Par Peter J. Carroll
Avertissement : pour mages uniquement. À ne pas consommer par mes amis physiciens.
À chaque Æon, les Magiciens ont emprunté à leur culture d’origine leurs paradigmes de façon à expliquer comment fonctionne la Magie. Ainsi durant l’Âge du chamanisme, les magiciens ont supposé que d’une façon ou d’une autre ils agissaient en interaction avec les essences animistes intrinsèques aux phénomènes naturels, avec les plantes, les animaux et les humains. Cette idée a peut-être trouvé son développement ultime avec la doctrine classique du platonicisme où toutes les formes extérieures qui se manifestent à nos sens ne font que refléter, parfois de façon imparfaite, certains idéaux qui résident dans une sorte de royaume supérieur. Ainsi, tous les chats observables reflètent, à divers degrés de perfection, une sorte d’essence féline cosmique. Pour la pensée contemporaine, cela ressemble plutôt à une fascination pour les capacités de l’esprit humain à former des concepts abstraits. Quoi qu’il en soit le Platonicisme, comme son épanouissement ultime avec le néo platonicisme, eut une influence profonde sur la pensée religieuse et magique depuis deux milles ans.
Le christianisme des origines a incorporé sans les discuter les idées néo-platoniciennes, dont les traces persistent dans l’idée orthodoxe du Christ en tant que Logos, ainsi que dans le pouvoir et la sainteté des icônes. Dans l’Église catholique, la doctrine de la transsubstantiation prise au sens littéral et la vénération des reliques conservent leur influence. Malgré leur vernis philosophique et monothéiste, ces idées remontent à l’animisme, et cela renvoie au fait de manger le cœur des guerriers courageux afin d’acquérir leur pouvoir.
L’alchimie est apparue en tant que quête pour parvenir à l’essence des choses. Il aurait semblé plutôt raisonnable à l’esprit médiéval de tenter de distiller le principe essentiel du Métal à partir du plomb ou du mercure, ou le principe essentiel de génération à partir du sang menstruel. Bien sûr, rien de ceci ne semble être allé bien loin jusqu’à ce que certains alchimistes aient l’humilité d’observer le factuel plutôt que l’abstrait ou l’imaginaire – les qualités idéalisées de différents types de matière de base.
Le mode de pensée animiste colore toujours la façon dont les humains pensent, nous devons toujours évaluer les phénomènes quels qu’ils soient, de l’idée d’un atome à nos propres idées sur une personne, en termes de comparaison, d’analogie et de métaphore, quels sont ses pouvoirs, et à quoi d’autre cela ressemble-t-il. Pour le dire autrement, nous voulons savoir ce qu’« est » quelque chose, pour nous en donner une sorte d’appréhension. Concernant l’ambition de manipuler le monde par des moyens physiques, une telle pensée animiste ne fonctionne pas si bien que ça, s’il l’on restreint son vocabulaire d’analogies et d’archétypes à des abstractions comme la terre, l’air, le feu et l’eau. Ajouter l’éther n’est pas d’un grand secours et ajouter les séphiroth de la Kabbale ou les signes zodiacaux ne fait que perturber d’autant plus la lucidité.
Pour manipuler le monde matériel indirectement, il faut quelque chose de bien plus simple et plus basique que les concepts de terre, air, feu et eau. Il faut quelque chose de si simple qu’on aura peine à le percevoir dans ce monde réel apparemment complexe. Il faudra une abstraction fondée sur une idée si triviale, bête et méchante, qu’on pourrait aisément faire sans (NDT : ici, Peter Carroll fait un jeu de mots sur le terme ‘discount’ littéralement « décompter »). Il faudra les mathématiques, soit pour, intuitivement, jeter une pierre, soit pour, plus difficilement, lancer une fusée sur la Lune.
Pourtant lorsqu’il s’agit d’interagir directement avec le monde (par la magie), un mode de pensée animiste peut présenter des avantages. Si nous supposons que l’esprit ou les fonctions cérébrales complexes peuvent d’une certaine façon et jusqu’à un certain point, former un engrenage direct avec le monde pour découvrir les choses ou les influencer, nous rencontrons alors un problème de définition (NDT : le terme employé est ‘mapping’), ou encore ce que les magiciens appellent le problème du lien magique. Comment se peut-il que ce qui se passe dans notre tête puisse présenter une corrélation quelle qu’elle soit avec les phénomènes externes ? C’est ce problème qui a ennuyé les philosophes depuis le commencement de leur profession. Nos sens sont imparfaits, mais lorsque nous les améliorons avec des observations attentives ou avec des machines, le problème ne fait qu’empirer, car nous commençons à apercevoir une incroyable complexité dans les choses les plus simples.
