Inspiré, sans doute imprudemment, par la nouvelle lune et la « Psychedelic Jungle » de Cramp, j’ai décidé de pénétrer dans le débat opposant la Chaos et Thelema. C’est, bien sûr, une tâche impossible. C’est d’ailleurs sans doute ce qui m’a poussé à le faire.
Tout d’abord, qu’est-ce qui différencie Thelema et Chaos ? Dans Starfire, Mick Staley essaye de distinguer la Thelema de la Crowleyanité. Thelema, nous suggère-t-il, préexistait à la formulation qu’en fit de Crowley. Cela pose immédiatement problème, puisque pour la majorité des magiciens : Crowley = Thelema. Mais si l’on peut accepter que quelque chose ait existé indépendamment des écrits de Crowley, alors cela doit être cette chose (Thelema) qui doit être contrastée avec la Magick du Chaos. Le noyau de cette chose, je suggère que c’est la Volonté. Cette idée de Volonté est-elle d’une manière ou d’une autre opposée à la Chaos ?
Mais alors qu’est-ce que le Chaos ?
Pour les besoins de cette argumentation, j’interpréterai le Chaos comme suit : le monde de l’expérience journalière a ses racines dans le Chaos. Ainsi, toute tentative pour comprendre le monde via la raison atteint une limite dont l’autre versant réside dans le Chaos, un état d’existence / non-existence qui ne peut être compris par l’ego rationnel. Cependant, au travers de techniques rituelles, cet état peut être manifesté dans le monde de tous les jours, suspendant les « lois » consensuelles du sens commun et permettant à la Magie de naître. Par ailleurs, et peut-être est-ce le résultat de cette pratique de la Magie du Chaos, l’idée du Chaos pénètre lentement dans l’imagination populaire au travers de la science. Elle réfute la science classique basée sur cette idée : une fois la structure du monde physique correctement modélisée sous une forme mathématique, il est possible de prédire les états futurs des systèmes divers (la météo par exemple) qui constituent le monde physique.
Avec une réserve toutefois émise à contrecoeur : la démarche requerrait une précision de mesure impossible à mettre en oeuvre. Les ingénieurs ont du depuis longtemps accepter cette incertitude – toutes les mesures étant limitées par la fiabilité de l’appareil de mesure. La précision absolue est un but impossible à atteindre. Il demeure toujours un degré d’incertitude, une instabilité et, en concentrant sa Volonté sur cela, le magicien peut exercer une influence sur le monde susceptible de produire un résultat Voulu.
Puisque la Chaos est une forme de Magie – c’est-à-dire qu’elle cherche à exercer une influence sur notre conscience du monde de tous les jours – elle doit donc impliquer la Volonté. Autrement, elle se situerait davantage du côté du mysticisme, qui constitue une tentative pour « suivre le courant » de l’expérience du monde sans chercher à influencer la direction de ce courant. Dans cette perspective, la Chaos est plus proche d’une forme élevée d’ordre, dans laquelle le hasard apparent ou l’événement impromptu intervenant dans l’existence d’un individu ne serait en réalité que le fruit de quelque volonté supérieure à cet individu. En se délivrant des désirs de l’ego, il est possible d’expérimenter cette volonté supérieure, en interprétant les obstacles et les échecs de l’existence comme un encouragement à développer une conscience « stoïcienne », qui permettra à l’ego de nager librement tel un poisson dans la rivière du Tao – ou du Chaos.
Sous-jacente à cette conception, se profile l’image de l’ermite, du sage des forêts de l’hindouisme, de l’adepte solitaire de la Haute Magie. Si cela était encore possible à l’époque actuelle, expérimenter une telle existence impliquerait de se retirer du monde humain. Mais un tel modèle n’est plus valide depuis que le développement de la conscience de l’humanité est tel qu’aucun lieu vierge ni sauvage n’existe plus pour entreprendre une telle quête. Nous sommes donc obligés de faire avec les effets du désir humain de connaissance, de puissance, de contrôle et de sécurité.
