L’ouvrage SSOTBME de Lionel Snell, sorti en 1974, marque une étape importante dans l’histoire de la magie moderne, puisqu’il influencera tout autant la génération chaote des Sherwin et Carroll qu’il favorisera l’émergence du courant new-age [1]. Ce qui était à l’origine un ouvrage de commande et aurait du trouver sa place dans une collection dédiée aux religions comparées, se transforma, une fois le projet de collection abandonné, en une œuvre parfois qualifiée de « grimoire magique définitif du 21e siècle ».
L’étrange abréviation du titre doit se lire « Sex Secrets Of The Black Magicians Exposed » bien qu’il ne soit question dans ce livre, autant le dire tout de suite, ni de sexe ni de magie noire, mais de la façon dont le monde est façonné par les croyances, de l’importance de la subjectivité dans la magie et de ses rapports avec les autres domaines du savoir. La pirouette de l’intitulé a néanmoins une raison d’être que Lionel Snell explicite dans ce chapitre 4 où il est question des représentations populaires associées à la magie et du dénigrement de ce domaine par la science :
Il est à espérer que quiconque ayant déjà touché à la magie pratique a, dès à présent, intégré l’idée que cet essai traite bien de Magie. Pourtant, mon expérience me souffle que certains lecteurs auront eu le sentiment que j’ai esquivé le véritable sujet, en omettant de mentionner hurlement de vierges, chèvres sacrifiées et calices emplis de sang chaud.
Bien qu’étant le dernier à nier l’importance de tels ingrédients, je voudrais insister sur l’idée que leur rôle est périphérique plutôt que fondamental. Concurremment aux ouvrages livrant quantité de détails scabreux sur les sabbats sanglants, se trouvent des manuels qui proposent un apprentissage pas-à-pas de la Magie ; ceux-là ne vont guère plus loin qu’une introduction aux techniques de respiration et de méditation. Pourtant, ces deux types de textes portent sur le même sujet : la Magie.
Des livres avec des titres tels que « Les secrets sexuels des magiciens noirs révélés ! » constituent, quant à leur portée, l’équivalent des ouvrages intitulés « Les Merveilles de la science ». L’image du magicien en robe noire est ni plus ni moins incontournable que celle du chercheur en blouse blanche dans son labo. Pour quelqu’un dont le seul contact avec la science aurait été des livres pour enfants montrant des photos de cyclotrons, des radiotélescopes et des lasers, un cours de chimie de lycée constituera une terrible déception. Il lui sera difficile de croire que ces manipulations ont quelque chose à voir avec la science telle qu’il a appris à la concevoir.
Les « livres de méditation ennuyeux » évoqués plus haut ne sont rien d’autre que l’équivalent magique d’un manuel pour « apprendre la chimie chez soi ».
Si l’on considère que la transition de la physique fondamentale à l’étude des cyclotrons implique de longues années d’études, passant par le lycée, les universités et les divers degrés de la recherche, alors il serait déraisonnable d’attendre qu’un auteur puisse facilement combler le fossé entre un texte destiné à fournir des pistes de réflexion et les hurlements de vierge, plus encore dans un court essai comme celui-ci. Le mieux que cet auteur pourra faire sera d’expliquer pourquoi l’importance des sacrifices de chèvres a été exagérée.
Sans entrer dans le détail de mes convictions personnelles, on peut considérer que, d’une certaine façon, le Diable est une création de l’Église. Tout d’abord, lorsqu’une religion en remplace un autre, il lui est avantageux de discréditer les anciens dieux ; or, s’il ne se trouve rien dans son système de « mauvais », il lui sera délicat d’expliquer comment ces anciens dieux ont pu mal tourner. Par conséquent, il est souhaitable pour cette religion d’avoir sous la main un « diable », de façon à expliquer comment l’ancien Dieu était en réalité un « méchant » qui, grâce à son attitude mielleuse, a trompé ses partisans.