Ainsi, nous avons recours inévitablement à une sorte de modélisation analogique consciente des phénomènes dans notre réalité, parce que notre conscience ne peut numériser que les plus simples de nos expériences, quand bien même notre inconscient présente plus de facultés pour cela. L’inconscient emmagasine largement plus d’information que notre conscience ne peut les répertorier. Lorsqu’on rencontre un ami de longue date, notre subconscient confirme immédiatement son identité en confrontant une centaine de caractéristiques qu’il serait impossible de décrire consciemment, et, n’en parlons même pas, d’esquisser avec la mémoire consciente.
Le mode de pensée animiste offre ainsi potentiellement un type de compression de données très utile. En supposant qu’untel ne peut pas exercer sa mémoire consciente suffisamment pour un lien magique décent, alors une classification qu’on peut décrire comme une nature terrestre/aquatique avec des influences jupitériennes modérées par le signe du Sagittaire pourraient servir de type, sigillaire, de forme abrégée, pour interagir avec l’événement visé par des moyens psychiques. Cependant pour travailler sur ce genre de choses, l’opérateur doit maintenir un système symbolique qui soit plutôt propre et sans équivoque. Ce que les gens modernes font rarement, car ils pensent trop.
Il est rare que les systèmes animistes aient des modèles explicites d’extradimension ou autres, qui soient purement animistes, et par lesquels les pouvoirs inhérents aux phénomènes physiques agissent sur le monde. Là où de telles dimensions animistes existent, elles ont tendance à finir par s’identifier soit avec les états modifiés de conscience induits par les chamanes par différents moyens, soit avec une sorte de royaume des esprits.
L’hypothèse des esprits apparaît de façon naturelle, de la propension humaine à former une ‘image de soi’ et une ‘ théorie de l’esprit’. Il nous serait presque impossible de vivre sans une image de soi. Nous devons, pour ainsi dire, développer un modèle de nous-mêmes, à l’intérieur de nous, de façon à pouvoir séparer les perceptions inhérentes à la conscience et celles liées au monde extérieur. Lorsque nous nous développons, notre image de soi devient plus sophistiquée dès lors que nous y incorporons des concepts abstraits, et nous en sommes de plus en plus dépendants pour structurer nos vies ; on ne pourrait imaginer son absence et ainsi, nous en venons à croire qu’une âme immortelle se doit d’exister. On peut « éteindre » cette image de soi avec certaines pratiques mystiques ou des doses importantes d’hallucinogènes, il semble alors que l’on devient chaque chose que l’on perçoit ; l’objet placé dans sa main devient une partie du corps, on ne fait plus qu’un avec l’arbre qui se trouve dans le champ de vision, ou encore avec une notion religieuse présente dans notre pensée. Les personnes dont l’image de soi est sérieusement affaiblie ne peuvent agir de façon efficace en ce monde et ils sont considérés comme fous.
Il nous serait aussi très difficile de faire avec notre monde personnel si, très jeunes, nous n’avions pas développé l’hypothèse que les autres ont des intentions et des perceptions très souvent occultées par leur comportement effectif ou que celui-ci ne révèle que partiellement. Cette faculté semble faire défaut aux autistes, à différents degrés de gravité.
La propension innée que nous avons à former une image de soi et une théorie du mental amène plus ou moins naturellement à l’idée que les âmes et les esprits et les dieux, ou encore les « fées célestes » (comme les nomment certains athées) existent.
Nous ne pouvons nous concevoir morts, ou imaginer ce qui arrive au soi que l’on attribue aux autres lorsqu’ils meurent ; nous percevons le monde naturel comme capricieux et donc peut-être animé par des esprits (des dieux) ou encore un seul grand esprit (Dieu).