C’est peut-être là la différence cruciale entre la Magie du Chaos et Thelema. Thelema, telle que développée et adaptée par Crowley au 20e siècle, contient tout l’héritage des expériences et des pratiques remontant par la Golden Dawn, par l’Hermétisme, jusqu’à l’Égypte et au Pays de Sumer, qui eux-mêmes avaient puisé leurs croyances dans la culture d’ancêtres anonymes qui s’étaient battus pour créer des modèles de l’univers, des cosmologies et des mythes de la création leur permettant de donner un sens à leur présence en ce monde.
La tâche de Crowley, comme celle de Mathers et d’Eliphas Levi avant lui, fut de synthétiser ce vaste corpus de connaissances conscientes / inconscientes et de le représenter d’une manière compréhensible pour ses contemporains. Malheureusement, et cela est une question principalement linguistique, le langage magique est limité par l’emprise judéo-chrétienne d’une part, et par la Raison d’autre part. Notre langage de tous les jours dérive de notre perception d’un monde constitué d’objets distincts et s’appuie essentiellement sur la vue. Mais, dès que nous entrons dans la sphère plus subjective de la Magie, les problèmes surviennent. Jusqu’à quel point partageons-nous la même réalité magique et conférons-nous des significations identiques à des mots tels que « Volonté » ? Le problème n’est pas spécifique à la magie. Pendant un temps j’ai travaillé comme contrôleur de qualité à la « London Rubber ». Régulièrement, je devais comparer mon travail avec celui des autres pour m’assurer que nous appliquions les mêmes critères et processus, afin par exemple de ne pas rejeter de capotes que d’autres laisseraient passer. En science, il est convenu que le travail d’une personne doive être examiné de façon critique par l’ensemble de ses pairs. Or, dès que la créativité entre en jeu, le processus est altéré. L’épreuve décisive pour toute forme de Magie devrait être « est-ce que cela fonctionne ? » Mais comment peut-on en juger puisque les résultats d’un rituel peuvent ne pas être visibles pendant un certain laps de temps ? Au début des années 80, un grand travail a été réalisé afin de stopper l’expansion des armes nucléaires. Mais ce n’est qu’aujourd’hui qu’un changement profond pouvant être considéré comme un succès se produit en Europe de l’Est. Mais ces changements peuvent être ignorés par un échec de l’imagination et par la difficulté de dépasser les parasites complexes militaro-industriels de l’Est et de l’Ouest.
Il se peut que Thelema soit souillée par la terminologie héritée de la Golden Dawn via Crowley, mais en son sein repose un détecteur de conneries imparable. J’ai découvert que la question « quelle est ta Volonté ? » posée à n’importe quel groupe qui prétend désirer des changements est un défi efficace. Ce qui est dérangeant par contre c’est de réaliser que dans la plupart des cas cette question n’évoque que le silence ou, au mieux, la fuite.
La critique la plus dommageable pour Thelema est qu’elle échoue à passer de la Magie à des croyances alternatives diverses susceptibles de modifier la société. Ce n’est pas une simple question rhétorique, le courant néopaïen parvenant, lui, à prendre progressivement le contrôle de la conscience et des structures alternatives.
La Magie du Chaos peut-elle réussir là où Thelema n’est pas (encore) parvenue ? J’en doute au vu de la réaction du citoyen lambda qui pense que c’est « trop sombre ». Le simple mot de « Chaos » tendant à provoquer un étiquetage « anarchiste » et évoque des visions de cauchemars d’hommes monstres parcourant les rues afin de tout faire péter. Bien sûr, pour certains, cela peut déclencher une vocation, puisqu’une chose aussi mauvaise doit, en définitive, être bonne.
Non, d’une manière ou d’une autre nous devons accomplir une tâche de Sisyphe en appliquant la notion de Volonté comme rasoir d’Occam contre les conceptions dualistes de la conscience – ou de l’inconscience – du New Age. En termes pratiques, cela signifie diriger nos Volontés contre et avec le mouvement Vert en pleine croissance, afin qu’au lieu de disparaître dans un brouillard de « bonnes intentions », il devienne une véritable et énergique critique de la culture consumériste. Tout comme le marxisme a échoué à réaliser ses voies, du fait que la classe laborieuse avait déjà été « mobilisée » par les capitalistes, ainsi la Magie échoue-t-elle du fait que les énergies de la masse inconsciente ont déjà été exploitées par la pub, via les mass media.
