliquer.
Il existe un facteur caché dans l’évolution de l’être humain qui n’est ni un « chaînon manquant » ni un telos. Je suggère que ce facteur caché, celui qui fit surgir la conscience humaine d’un singe bipède et à la vision binoculaire, impliquait un comportement « en boucle » avec les plantes hallucinogènes. Cette idée n’a pas vraiment été approfondie, bien qu’elle apparaisse sous une forme très conservatrice dans Soma : le Champignon Divin de l’Immortalité de R. Gordon Wasson. Celui-ci ne fait aucun commentaire sur le développement de l’être humain à la préhistoire, mais il suggère que les champignons hallucinogènes, en tant qu’agent causal dans l’apparition de la spiritualité, participent à l’éveil de l’être humain et à la genèse de la religion. Wasson pense que les humains omnivores auraient, un jour ou l’autre, rencontré les champignons hallucinogènes ou d’autres plantes psychoactives dans leur environnement.
La stratégie de ces premiers humains cueilleurs et omnivores consistait à manger tout ce qu’ils trouvaient et à vomir ce qui était déplaisant. Les plantes comestibles découvertes grâce à cette méthode s’avéraient innombrables. Les champignons étaient particulièrement remarquables à cause de leur forme et de leur couleur inhabituelles. L’état de conscience induit par les champignons ou d’autres hallucinogènes donnait une bonne raison aux humains cueilleurs de retourner régulièrement à ces plantes, afin d’expérimenter de nouveau leur envoûtante découverte. Ce processus aurait créé ce que C. H. Waddington (1961) nomme une « créode », une voie d’activité de développement (en d’autres termes, une habitude).
L’habitude fut tout simplement intensifiée par l’effet extatique. « Extatique » est un terme inutile à définir sauf de manière fonctionnelle : une expérience extatique est celle que l’on souhaite voir se répéter continuellement. Il a été démontré lors de situations expérimentales qu’en fournissant sur demande du N,N-dimethyltryptamine (DMT) à un singe, alors un nombre conséquent de singes soumis à cette expérience préféreront le DMT à la nourriture et à l’eau. Le DMT a été choisi pour ces expériences parce que son action hallucinogène est brève et manifeste et qu’on le retrouve dans différentes sortes de plantes (Jacobs, 1984). Bien que nous ne puissions pas analyser l’état d’esprit du chimpanzé de laboratoire, il est clair que quelque chose dans l’expérience l’incite à retourner encore et encore vers le stimulus. L’idée de Wasson selon laquelle la religion aurait pour origine la rencontre d’un omnivore protohumain avec les alcaloïdes de son environnement fut combattue par Mircea Eliade, le plus brillant vulgarisateur de l’anthropologie du chamanisme et auteur de : Chamanisme : Techniques Archaïques de l’Extase. Eliade considère comme décadent ce qu’il appelle le chamanisme « narcotique ». Il pense que l’incapacité à parvenir à l’extase sans drogues est le signe que notre culture est probablement dans une phase décadente. Mais l’emploi du mot « narcotique » – un terme généralement utilisé pour les soporifiques – pour décrire cette forme de chamanisme trahit une confusion botanique et une naïveté pharmacologique. L’idée de Wasson, que je partage, en est justement l’opposée : c’est la présence d’un hallucinogène dans une culture chamanique qui atteste de son authenticité et de sa vitalité. Et c’est la phase tardive et décadente du chamanisme qui se caractérise par des rituels élaborés, des épreuves, et la confiance en des personnalités pathologiques. Lorsque ces éléments deviennent centraux, le chamanisme est en bonne voie pour devenir une simple « religion ».
Il est également possible de voir les plantes hallucinogènes comme des phéromones ou des exophéromones inter-espèces. Les phéromones sont des composés chimiques émis par un organisme dans le but de transmettre des messages entre des organismes de la même espèce. Le sens du message n’est pas intrinsèque à la structure chimique du phéromone, mais à la convention évolutionnaire établie. Les fourmis, par exemple, produisent un certain nombre de sécrétions possédant des significations bien spécifiques pour les autres fourmis. Cependant, ces « langages chimiques » sont particuliers à chaque espèce ; les fourmis d’une espèce ne peuvent pas « lire » les phéromones d’autres espèces ; il existe même un cas connu où un phéromone signifie quelque chose pour une espèce de fourmis tout en ayant un sens complètement différent pour une autre espèce, d’une manière encore plus flagrante que le « non » Anglais qui signifie « oui » en Grec.