Mais l’utilité du Diable ne s’arrête pas là. Lorsque la pensée religieuse règne, les analyses et intuitions des dirigeants religieux sont toutes puissantes. Il n’y a pas de place pour les échecs et les erreurs qui seront donc rejetés et niés ; comme dans la théorie de l’ « Ombre » en psychanalyse, ces lambeaux se rassembleront autour du symbole du diable, n’ayant nulle part ailleurs où se ranger. L’idée du diable est également nécessaire pour guider les hommes faibles que la parole du Seigneur ne suffit pas à conserver dans le droit chemin et qui ont par conséquent besoin de sentir une haleine brûlante et soufrée dans leur nuque pour marcher droit.
Grâce à l’accumulation de tous ces déchets de l’autorité, ce symbole gagna progressivement en importance dans les esprits et, malheureusement, gagna également en pouvoir de fascination. Ce qui avait débuté comme une forme de dépotoir devint plus excitant et attrayant que le christianisme lui-même. Le diable est, en effet, un être magique. Au contraire des analyses et intuitions des chefs religieux, le Diable est une créature de sentiments et d’observation (en ce sens que son monde est celui de la chair et de l’excitation sensuelle).
De la même façon qu’une société dominée par la religion juge nécessaire de créer un univers d’anti-dieu, une société dominée par la science semble avoir besoin d’un espace d’anti-vérité afin de décrire clairement ses idéaux.
Lorsque vous présentez à un scientifique des arguments en faveur de la magie pratique en termes de « microcosme » – c’est à dire en faisant référence à l’esprit de l’opérateur, vous obtenez souvent cette remarque en retour : « Oui, mais c’est très différent que de déclarer qu’une forme d’intelligence gazeuse ou d’esprit va descendre de la planète Vénus pour exaucer vos prières ». L’idée sous-jacente semble être que cette façon de présenter les choses est très astucieuse et « moderne », mais en fait loin de « la vraie magie » – comprendre : de l’illusion des siècles passés, à cette époque où les gens étaient prêts à croire en n’importe quoi.
Ce qui est loin d’être le cas, en réalité. Quiconque étudie les premiers textes magiques – par exemple ceux de Ficin ou d’Agrippa – en faisant un minimum d’effort pour prendre en considération la façon dont l’emploi des termes a évolué, ne peut être que surpris de voir à quel point le débat était subtil. Dès les textes médiévaux, se trouve envisagée et acceptée l’idée que les anges et les démons puissent faire partie intégrante de l’esprit humain. Mais ne nous y trompons pas, c’est uniquement la perspective scientifique qui en déduit qu’alors « ils n’existent pas ».
Il est vrai que certaines théories magiques ridicules et superstitieuses se maintiennent, en particulier lorsqu’elles participent de la propagande religieuse, mais d’un autre côté, il est tout à fait possible à notre époque de trouver des idées pour le moins insolites argumentées d’une manière apparemment scientifique.
Lorsqu’au cours de la lecture de textes anciens, vous tombez sur de la cuisine magique de bazar, avant de refermer l’ouvrage, demandez-vous : a) l’exemple est-il totalement gratuit ou participe-t-il d’une propagande religieuse? b) cela ne pourrait-il être une réécriture naïve de ce qui était auparavant un texte plus subtil ? etc.) l’exemple ne souffre-t-il pas d’une mauvaise traduction ou de l’interprétation anachronique d’un terme dont le sens aurait évolué ? Un vieux mot signifiant « souffle », par exemple, est susceptible de renvoyer à une expérience particulière plutôt qu’à une simple bouffée d’azote et de dioxyde de carbone.
Alors, d’où vient l’idée d’une émanation « gazeuse » intelligente en provenance de Vénus ? Il est probable que de telles idées se sont développées de la même manière que celle du Diable ; elles sont généralement citées par les esprits forts pour exemplifier ce qu’il ne faut pas croire. Les mêmes se font un plaisir de nous répéter que le ciel n’est pas un couvercle rigide avec les cieux posés au dessus, mais sérieusement : qui y a jamais cru ? Il faut rebrousser un très long chemin temporel pour trouver des discussions sérieuses portant sur ce genre de convictions – à moins d’être soi-même assez crédule pour confondre un mythe avec une croyance rationnelle. A notre époque, il est encore raconté aux enfants que les étoiles sont des trous dans le plancher du ciel.