L’énergie destinée au changement de conscience a été convertie par la culture consumériste en un désir de posséder un flux sans fin de merdasses inutiles. L’affluence de la pub a pour vocation de dépasser nos circuits logiques pour atteindre directement nos désirs d’accéder à un statut et à la sécurité. Nous ne faisons pas qu’acheter le produit, nous achetons le rêve, l’illusion de Maya. Cela est, comme nous pouvons le deviner, une forme de Magie. Je peux être un pauvre squatteur d’un bidonville du tiers monde, si je peux acheter une bouteille de Coca, je pense posséder alors le rêve du plus riche des multimillionnaires américains. Je peux être le possesseur d’une vieille Trabant de l’Allemagne de l’Est, mais en traversant le Mur je deviens le possesseur potentiel d’une Porsche.
Mais si vous observez ceux qui possèdent déjà de tels rêves, que trouvez-vous ? Que ce sont, comme en Californie, ces mêmes personnes qui se tournent vers les conneries New Age les plus ridicules afin de satisfaire leur appétit d’en avoir toujours plus ; de découvrir quelque chose susceptible de remplir le vide douloureux qu’ils devinent ramper et qui les ronge à la façon d’un Charles Manson cauchemardesque guettant derrière les murs de leur maison de Beverly Hills.
Mais, bien sûr, la dernière chose qu’ils veulent entendre est la « vérité ». Ils préfèrent créer une industrie New Age richissime plutôt que d’accepter qu’au sein même des plus riches maisons se tient la réalité du Chaos, ce Vide qui se drape des voiles de Maya, la danse de l’Illusion, dans lequel nous sommes tous, ce clodo affamé comme cette voluptueuse starlette de cinéma. « Quelle est ta Volonté ? »
Bien sûr, je suis quelque peu prédisposé grâce à tout ce que j’ai chanté avec Bowie sur Ziggy Stardust, j’ai choisi la Magie comme Voie. Par le biais d’expériences à la fois belles et terrifiantes, je suis arrivé à la compréhension que la condition humaine n’est qu’un aspect d’un continuum de conscience. Pour moi, tout l’univers est une entité vivante avec laquelle j’interagis par les fugaces courants d’énergies qui inspirent ma prise de conscience. Rationnellement comme poétiquement, je perçois mon cerveau, mon corps comme une partie de la substance de l’univers et non comme un élément distinct. Pour moi, la condition humaine est en partie une tragédie, en partie une farce. Nous sommes des singes semi-intelligents qui ont été conduits, par la vision fugace de ce qui pourrait être, à créer ce monde, notre réalité. Mais en notre ignorance, nous avons pris la vision pour l’ensemble, l’ego pour le soi. Nous nous battons pour l’ordre et créons le chaos, puis nous reconnaissons dans le chaos une « forme plus élevée d’ordre ».
« La Connaissance est le pouvoir, le pouvoir est le contrôle, le contrôle est la sécurité ». Ah oui ? Mais la connaissance est aussi le plaisir, un plaisir plus intense que n’importe quel autre créé par la sécurité. La sécurité est la stérilité, la stérilité est la mort. Nous courons après l’évolution, mais ne pouvons accepter que l’évolution implique des changements et que ces changements dénient toute notion de sécurité. Que voulons-nous ?
Si notre Volonté est d’avoir la sécurité, la stabilité, alors que cela soit – comme autant de fossiles. Embrasser la Chaos (Thelema) c’est renoncer aux faux dieux et accepter que nos actions en tant que magiciens puissent changer non seulement nous-mêmes, mais également notre monde. Pour autant que la Chaos et Thelema soient des voies valides, alors elles nous changeront. S’accrocher à une identité, bien que cela soit plaisant ou gratifiant, est une négation de la Magie. La Magie est changements, le seul facteur constant étant la révélation de l’existence de l’ordre / du chaos de l’univers.
Outre Thelema et la Chaos, je pratique également la Magie de Maat. Pour les Égyptiens, Maat était « l’ordre juste de l’univers ». La nuance se place entre le concept hindou familier de « karma », qui concerne nos existences humaines et le concept moins familier de « rta », qui concerne nos façons d’être en tant que formes de la conscience universelle.