Si les hallucinogènes opèrent comme des exophéromones, alors la relation de symbiose dynamique entre le primate et la plante hallucinogène est en fait un transfert d’informations d’une espèce à une autre. Le primate obtient une acuité visuelle accrue et l’accès à l’Autre transcendantal, tandis que le champignon profite de la domestication du bétail sauvage par le primate, ce qui lui permet d’étendre son espace. Là où il n’y a pas de plantes hallucinogènes, ce processus ne peut évidemment se produire, mais en présence d’hallucinogènes une culture est confrontée à toujours plus d’informations nouvelles, de données sensorielles et comportementales, se trouvant ainsi propulsée vers des états d’auto-réflexion de plus en plus élevés.
On peut raisonnablement penser que le langage humain provient de l’assistance apportée par les plantes hallucinogènes au potentiel organisationnel du primate. Cette hypothèse fut brillamment anticipée par Henry Munn dans son essai Le Champignon du Langage (1973). Munn y écrit : « Le langage est une activité extatique de signification. L’intoxication par les champignons induit une telle fluidité, une telle aisance, une telle la capacité d’expression, que l’on est surpris par les mots qui naissent de l’interaction entre l’intention d’articulation et le sujet de l’expérience. La spontanéité que les champignons libèrent n’est pas seulement perceptuelle, mais également linguistique. Pour le chamane, c’est comme si l’existence poussait en lui ».
D’autres écrivains ont pressenti l’importance des hallucinations comme catalyseurs de l’organisation psychique humaine. Julian Jaynes, dans son livre controversé Les Origines de la Conscience dans l’Effondrement de l’Esprit Bicaméral (1977), précise que des changements importants dans l’auto-définition humaine ont pu survenir, même durant des périodes historiques. Il suggère que lors des périodes Homériques, les gens n’avaient pas le même type d’organisation psychique intérieure que celle que nous connaissons. Ce que nous nommons ego, correspondait à « dieu » pour les peuples pré-Homériques. Lorsque le danger menaçait de manière subite et inattendue, l’individu entendait la voix du dieu dans son esprit, une sorte de méta-programme de survie se déclenchant en période de grande tension. Cette fonction psychique intégrante était perçue par ceux qui l’expérimentaient comme étant la voix directe d’un dieu ; la voix directe du dirigeant de la société, le roi ; ou comme la voix directe du roi défunt, le roi dans une vie éternelle. Les marchands et autres commerçants, en se déplaçant d’une société à l’autre, rapportaient des idées déplaisantes, révélant que les dieux disaient ailleurs des choses différentes, développant ainsi les premiers germes du doute. À un certain moment, les peuples intégrèrent (au sens Jungien du terme) cette fonction autonome, et chacun devint dieu, réinterprétant la voix intérieure comme étant le « soi » ou, comme on l’appellera plus tard, l’« ego ».
Les plantes hallucinogènes ont pu servir de catalyseurs pour tout ce qui nous différencie des autres primates, sauf peut-être la perte des poils. Toutes les fonctions mentales que nous associons à l’humanité, en ce compris le souvenir, la projection imaginaire, le langage, la dénomination, la parole magique, la danse, et un certain sens du religieux, peuvent provenir de l’interaction avec les plantes hallucinogènes. Notre société, davantage que d’autres, trouvera cette théorie difficilement acceptable, parce que nous avons fait de l’extase obtenue pharmacologiquement un tabou. La sexualité est un tabou pour la même raison ; ces choses sont consciemment ou inconsciemment rattachées aux mystères de notre origine et de notre développement. La théorie des plantes hallucinogènes comme axe central de l’origine de l’esprit suggère un scénario tel que celui-ci : nous savons qu’il y a quatre ou cinq mille ans, le Sahara était beaucoup plus humide qu’aujourd’hui. L’historien romain, Pline, parlait de l’Afrique du Nord comme de la « corbeille à pain de Rome ». On estime que durant les cent cinquante mille dernières années, le Sahara s’est graduellement asséché, passant d’une forêt subtropicale à des prairies, puis à un désert. Lorsque les prairies apparurent, le mode de vie arboricole des primates leur posa des problèmes de survie. Ils quittèrent donc leurs arbres et commencèrent à peupler les prairies. L’évolution de leur répertoire arboricole destiné à signaler l’arrivée d’ennemis se forma sous la pression du danger, puis se développa ensuite. On suppose que ce sont les signaux des chasseurs, tels ceux utilisés par les loups et les chiens, qui servirent de base au langage. Mais le déplacement des primates arboricoles vers les prairies eut une autre conséquence : la possibilité d’être en contact avec les bouses des herbivores, et par là même avec des champignons coprophiles. Plusieurs espèces de champignons contenant de la psilocybine sont coprophiles ; a contrario, l’Amanita muscaria, qui a une relation symbiotique avec le bouleau et le sapin, ne l’est pas.