À un autre niveau, plus subtil, il s’avère que les scientistes créent des conditions impossibles afin de rejeter plus aisément la Magie. Ils relèveront, par exemple, les erreurs dans l’horoscope de la veille pour démontrer qu’il n’y a « rien de vrai » dans l’astrologie. Il ne leur est pas venu à l’esprit que « les gémeaux apprendront une importante nouvelle ce matin… » est l’équivalent astrologique des tendances de la mode « tout le monde portera des couleurs pastels cette saison ».
De la même façon, un scientiste consultera un astrologue et lorsque celui-ci lui demandera : « vos parents ont-ils divorcé ? », il répondra « je ne vous dirai rien et nous verrons ainsi si vous êtes un bon astrologue ». Pensez-vous que ce type agira de même avec son médecin ? Que lorsque, l’examinant pour des douleurs de dos, son médecin lui demandera : « vous êtes-vous déjà blessé à cet endroit ? », il lui dira : « je ne vous dirai rien et nous verrons ainsi si vous êtes un bon médecin » ?
J’ai entendu plus d’un prestidigitateur contester la clairvoyance sous prétexte que lui-même était capable de pratiquer la « lecture à froid » et d’autres techniques susceptibles de tromper le public – parfois même en donnant des interprétations identiques à deux membres différents du public devant une caméra cachée. Cela réfute-t-il la clairvoyance ? Si oui, alors que dire de ces fraudeurs qui ont réussi à se faire passer pour des médecins ou des chirurgiens sans que personne ne s’en aperçoive ? Cela réfute-t-il la médecine ?
En fait, l’expert scientifique exige que l’astrologie ou la voyance, ces domaines négligés, réduits à être le hobby d’excentriques depuis plus d’un siècle, soient plus précis et fiables que la médecine – pour laquelle les praticiens doivent longuement étudier et être sévèrement évalués sur leurs connaissances. Une fois de plus, l’autorité scientifique a besoin de créer l’impossible, pour mieux le réfuter.
Tout comme dans les temps religieux nous avons été sermonnés sur la faiblesse humaine conduisant à la « voie du diable », aujourd’hui on nous apprend que la mécanique de notre cerveau est imparfaite comme celle d’un ordinateur, et que par conséquent, notre esprit est susceptible de succomber à l’hystérie et l’illusion. En lieu et place du péché, nous avons désormais les imperfections mécaniques ; au lieu du mal, l’illusion ou la fraude.
Mais tout comme la concentration des vieilles idées contraires à la morale a fini par engendrer une fascination pour le diable, ces anti-vérités se sont assemblées et ont créé un monde fascinant d’hystérie, de fantaisie et de fraude.
Cet univers d’anti-vérités magiques envoûte l’esprit scientifique, comme le diable séduisait les croyants. Le penseur scientifique désire l’anti-vérité au point de réagir de façon irrationnelle lorsqu’elle le déçoit : un Geller sera méprisé, parce qu’il ne parvient pas à plier une cuillère en se soumettant à toutes les contraintes imposées par le protocole scientifique.
Nous utilisons toujours le terme « magique » pour décrire cet univers d’anti-vérités, mais je le décrirais plus volontiers par le terme « art », l’art étant une combinaison de sentiment et d’intuition, l’opposé exact de la science étayée quant à elle sur la logique et l’observation.
Le scientiste, en utilisant le mot « magie » dans cette acception, ne peut acquiescer à ma suggestion que l’observation est la base de la Magie. Pour lui, la magie est l’ultime évasion de l’idée qu’il se fait du monde : la magie concerne le fantasme, les univers oniriques, les expériences sauvages sous psychotrope et les happenings de style dadaïste. Mais c’est une conception erronée.
Certes, le magicien s’aventure dans des régions que le scientifique décrirait comme des mondes imaginaires ; mais il n’est pas magicien s’il ne tente pas d’induire un changement en lui-même ou dans son environnement. Un happening dadaïste est magique s’il est réalisé pour « ébranler la morale », « modifier notre perception de l’art » ou « faire de l’argent ». Si, a contrario, il est mis en œuvre pour lui-même, en tant qu’acte désespéré ou spontané, il appartient alors au domaine de l’art. De même, l’expérience de la drogue contrôlée effectuée dans un but tel que « la connaissance de soi » ou « l’invocation d’un génie » participe de la Magie, alors que la prise de drogue par un junkie ou un fêtard ne l’est probablement pas.