La théorie des esprits, ou encore spiritisme, s’est insinuée assez rapidement dans l’animisme pur, et a tenu une position dominante dans la théorie magique, jusqu’à ce que les analogies scientifiques se soient imposées. Les anciens païens voyaient une intelligence de toutes parts, et voyaient dans les phénomènes naturels personnifiés des divinités. Les dieux du foyer pour les problèmes d’ordre mineur et pour les problèmes plus sérieux les dieux plus importants comme ceux de l’orage, de la montagne, des océans des villes ou de l’outre vie.
Ayant intégré que partout se trouve l’esprit, les anciens pouvaient au moins d’essayer de commencer à négocier avec eux. La prière et le sacrifice aux dieux d’ordre supérieur sont ainsi devenus les principales activités religieuses en même temps que la magie offrait une latitude pour tenter de faire plier des dieux inférieurs et les commander.
Le monothéisme est apparu au moment où les systèmes païens se sont effondrés sous la cacophonie d’un nombre trop important de dieux et par le développement du sens de l’image de soi. Les païens n’imputaient absolument pas leurs désirs et impulsions guerrières, par exemple, à leur sens du soi mais les imputaient aux dieux ce qui fait qu’ils développaient leur sens de l’organisation et de l’identité en ajoutant toujours plus de dieux à leurs panthéons pour pouvoir s’expliquer à eux-mêmes. Substituer à tout cela une divinité unitaire présentait l’avantage d’élargir l’image de soi, mais au risque de reléguer une vaste part des comportements socialement douteux aux royaumes démoniaques. Il est rare par exemple de voir beaucoup de temples de prostitution sacrée dans des institutions monothéistes. Ceci a pourtant amené un dividende politique : le contrôle social devient plus simple s’il n’y a qu’une seule prêtrise, une seule identité consensuelle, et un seul ensemble de règles.
La magie, avec le spiritisme d’ordre religieux, devient de droit périlleuse. Ce n’est que très rarement que la prêtrise peut tolérer une négociation en free-lance avec le royaume des esprits ce qui fait que la magie populaire se fait souterraine ; seulement les prêtres eux-mêmes développent le plus souvent une forme caractéristique de magie spirite, dont nous voyons des exemples dans la Kabbale, la Goëtie ou encore les Djinns ou génies dans l’Islam. À ce moment-là, les magiciens commandent les esprits inférieurs en invoquant le pouvoir de Dieu. Comme la plupart des monothéismes (du moins dans leurs jeunes années) ont tendance à conserver un hôte pour les dieux inférieurs qui soit chargé des problèmes mondains, le prêtre/magicien a le pouvoir de conjurer presque n’importe quoi par la double procuration de Dieu et des esprits inférieurs.
Étant donnée la croyance que l’esprit est partout présent, tout cela trouve parfaitement un sens. En termes modernes tout cela comporte encore magiquement pas mal de sens, si l’on suppose que sigilliser les phénomènes comme les esprits facilite leur interaction avec le mental. Le paradigme spirite, qui voit l’intelligence en toutes choses, influencera probablement pour toujours la pensée humaine ne serait-ce que parce que cette dernière demeure l’outil par lequel nous investiguons le monde. Le nombre de scientifiques qui se sont exclamés que l’univers était intégralement constitué de pensées ou de choses mentales n’est pas négligeable, mais pour la plupart ils ont dû se surmener dans les calculs ou pousser sur l’oxyde nitrique.
Concernant sa valeur en tant que théorie magique, le paradigme spirite n’a en réalité que très peu de pouvoir en termes d’explication ou de prédiction. Nous savons tous ce que désigne ‘ le royaume des esprits’, et celui-ci ne désigne que ce que le spirite veut qu’il désigne. Pour le dire autrement, ses propriétés sont fantastiquement compliquées et plus ou moins variables. Ainsi il ne peut rien nous dire sur des formes de magies possibles ou impossibles, probables ou improbables.
Le paradigme scientifico-matérialiste a généré une foule d’explications néo scientifiques à divers phénomènes parapsychologiques, spirituels, occultes et magiques. Ceux-ci tombent d’une façon plus ou moins nette dans les catégories d’éthers occultes, d’énergies occultes et de paradigmes d’information occultes. Les æthers ou éthers occultes semblent avoir commencé avec Eliphas Lévi, clerc français du dix-neuvième siècle ayant trempé dans la magie et la Kabbale. Il a proposé la notion de Lumière Astrale, sorte de médium de transmission de la pensée et support de l’esprit. Ensuite sont venues des doctrines relativement plus élaborées, celles des plans éthériques et astraux et de l’ectoplasme, et cetera, en réponse aux idées scientifiques de l’éther luminifère et des dimensions spatiales qui étaient celles de l’époque. Avant la vulgarisation des idées d’Einstein, il est apparu que la gravité pouvait opérer de même qu’une influence astrologique, c’est-à-dire à distance, et que la lumière et les radiations électromagnétiques en général avaient besoin d’une forme de médium pour traverser l’espace.