La Magie s’est détachée de la Science il y a 300 ans. La science cherchait à découvrir la « main de Dieu » dans le monde naturel ; la Magie ambitionner de devenir l’égale des dieux. Aujourd’hui nous sommes les témoins du chevauchement de ces deux voies. Nous ne sommes plus la création de quelque dieu distant, mais les produits naturels de l’univers. Nous avons « évolué » à partir de composés chimiques organiques. Aujourd’hui, nous avons la capacité, par le biais de la réplication de l’ADN, de nous faire évoluer nous-mêmes. Nous avons, littéralement, les pouvoirs des dieux. Ce dont nous manquons, et ce que la Magie doit essayer de nous fournir, c’est l’intelligence d’utiliser un tel pouvoir. Le moyen pour parvenir à cela est de poser la question « Quelle est ta Volonté ? » Nos gènes sont-ils notre force motivante, ou existe-t-il autre chose que je puisse appeler « Conscience » ? Cette conscience je la tiens pour implicite au sein de la structure de l’univers et cela a été prouvé comme tel par la physique quantique. Il se peut que cela soit improuvable / indéniable et par conséquent a-scientifique, mais je suggère que notre soi-disant conscience est un phénomène quantique.
C’est cela que Crowley a expérimenté par l’interaction de Nuit et de Hadit dans le Livre de la Loi. C’est également la racine de la Chaos. Ainsi, Thelema et la Chaos ne sont que deux aspects différents d’une expérience unique, exprimée dans un langage particulier à des époques différentes et dans des cultures différentes.
Seul, je ne puis exprimer totalement la complexité de ces possibilités et cependant nous devons tous essayer de les mettre en œuvres. En les plaçant au cœur de nos expériences d’être au monde, nous pouvons espérer créer une société qui survivra plutôt que périra sous l’effet de ses contradictions inconscientes. Nous ne sommes que des « singes nus », mais nous sommes des singes possédant des cerveaux suffisamment complexes que pour appréhender l’éventualité d’être plus que ce que nous sommes et pour devenir « homo veritas », un homme véritable à tout le moins.
Tels que nous sommes, nous ne pouvons entièrement percevoir la vérité de tout cela, seule notre imagination peut en appréhender le potentiel. C’est ma Volonté de faire que cela soit, voilà pourquoi j’écris ces mots, afin qu’ils touchent et stimulent ceux qui les lisent. Qu’il en soit ainsi !
En me relisant, je comprends la nécessité d’en développer l’argumentation. Les événements en Europe de l’Est de ces dernières années me frappent par leurs conséquences. L’essence du « rideau de fer » était de permettre à l’Est de développer son propre système économique alternatif tel qu’édicté par Marx. Ce qui a lieu actuellement correspond à l’incorporation de ce système économique dans l’économie globale, ce qui implique un échec du marxisme. Cet échec laisse un vacuum de pouvoir. La majorité des critiques portant que les structures des puissances de l’Ouest viennent du marxisme. Mais si celui-ci a échoué, une nouvelle critique peut voir le jour.
D’où émergera cette critique ? De la Magie. Bien sûr, cela requiert des magiciens qu’ils adoptent une approche intellectuelle plus rigoureuse quant à leurs croyances, et c’est assurément ce dont il est question dans la Chaos ou Thelema, chacune accuse l’autre de se pervertir par rapport à la « vraie nature » de la Magie. Je suggère que les magiciens commencent à considérer sérieusement la Magie comme une énergie dirigée vers le changement, plutôt que comme système parasite de croyances et ce, afin d’échapper au succès économique du capitalisme. Pour pratiquer la Magie, nous devons croire assurément que nous habitons un univers magique, plutôt qu’économique. Combien plus efficace serait notre Magique si nous remplacions le système de croyances de la société économique par celui d’une société enracinée dans la conception magique de la réalité.
Voici la pomme avec laquelle je désire vous tenter – oserez-vous goûter au fruit défendu ?