Je ne veux pas donner l’impression de dénigrer l’art – il ne s’agit pas de dire que la pensée artistique est chaotique et sans finalité, mais plutôt que, comme la religion, elle a des motivations plus subtiles que les « attentes de résultat » de la magie et des sciences.
Ainsi, les représentations populaires de la magie telles qu’infestations de chauve-souris et vierges frémissantes, échappées du monde ennuyeux de la science, sont en fait périphériques à la véritable magie : l’esprit scientifique s’est créé un ennemi bien plus excitant que la science elle-même. Les ouvrages sur la magie qui échouent à présenter ces sinistres bizarreries ne sont pas des tentatives pour « blanchir » le domaine, mais probablement de véritables traités de magie pratique.
D’un autre côté, cet univers baroque de boucs et de sang est loin d’être étranger à la Magie. C’est un décor qui a du pouvoir sur certains esprits – d’autant plus qu’il est rejeté comme « irréel » par la science. Pour cette seule raison, il est « réel » en termes de magie et peut donc être utilisé. Un magicien désirant créer une tension psychologique maximale durant un rituel a tout intérêt à introduire ces éléments à condition d’être en mesure de les contrôler : car même s’ils ne sont que les créations gothiques d’un âge victorien réinventé, ils ont suffisamment d’emprise sur notre imagination pour être utiles.
Idem pour la composante sexuelle. En un sens, le sexe est magique par nature et il existe des moyens plus subtils de l’employer, que le sado-masochisme ou les orgies rituelles classiquement associées à la Magie.
Enfin, je voudrais souligner que cette réflexion sur ce monde fantastique de l’anti-vérité va dans le même sens que la conclusion du chapitre précédent – à savoir que la religion, l’art, la magie et la science sont indépendants et qu’il serait donc vain que l’un de ces domaines prétende tirer des conclusions sur les autres depuis son propre angle d’approche. Bien entendu, ces réflexions portent sur des états idéaux de chacune de ces disciplines qui ne se présentent, en réalité, jamais « pures », encore moins quand il s’agit du système dominant.
Dans des temps reculés, une enquête du point de vue de la religion sur la Magie, l’art ou la science aurait eu pour résultat des conclusions radicales : y auraient été détectés respectivement le mal, la séduction et l’hérésie. De la même façon, à notre époque, il serait très étonnant qu’une enquête scientifique portant sur la magie ne débouche sur aucune conclusion. La prudence et la réserve appartiennent depuis longtemps au passé. À coup sûr, il faudrait s’attendre à ce que le bilan contienne les notions de « fraude », « illusion », « perceptions erronées sous l’influence de quelque personnalité forte et dominatrice », en bref des éléments jetés dans la poubelle de l’univers de l’anti-vérité.
Est-ce un pied de nez à la soi-disant objectivité scientifique ? Du point de vue de la science, il peut sembler choquant de suggérer que l’homme est encore dans l’illusion, comme il l’était dans le passé. Mais le concept d’ « illusion » provient de la poubelle du scientifique. Je plaide d’ailleurs tout autant pour que nous soyons plus ouverts vis-à-vis des dogmatiques religieux des anciens temps.
Cet angle de vue est inhérent à la Magie. La morale de la science, comme celle de la religion, ne peut en aucun cas lui être appliquée. Pour tout dire, une enquête scientifique qui parviendrait à une conclusion favorable au sujet de la magie me perturberait tout autant qu’elle troublerait les autres scientifiques.
Les secrets sexuels des magiciens noirs révélés !. Ramsey Dukes. Ce texte constitue le chapitre 4 de l’ouvrage SSOTBME Revised – an Essay on Magic de Ramsey Dukes, Editions Mouse The Spins, 2002. Traduction française par Melmothia, 2009.
[1] L’ouvrage SSOTMBE : An Essay on Magic, Its Foundations, Development and Place in Modern Life, a tout d’abord été édité par Mouse That Spins, la maison d’édition de Lionel Snell, qui l’a signé du pseudonyme de Lemuel Johnston. Une édition révisée et augmentée est sortie en 2002, sous le titre Ssotbme Revised – an Essay on Magic, Lionel Snell utilisant cette fois son pseudonyme habituel de Ramsey Dukes. C’est le texte de cette édition que nous utilisons ici.