Le petit nombre d’espèces de plantes caractéristique des prairies, contrastant avec les forêts, permet d’affirmer que toute plante de prairie rencontrée était testée pour vérifier son potentiel nutritif. L’éminent géographe Carl Saur (1973) pense qu’il n’existe rien de tel qu’une prairie naturelle. Il suggère que toutes les prairies sont des créations humaines résultant d’incendies. Il fonde son hypothèse sur le fait que toutes les espèces présentes dans les prairies sont également présentes dans les sols des forêts qui les bordent, mais qu’un très fort pourcentage d’espèces forestières sont absentes des prairies. D‘après lui, les prairies sont très récentes et doivent donc être considérées comme concomitantes au développement des grandes populations humaines.
L’étape suivante dans l’évolution culturelle des primates bipèdes devenus chasseurs fut la domestication des herbivores de pâturages. Avec les animaux et leurs bouses, apparurent les champignons, et la relation humain-champignon put s’approfondir.
On peut trouver des preuves de ces spéculations au sud de l’Algérie. Il y existe une formation géologique curieuse nommée Plateau de Tassili. Elle ressemble à un labyrinthe, un vaste terrain aride d’escarpements rocheux, taillés par les vents en plusieurs couloirs étroits et perpendiculaires, semblable à une ville abandonnée. Et dans le Tassili se trouvent des peintures sur pierres réalisées sur une période allant du néolithique jusqu’il y a environ deux mille ans. Ce sont là les premières représentations connues de chamanes, représentations coïncidant avec la présence d’un grand nombre d’animaux de pâturages, et plus particulièrement de bétail (Lhote, 1959 ; Lajoux, 1963). Les chamanes, dansent et tiennent des poignées de champignons, ils en ont également qui poussent sur leurs corps. On voit des images similaires sur les tissus pré-Colombiens où le chamane est représenté tenant un objet identifié soit comme une hachette, soit comme un champignon. Des outils tranchants ressemblant à l’objet évoqué ont été découverts. Quoi qu’il en soit, à l’inverse des images péruviennes qui demeurent ambiguës, dans les fresques de Tassili, nous voyons bien des chamanes en train de danser, avec six, huit, dix champignons serrés dans leurs mains et poussant sur leurs corps.
Les peuples de bergers qui ont réalisé les peintures du Tassili quittèrent l’Afrique il y a bien longtemps, peut-être vingt ou cinq mille ans. Où qu’ils aillent, leur mode de vie pastoral les suivait. La Mer Rouge était alors à l’intérieur des terres. La botte de l’Arabie était contre le continent africain. Certains de ces Africains pastoraux utilisèrent le pont terrestre pour rejoindre dans un premier temps le croissant fertile et plus tard l’Asie Mineure, où ils se mêlèrent aux populations déjà présentes, il y a environ douze mille ans. Ces peuplades pastorales avaient un culte du bétail et vouaient un culte à la Grande Déesse. On peut en trouver la preuve dans un grand nombre de sites au sud de l’Anatolie, le plus étudié étant Çatal Hüyük, qui date d’environ huit à neuf mille ans avant notre ère. Çatal Hüyük, qui a été mis à jour récemment, contient d’étonnants sites sacrés comportant des bas-reliefs mêlés à des dessins de têtes d’animaux d’élevage – les peintures complexes d’une civilisation sophistiquée (Mellaart, 1965, 1967).
Il est possible de voir dans la convergence du culte de la Grande Déesse avec celui du bétail, une reconnaissance et une conscience du champignon en tant que troisième membre chthonien d’une sorte de trinité néolithique tardive. Car le champignon, considéré comme un produit du bétail tout autant que le lait, la viande, et la bouse, s’avérait être le canal menant à la Déesse. Récemment, Riane Eisler dans son intéressant travail de relecture historique, Le Calice et le Glaive, avança l’importante idée d’une compétition entre les modèles sociaux axés sur le « partenariat » et les formes « dominatrices » d’organisation sociale. Ces dernières, hiérarchiques, paternalistes, matérialistes, sont dominées par les hommes. Selon elle, c’est la tension entre ces deux formes d’organisation et la surexpression du modèle dominateur qui sont responsables de notre aliénation. Je suis tout à fait d’accord avec le point de vue d’Eisler. Cet essai pose d’ailleurs une question qui peut être considérée comme une extension de son argument : quel facteur maintenait l’équilibre des sociétés de partenariat du Néolithique tardif, et quel facteur a disparu pour laisser la place à l’émergence de ce modèle dominateur mal adapté d’un point de vue évolutionnaire ?
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