Chaos versus Thelema ? Alistair Livingston. Traduction française par Spartakus FreeMann, Nadir de Libertalia, Anno iv13 Sol 25° Aries, Luna 15° Cancer Dies Veneris
Par Alistair Livingston
Inspiré, sans doute imprudemment, par la nouvelle lune et la « Psychedelic Jungle » de Cramp, j’ai décidé de pénétrer dans le débat opposant la Chaos et Thelema. C’est, bien sûr, une tâche impossible. C’est d’ailleurs sans doute ce qui m’a poussé à le faire.
Tout d’abord, qu’est-ce qui différencie Thelema et Chaos ? Dans Starfire, Mick Staley essaye de distinguer la Thelema de la Crowleyanité. Thelema, nous suggère-t-il, préexistait à la formulation qu’en fit de Crowley. Cela pose immédiatement problème, puisque pour la majorité des magiciens : Crowley = Thelema. Mais si l’on peut accepter que quelque chose ait existé indépendamment des écrits de Crowley, alors cela doit être cette chose (Thelema) qui doit être contrastée avec la Magick du Chaos. Le noyau de cette chose, je suggère que c’est la Volonté. Cette idée de Volonté est-elle d’une manière ou d’une autre opposée à la Chaos ?
Mais alors qu’est-ce que le Chaos ?
Pour les besoins de cette argumentation, j’interpréterai le Chaos comme suit : le monde de l’expérience journalière a ses racines dans le Chaos. Ainsi, toute tentative pour comprendre le monde via la raison atteint une limite dont l’autre versant réside dans le Chaos, un état d’existence / non-existence qui ne peut être compris par l’ego rationnel. Cependant, au travers de techniques rituelles, cet état peut être manifesté dans le monde de tous les jours, suspendant les « lois » consensuelles du sens commun et permettant à la Magie de naître. Par ailleurs, et peut-être est-ce le résultat de cette pratique de la Magie du Chaos, l’idée du Chaos pénètre lentement dans l’imagination populaire au travers de la science. Elle réfute la science classique basée sur cette idée : une fois la structure du monde physique correctement modélisée sous une forme mathématique, il est possible de prédire les états futurs des systèmes divers (la météo par exemple) qui constituent le monde physique.
Avec une réserve toutefois émise à contrecoeur : la démarche requerrait une précision de mesure impossible à mettre en oeuvre. Les ingénieurs ont du depuis longtemps accepter cette incertitude – toutes les mesures étant limitées par la fiabilité de l’appareil de mesure. La précision absolue est un but impossible à atteindre. Il demeure toujours un degré d’incertitude, une instabilité et, en concentrant sa Volonté sur cela, le magicien peut exercer une influence sur le monde susceptible de produire un résultat Voulu.
Puisque la Chaos est une forme de Magie – c’est-à-dire qu’elle cherche à exercer une influence sur notre conscience du monde de tous les jours – elle doit donc impliquer la Volonté. Autrement, elle se situerait davantage du côté du mysticisme, qui constitue une tentative pour « suivre le courant » de l’expérience du monde sans chercher à influencer la direction de ce courant. Dans cette perspective, la Chaos est plus proche d’une forme élevée d’ordre, dans laquelle le hasard apparent ou l’événement impromptu intervenant dans l’existence d’un individu ne serait en réalité que le fruit de quelque volonté supérieure à cet individu. En se délivrant des désirs de l’ego, il est possible d’expérimenter cette volonté supérieure, en interprétant les obstacles et les échecs de l’existence comme un encouragement à développer une conscience « stoïcienne », qui permettra à l’ego de nager librement tel un poisson dans la rivière du Tao – ou du Chaos.
Sous-jacente à cette conception, se profile l’image de l’ermite, du sage des forêts de l’hindouisme, de l’adepte solitaire de la Haute Magie. Si cela était encore possible à l’époque actuelle, expérimenter une telle existence impliquerait de se retirer du monde humain. Mais un tel modèle n’est plus valide depuis que le développement de la conscience de l’humanité est tel qu’aucun lieu vierge ni sauvage n’existe plus pour entreprendre une telle quête. Nous sommes donc obligés de faire avec les effets du désir humain de connaissance, de puissance, de contrôle et de sécurité.