Par Ramsey Dukes
L’ouvrage SSOTBME de Lionel Snell, sorti en 1974, marque une étape importante dans l’histoire de la magie moderne, puisqu’il influencera tout autant la génération chaote des Sherwin et Carroll qu’il favorisera l’émergence du courant new-age [1]. Ce qui était à l’origine un ouvrage de commande et aurait du trouver sa place dans une collection dédiée aux religions comparées, se transforma, une fois le projet de collection abandonné, en une œuvre parfois qualifiée de « grimoire magique définitif du 21e siècle ».
L’étrange abréviation du titre doit se lire « Sex Secrets Of The Black Magicians Exposed » bien qu’il ne soit question dans ce livre, autant le dire tout de suite, ni de sexe ni de magie noire, mais de la façon dont le monde est façonné par les croyances, de l’importance de la subjectivité dans la magie et de ses rapports avec les autres domaines du savoir. La pirouette de l’intitulé a néanmoins une raison d’être que Lionel Snell explicite dans ce chapitre 4 où il est question des représentations populaires associées à la magie et du dénigrement de ce domaine par la science :
Il est à espérer que quiconque ayant déjà touché à la magie pratique a, dès à présent, intégré l’idée que cet essai traite bien de Magie. Pourtant, mon expérience me souffle que certains lecteurs auront eu le sentiment que j’ai esquivé le véritable sujet, en omettant de mentionner hurlement de vierges, chèvres sacrifiées et calices emplis de sang chaud.
Bien qu’étant le dernier à nier l’importance de tels ingrédients, je voudrais insister sur l’idée que leur rôle est périphérique plutôt que fondamental. Concurremment aux ouvrages livrant quantité de détails scabreux sur les sabbats sanglants, se trouvent des manuels qui proposent un apprentissage pas-à-pas de la Magie ; ceux-là ne vont guère plus loin qu’une introduction aux techniques de respiration et de méditation. Pourtant, ces deux types de textes portent sur le même sujet : la Magie.
Des livres avec des titres tels que « Les secrets sexuels des magiciens noirs révélés ! » constituent, quant à leur portée, l’équivalent des ouvrages intitulés « Les Merveilles de la science ». L’image du magicien en robe noire est ni plus ni moins incontournable que celle du chercheur en blouse blanche dans son labo. Pour quelqu’un dont le seul contact avec la science aurait été des livres pour enfants montrant des photos de cyclotrons, des radiotélescopes et des lasers, un cours de chimie de lycée constituera une terrible déception. Il lui sera difficile de croire que ces manipulations ont quelque chose à voir avec la science telle qu’il a appris à la concevoir.
Les « livres de méditation ennuyeux » évoqués plus haut ne sont rien d’autre que l’équivalent magique d’un manuel pour « apprendre la chimie chez soi ».
Si l’on considère que la transition de la physique fondamentale à l’étude des cyclotrons implique de longues années d’études, passant par le lycée, les universités et les divers degrés de la recherche, alors il serait déraisonnable d’attendre qu’un auteur puisse facilement combler le fossé entre un texte destiné à fournir des pistes de réflexion et les hurlements de vierge, plus encore dans un court essai comme celui-ci. Le mieux que cet auteur pourra faire sera d’expliquer pourquoi l’importance des sacrifices de chèvres a été exagérée.
Sans entrer dans le détail de mes convictions personnelles, on peut considérer que, d’une certaine façon, le Diable est une création de l’Église. Tout d’abord, lorsqu’une religion en remplace un autre, il lui est avantageux de discréditer les anciens dieux ; or, s’il ne se trouve rien dans son système de « mauvais », il lui sera délicat d’expliquer comment ces anciens dieux ont pu mal tourner. Par conséquent, il est souhaitable pour cette religion d’avoir sous la main un « diable », de façon à expliquer comment l’ancien Dieu était en réalité un « méchant » qui, grâce à son attitude mielleuse, a trompé ses partisans.
Mais l’utilité du Diable ne s’arrête pas là. Lorsque la pensée religieuse règne, les analyses et intuitions des dirigeants religieux sont toutes puissantes. Il n’y a pas de place pour les échecs et les erreurs qui seront donc rejetés et niés ; comme dans la théorie de l’ « Ombre » en psychanalyse, ces lambeaux se rassembleront autour du symbole du diable, n’ayant nulle part ailleurs où se ranger. L’idée du diable est également nécessaire pour guider les hommes faibles que la parole du Seigneur ne suffit pas à conserver dans le droit chemin et qui ont par conséquent besoin de sentir une haleine brûlante et soufrée dans leur nuque pour marcher droit.
Grâce à l’accumulation de tous ces déchets de l’autorité, ce symbole gagna progressivement en importance dans les esprits et, malheureusement, gagna également en pouvoir de fascination. Ce qui avait débuté comme une forme de dépotoir devint plus excitant et attrayant que le christianisme lui-même. Le diable est, en effet, un être magique. Au contraire des analyses et intuitions des chefs religieux, le Diable est une créature de sentiments et d’observation (en ce sens que son monde est celui de la chair et de l’excitation sensuelle).
De la même façon qu’une société dominée par la religion juge nécessaire de créer un univers d’anti-dieu, une société dominée par la science semble avoir besoin d’un espace d’anti-vérité afin de décrire clairement ses idéaux.
Lorsque vous présentez à un scientifique des arguments en faveur de la magie pratique en termes de « microcosme » – c’est à dire en faisant référence à l’esprit de l’opérateur, vous obtenez souvent cette remarque en retour : « Oui, mais c’est très différent que de déclarer qu’une forme d’intelligence gazeuse ou d’esprit va descendre de la planète Vénus pour exaucer vos prières ». L’idée sous-jacente semble être que cette façon de présenter les choses est très astucieuse et « moderne », mais en fait loin de « la vraie magie » – comprendre : de l’illusion des siècles passés, à cette époque où les gens étaient prêts à croire en n’importe quoi.
Ce qui est loin d’être le cas, en réalité. Quiconque étudie les premiers textes magiques – par exemple ceux de Ficin ou d’Agrippa – en faisant un minimum d’effort pour prendre en considération la façon dont l’emploi des termes a évolué, ne peut être que surpris de voir à quel point le débat était subtil. Dès les textes médiévaux, se trouve envisagée et acceptée l’idée que les anges et les démons puissent faire partie intégrante de l’esprit humain. Mais ne nous y trompons pas, c’est uniquement la perspective scientifique qui en déduit qu’alors « ils n’existent pas ».
Il est vrai que certaines théories magiques ridicules et superstitieuses se maintiennent, en particulier lorsqu’elles participent de la propagande religieuse, mais d’un autre côté, il est tout à fait possible à notre époque de trouver des idées pour le moins insolites argumentées d’une manière apparemment scientifique.
Lorsqu’au cours de la lecture de textes anciens, vous tombez sur de la cuisine magique de bazar, avant de refermer l’ouvrage, demandez-vous : a) l’exemple est-il totalement gratuit ou participe-t-il d’une propagande religieuse? b) cela ne pourrait-il être une réécriture naïve de ce qui était auparavant un texte plus subtil ? etc.) l’exemple ne souffre-t-il pas d’une mauvaise traduction ou de l’interprétation anachronique d’un terme dont le sens aurait évolué ? Un vieux mot signifiant « souffle », par exemple, est susceptible de renvoyer à une expérience particulière plutôt qu’à une simple bouffée d’azote et de dioxyde de carbone.
Alors, d’où vient l’idée d’une émanation « gazeuse » intelligente en provenance de Vénus ? Il est probable que de telles idées se sont développées de la même manière que celle du Diable ; elles sont généralement citées par les esprits forts pour exemplifier ce qu’il ne faut pas croire. Les mêmes se font un plaisir de nous répéter que le ciel n’est pas un couvercle rigide avec les cieux posés au dessus, mais sérieusement : qui y a jamais cru ? Il faut rebrousser un très long chemin temporel pour trouver des discussions sérieuses portant sur ce genre de convictions – à moins d’être soi-même assez crédule pour confondre un mythe avec une croyance rationnelle. A notre époque, il est encore raconté aux enfants que les étoiles sont des trous dans le plancher du ciel.