C’est peut-être là la différence cruciale entre la Magie du Chaos et Thelema. Thelema, telle que développée et adaptée par Crowley au 20e siècle, contient tout l’héritage des expériences et des pratiques remontant par la Golden Dawn, par l’Hermétisme, jusqu’à l’Égypte et au Pays de Sumer, qui eux-mêmes avaient puisé leurs croyances dans la culture d’ancêtres anonymes qui s’étaient battus pour créer des modèles de l’univers, des cosmologies et des mythes de la création leur permettant de donner un sens à leur présence en ce monde.
La tâche de Crowley, comme celle de Mathers et d’Eliphas Levi avant lui, fut de synthétiser ce vaste corpus de connaissances conscientes / inconscientes et de le représenter d’une manière compréhensible pour ses contemporains. Malheureusement, et cela est une question principalement linguistique, le langage magique est limité par l’emprise judéo-chrétienne d’une part, et par la Raison d’autre part. Notre langage de tous les jours dérive de notre perception d’un monde constitué d’objets distincts et s’appuie essentiellement sur la vue. Mais, dès que nous entrons dans la sphère plus subjective de la Magie, les problèmes surviennent. Jusqu’à quel point partageons-nous la même réalité magique et conférons-nous des significations identiques à des mots tels que « Volonté » ? Le problème n’est pas spécifique à la magie. Pendant un temps j’ai travaillé comme contrôleur de qualité à la « London Rubber ». Régulièrement, je devais comparer mon travail avec celui des autres pour m’assurer que nous appliquions les mêmes critères et processus, afin par exemple de ne pas rejeter de capotes que d’autres laisseraient passer. En science, il est convenu que le travail d’une personne doive être examiné de façon critique par l’ensemble de ses pairs. Or, dès que la créativité entre en jeu, le processus est altéré. L’épreuve décisive pour toute forme de Magie devrait être « est-ce que cela fonctionne ? » Mais comment peut-on en juger puisque les résultats d’un rituel peuvent ne pas être visibles pendant un certain laps de temps ? Au début des années 80, un grand travail a été réalisé afin de stopper l’expansion des armes nucléaires. Mais ce n’est qu’aujourd’hui qu’un changement profond pouvant être considéré comme un succès se produit en Europe de l’Est. Mais ces changements peuvent être ignorés par un échec de l’imagination et par la difficulté de dépasser les parasites complexes militaro-industriels de l’Est et de l’Ouest.
Il se peut que Thelema soit souillée par la terminologie héritée de la Golden Dawn via Crowley, mais en son sein repose un détecteur de conneries imparable. J’ai découvert que la question « quelle est ta Volonté ? » posée à n’importe quel groupe qui prétend désirer des changements est un défi efficace. Ce qui est dérangeant par contre c’est de réaliser que dans la plupart des cas cette question n’évoque que le silence ou, au mieux, la fuite.
La critique la plus dommageable pour Thelema est qu’elle échoue à passer de la Magie à des croyances alternatives diverses susceptibles de modifier la société. Ce n’est pas une simple question rhétorique, le courant néopaïen parvenant, lui, à prendre progressivement le contrôle de la conscience et des structures alternatives.
La Magie du Chaos peut-elle réussir là où Thelema n’est pas (encore) parvenue ? J’en doute au vu de la réaction du citoyen lambda qui pense que c’est « trop sombre ». Le simple mot de « Chaos » tendant à provoquer un étiquetage « anarchiste » et évoque des visions de cauchemars d’hommes monstres parcourant les rues afin de tout faire péter. Bien sûr, pour certains, cela peut déclencher une vocation, puisqu’une chose aussi mauvaise doit, en définitive, être bonne.
Non, d’une manière ou d’une autre nous devons accomplir une tâche de Sisyphe en appliquant la notion de Volonté comme rasoir d’Occam contre les conceptions dualistes de la conscience – ou de l’inconscience – du New Age. En termes pratiques, cela signifie diriger nos Volontés contre et avec le mouvement Vert en pleine croissance, afin qu’au lieu de disparaître dans un brouillard de « bonnes intentions », il devienne une véritable et énergique critique de la culture consumériste. Tout comme le marxisme a échoué à réaliser ses voies, du fait que la classe laborieuse avait déjà été « mobilisée » par les capitalistes, ainsi la Magie échoue-t-elle du fait que les énergies de la masse inconsciente ont déjà été exploitées par la pub, via les mass media.