À un autre niveau, plus subtil, il s’avère que les scientistes créent des conditions impossibles afin de rejeter plus aisément la Magie. Ils relèveront, par exemple, les erreurs dans l’horoscope de la veille pour démontrer qu’il n’y a « rien de vrai » dans l’astrologie. Il ne leur est pas venu à l’esprit que « les gémeaux apprendront une importante nouvelle ce matin… » est l’équivalent astrologique des tendances de la mode « tout le monde portera des couleurs pastels cette saison ».
De la même façon, un scientiste consultera un astrologue et lorsque celui-ci lui demandera : « vos parents ont-ils divorcé ? », il répondra « je ne vous dirai rien et nous verrons ainsi si vous êtes un bon astrologue ». Pensez-vous que ce type agira de même avec son médecin ? Que lorsque, l’examinant pour des douleurs de dos, son médecin lui demandera : « vous êtes-vous déjà blessé à cet endroit ? », il lui dira : « je ne vous dirai rien et nous verrons ainsi si vous êtes un bon médecin » ?
J’ai entendu plus d’un prestidigitateur contester la clairvoyance sous prétexte que lui-même était capable de pratiquer la « lecture à froid » et d’autres techniques susceptibles de tromper le public – parfois même en donnant des interprétations identiques à deux membres différents du public devant une caméra cachée. Cela réfute-t-il la clairvoyance ? Si oui, alors que dire de ces fraudeurs qui ont réussi à se faire passer pour des médecins ou des chirurgiens sans que personne ne s’en aperçoive ? Cela réfute-t-il la médecine ?
En fait, l’expert scientifique exige que l’astrologie ou la voyance, ces domaines négligés, réduits à être le hobby d’excentriques depuis plus d’un siècle, soient plus précis et fiables que la médecine – pour laquelle les praticiens doivent longuement étudier et être sévèrement évalués sur leurs connaissances. Une fois de plus, l’autorité scientifique a besoin de créer l’impossible, pour mieux le réfuter.
Tout comme dans les temps religieux nous avons été sermonnés sur la faiblesse humaine conduisant à la « voie du diable », aujourd’hui on nous apprend que la mécanique de notre cerveau est imparfaite comme celle d’un ordinateur, et que par conséquent, notre esprit est susceptible de succomber à l’hystérie et l’illusion. En lieu et place du péché, nous avons désormais les imperfections mécaniques ; au lieu du mal, l’illusion ou la fraude.
Mais tout comme la concentration des vieilles idées contraires à la morale a fini par engendrer une fascination pour le diable, ces anti-vérités se sont assemblées et ont créé un monde fascinant d’hystérie, de fantaisie et de fraude.
Cet univers d’anti-vérités magiques envoûte l’esprit scientifique, comme le diable séduisait les croyants. Le penseur scientifique désire l’anti-vérité au point de réagir de façon irrationnelle lorsqu’elle le déçoit : un Geller sera méprisé, parce qu’il ne parvient pas à plier une cuillère en se soumettant à toutes les contraintes imposées par le protocole scientifique.
Nous utilisons toujours le terme « magique » pour décrire cet univers d’anti-vérités, mais je le décrirais plus volontiers par le terme « art », l’art étant une combinaison de sentiment et d’intuition, l’opposé exact de la science étayée quant à elle sur la logique et l’observation.
Le scientiste, en utilisant le mot « magie » dans cette acception, ne peut acquiescer à ma suggestion que l’observation est la base de la Magie. Pour lui, la magie est l’ultime évasion de l’idée qu’il se fait du monde : la magie concerne le fantasme, les univers oniriques, les expériences sauvages sous psychotrope et les happenings de style dadaïste. Mais c’est une conception erronée.
Certes, le magicien s’aventure dans des régions que le scientifique décrirait comme des mondes imaginaires ; mais il n’est pas magicien s’il ne tente pas d’induire un changement en lui-même ou dans son environnement. Un happening dadaïste est magique s’il est réalisé pour « ébranler la morale », « modifier notre perception de l’art » ou « faire de l’argent ». Si, a contrario, il est mis en œuvre pour lui-même, en tant qu’acte désespéré ou spontané, il appartient alors au domaine de l’art. De même, l’expérience de la drogue contrôlée effectuée dans un but tel que « la connaissance de soi » ou « l’invocation d’un génie » participe de la Magie, alors que la prise de drogue par un junkie ou un fêtard ne l’est probablement pas.