L’énergie destinée au changement de conscience a été convertie par la culture consumériste en un désir de posséder un flux sans fin de merdasses inutiles. L’affluence de la pub a pour vocation de dépasser nos circuits logiques pour atteindre directement nos désirs d’accéder à un statut et à la sécurité. Nous ne faisons pas qu’acheter le produit, nous achetons le rêve, l’illusion de Maya. Cela est, comme nous pouvons le deviner, une forme de Magie. Je peux être un pauvre squatteur d’un bidonville du tiers monde, si je peux acheter une bouteille de Coca, je pense posséder alors le rêve du plus riche des multimillionnaires américains. Je peux être le possesseur d’une vieille Trabant de l’Allemagne de l’Est, mais en traversant le Mur je deviens le possesseur potentiel d’une Porsche.
Mais si vous observez ceux qui possèdent déjà de tels rêves, que trouvez-vous ? Que ce sont, comme en Californie, ces mêmes personnes qui se tournent vers les conneries New Age les plus ridicules afin de satisfaire leur appétit d’en avoir toujours plus ; de découvrir quelque chose susceptible de remplir le vide douloureux qu’ils devinent ramper et qui les ronge à la façon d’un Charles Manson cauchemardesque guettant derrière les murs de leur maison de Beverly Hills.
Mais, bien sûr, la dernière chose qu’ils veulent entendre est la « vérité ». Ils préfèrent créer une industrie New Age richissime plutôt que d’accepter qu’au sein même des plus riches maisons se tient la réalité du Chaos, ce Vide qui se drape des voiles de Maya, la danse de l’Illusion, dans lequel nous sommes tous, ce clodo affamé comme cette voluptueuse starlette de cinéma. « Quelle est ta Volonté ? »
Bien sûr, je suis quelque peu prédisposé grâce à tout ce que j’ai chanté avec Bowie sur Ziggy Stardust, j’ai choisi la Magie comme Voie. Par le biais d’expériences à la fois belles et terrifiantes, je suis arrivé à la compréhension que la condition humaine n’est qu’un aspect d’un continuum de conscience. Pour moi, tout l’univers est une entité vivante avec laquelle j’interagis par les fugaces courants d’énergies qui inspirent ma prise de conscience. Rationnellement comme poétiquement, je perçois mon cerveau, mon corps comme une partie de la substance de l’univers et non comme un élément distinct. Pour moi, la condition humaine est en partie une tragédie, en partie une farce. Nous sommes des singes semi-intelligents qui ont été conduits, par la vision fugace de ce qui pourrait être, à créer ce monde, notre réalité. Mais en notre ignorance, nous avons pris la vision pour l’ensemble, l’ego pour le soi. Nous nous battons pour l’ordre et créons le chaos, puis nous reconnaissons dans le chaos une « forme plus élevée d’ordre ».
« La Connaissance est le pouvoir, le pouvoir est le contrôle, le contrôle est la sécurité ». Ah oui ? Mais la connaissance est aussi le plaisir, un plaisir plus intense que n’importe quel autre créé par la sécurité. La sécurité est la stérilité, la stérilité est la mort. Nous courons après l’évolution, mais ne pouvons accepter que l’évolution implique des changements et que ces changements dénient toute notion de sécurité. Que voulons-nous ?
Si notre Volonté est d’avoir la sécurité, la stabilité, alors que cela soit – comme autant de fossiles. Embrasser la Chaos (Thelema) c’est renoncer aux faux dieux et accepter que nos actions en tant que magiciens puissent changer non seulement nous-mêmes, mais également notre monde. Pour autant que la Chaos et Thelema soient des voies valides, alors elles nous changeront. S’accrocher à une identité, bien que cela soit plaisant ou gratifiant, est une négation de la Magie. La Magie est changements, le seul facteur constant étant la révélation de l’existence de l’ordre / du chaos de l’univers.