Je ne veux pas donner l’impression de dénigrer l’art – il ne s’agit pas de dire que la pensée artistique est chaotique et sans finalité, mais plutôt que, comme la religion, elle a des motivations plus subtiles que les « attentes de résultat » de la magie et des sciences.
Ainsi, les représentations populaires de la magie telles qu’infestations de chauve-souris et vierges frémissantes, échappées du monde ennuyeux de la science, sont en fait périphériques à la véritable magie : l’esprit scientifique s’est créé un ennemi bien plus excitant que la science elle-même. Les ouvrages sur la magie qui échouent à présenter ces sinistres bizarreries ne sont pas des tentatives pour « blanchir » le domaine, mais probablement de véritables traités de magie pratique.
D’un autre côté, cet univers baroque de boucs et de sang est loin d’être étranger à la Magie. C’est un décor qui a du pouvoir sur certains esprits – d’autant plus qu’il est rejeté comme « irréel » par la science. Pour cette seule raison, il est « réel » en termes de magie et peut donc être utilisé. Un magicien désirant créer une tension psychologique maximale durant un rituel a tout intérêt à introduire ces éléments à condition d’être en mesure de les contrôler : car même s’ils ne sont que les créations gothiques d’un âge victorien réinventé, ils ont suffisamment d’emprise sur notre imagination pour être utiles.
Idem pour la composante sexuelle. En un sens, le sexe est magique par nature et il existe des moyens plus subtils de l’employer, que le sado-masochisme ou les orgies rituelles classiquement associées à la Magie.
Enfin, je voudrais souligner que cette réflexion sur ce monde fantastique de l’anti-vérité va dans le même sens que la conclusion du chapitre précédent – à savoir que la religion, l’art, la magie et la science sont indépendants et qu’il serait donc vain que l’un de ces domaines prétende tirer des conclusions sur les autres depuis son propre angle d’approche. Bien entendu, ces réflexions portent sur des états idéaux de chacune de ces disciplines qui ne se présentent, en réalité, jamais « pures », encore moins quand il s’agit du système dominant.
Dans des temps reculés, une enquête du point de vue de la religion sur la Magie, l’art ou la science aurait eu pour résultat des conclusions radicales : y auraient été détectés respectivement le mal, la séduction et l’hérésie. De la même façon, à notre époque, il serait très étonnant qu’une enquête scientifique portant sur la magie ne débouche sur aucune conclusion. La prudence et la réserve appartiennent depuis longtemps au passé. À coup sûr, il faudrait s’attendre à ce que le bilan contienne les notions de « fraude », « illusion », « perceptions erronées sous l’influence de quelque personnalité forte et dominatrice », en bref des éléments jetés dans la poubelle de l’univers de l’anti-vérité.
Est-ce un pied de nez à la soi-disant objectivité scientifique ? Du point de vue de la science, il peut sembler choquant de suggérer que l’homme est encore dans l’illusion, comme il l’était dans le passé. Mais le concept d’ « illusion » provient de la poubelle du scientifique. Je plaide d’ailleurs tout autant pour que nous soyons plus ouverts vis-à-vis des dogmatiques religieux des anciens temps.
Cet angle de vue est inhérent à la Magie. La morale de la science, comme celle de la religion, ne peut en aucun cas lui être appliquée. Pour tout dire, une enquête scientifique qui parviendrait à une conclusion favorable au sujet de la magie me perturberait tout autant qu’elle troublerait les autres scientifiques.
[1] L’ouvrage SSOTMBE : An Essay on Magic, Its Foundations, Development and Place in Modern Life, a tout d’abord été édité par Mouse That Spins, la maison d’édition de Lionel Snell, qui l’a signé du pseudonyme de Lemuel Johnston. Une édition révisée et augmentée est sortie en 2002, sous le titre Ssotbme Revised – an Essay on Magic, Lionel Snell utilisant cette fois son pseudonyme habituel de Ramsey Dukes. C’est le texte de cette édition que nous utilisons ici.