Outre Thelema et la Chaos, je pratique également la Magie de Maat. Pour les Égyptiens, Maat était « l’ordre juste de l’univers ». La nuance se place entre le concept hindou familier de « karma », qui concerne nos existences humaines et le concept moins familier de « rta », qui concerne nos façons d’être en tant que formes de la conscience universelle.
La Magie s’est détachée de la Science il y a 300 ans. La science cherchait à découvrir la « main de Dieu » dans le monde naturel ; la Magie ambitionner de devenir l’égale des dieux. Aujourd’hui nous sommes les témoins du chevauchement de ces deux voies. Nous ne sommes plus la création de quelque dieu distant, mais les produits naturels de l’univers. Nous avons « évolué » à partir de composés chimiques organiques. Aujourd’hui, nous avons la capacité, par le biais de la réplication de l’ADN, de nous faire évoluer nous-mêmes. Nous avons, littéralement, les pouvoirs des dieux. Ce dont nous manquons, et ce que la Magie doit essayer de nous fournir, c’est l’intelligence d’utiliser un tel pouvoir. Le moyen pour parvenir à cela est de poser la question « Quelle est ta Volonté ? » Nos gènes sont-ils notre force motivante, ou existe-t-il autre chose que je puisse appeler « Conscience » ? Cette conscience je la tiens pour implicite au sein de la structure de l’univers et cela a été prouvé comme tel par la physique quantique. Il se peut que cela soit improuvable / indéniable et par conséquent a-scientifique, mais je suggère que notre soi-disant conscience est un phénomène quantique.
C’est cela que Crowley a expérimenté par l’interaction de Nuit et de Hadit dans le Livre de la Loi. C’est également la racine de la Chaos. Ainsi, Thelema et la Chaos ne sont que deux aspects différents d’une expérience unique, exprimée dans un langage particulier à des époques différentes et dans des cultures différentes.
Seul, je ne puis exprimer totalement la complexité de ces possibilités et cependant nous devons tous essayer de les mettre en œuvres. En les plaçant au cœur de nos expériences d’être au monde, nous pouvons espérer créer une société qui survivra plutôt que périra sous l’effet de ses contradictions inconscientes. Nous ne sommes que des « singes nus », mais nous sommes des singes possédant des cerveaux suffisamment complexes que pour appréhender l’éventualité d’être plus que ce que nous sommes et pour devenir « homo veritas », un homme véritable à tout le moins.
Tels que nous sommes, nous ne pouvons entièrement percevoir la vérité de tout cela, seule notre imagination peut en appréhender le potentiel. C’est ma Volonté de faire que cela soit, voilà pourquoi j’écris ces mots, afin qu’ils touchent et stimulent ceux qui les lisent. Qu’il en soit ainsi !
En me relisant, je comprends la nécessité d’en développer l’argumentation. Les événements en Europe de l’Est de ces dernières années me frappent par leurs conséquences. L’essence du « rideau de fer » était de permettre à l’Est de développer son propre système économique alternatif tel qu’édicté par Marx. Ce qui a lieu actuellement correspond à l’incorporation de ce système économique dans l’économie globale, ce qui implique un échec du marxisme. Cet échec laisse un vacuum de pouvoir. La majorité des critiques portant que les structures des puissances de l’Ouest viennent du marxisme. Mais si celui-ci a échoué, une nouvelle critique peut voir le jour.
D’où émergera cette critique ? De la Magie. Bien sûr, cela requiert des magiciens qu’ils adoptent une approche intellectuelle plus rigoureuse quant à leurs croyances, et c’est assurément ce dont il est question dans la Chaos ou Thelema, chacune accuse l’autre de se pervertir par rapport à la « vraie nature » de la Magie. Je suggère que les magiciens commencent à considérer sérieusement la Magie comme une énergie dirigée vers le changement, plutôt que comme système parasite de croyances et ce, afin d’échapper au succès économique du capitalisme. Pour pratiquer la Magie, nous devons croire assurément que nous habitons un univers magique, plutôt qu’économique. Combien plus efficace serait notre Magique si nous remplacions le système de croyances de la société économique par celui d’une société enracinée dans la conception magique de la réalité.
Voici la pomme avec laquelle je désire vous tenter – oserez-vous goûter au fruit défendu ?