C’est à partir d’aussi puissantes conceptions erronées que se sont développés par la suite en occultisme des explicationnismes d’autant plus chétifs.
La science a restreint le concept d’énergie à une stricte définition de ses propriétés utiles. Malheureusement, les ‘énergies occultes’ souffrent exactement du même problème que le royaume des esprits’, celui de pouvoir faire référence à tout ce qu’on veut que ça désigne.
Au moment de l’apparition de ce que l’on a appelé âge de l’information, il semble au moins possible de fixer une explication de la magie qui soit irréfutable dans les termes d’un échange caché d’information entre des structures faites de matière, y compris des cerveaux, en supposant en même temps que l’information a le pouvoir de modifier les structures en question, et que la physique quantique permet à l’information de faire son chemin dans l’espace et le temps n’importe où le magicien le désire.
Ici je dois avouer en avoir été coupable, durant les folles années de ma jeunesse prolongée.
Je suis tombé dans le piège de rendre le paradigme si large qu’il était à même de faire tout ce que je voulais, et ce, en dépit du fait que je ne pouvais pas toujours faire tout ce que je voulais par magie.
En relisant aujourd’hui mes livres d’étude de cas et de théorie, je me suis rendu compte à la fois du besoin de limiter et d’élargir mes cadres de référence.
Je soupçonne que la structure du temps est bien plus riche que ce qu’on imagine habituellement, et que dans l’espace tridimensionnel nous sommes entourés d’un plurivers ou Omnium de réalités causés par des phénomènes d’intrication et de superposition quantiques. Dans ce scénario, nous n’avons pas besoin d’informations désincarnées pour concevoir le fonctionnement de l’univers ou les phénomènes de la magie ; l’échange de particules ordinaires de matière et d’énergie fera l’affaire, vu les autres degrés de liberté temporelle.
Voir le Quantum Irreality Paper sur ce site (NDT : Specularium), concernant les arguments qui m’ont amené à cela.
Durant la divination, le Magicien interagit principalement avec des versions futures de lui-même ; il puise dans ce qu’il pourra connaître à l’avenir. Une singulière circularité existe dans la divination, qui ne semble fonctionner qu’à la condition de pouvoir finalement à un moment donné du futur, connaître le résultat par des moyens ordinaires. Ceci explique pourquoi on obtient les meilleurs résultats en divination soit pour un futur proche à très court terme si l’on veut savoir s’il va se passer quelque chose d’improbable dans les prochaines secondes, soit pour des événements hautement déterminants, mais peu évidents, dans un futur plus lointain.
Et ceci, Mesdames et Messieurs, magiciennes et magiciens, constitue le départ :
d’un Nouveau Paradigme Magique
Il se peut que durant un certain temps celui-ci ne change pas énormément nos façons de faire en magie, mais plutôt la façon de penser les raisons pour lesquelles cela marche, ce qui finalement pourrait améliorer notre pratique.
Peut-être ce paradigme offre-t-il pour la première fois un modèle qu’on peut potentiellement tester, modèle qu’on peut finalement quantifier dans l’optique de le cadrer mathématiquement.
En y repensant, je devrais peut être ici faire mention encore une fois des idées traditionnelles de l’invocation et de l’évocation. Alors même que j’accepte la valeur psychologique et sigillaire des paradigmes animistes et spirites, pour moi la seule validation acceptable reste la qualité divinatoire et incantatoire qui découle de telles activités.
(A suivre)
Sauts de paradigmes occultes. Peter Carroll Titre original : « Occult Paradigm Shifts ». Sur le site Specularium. Traduction par Aurora, 2009.
Par Peter J. Carroll
Avertissement : pour mages uniquement. À ne pas consommer par mes amis physiciens.
À chaque Æon, les Magiciens ont emprunté à leur culture d’origine leurs paradigmes de façon à expliquer comment fonctionne la Magie. Ainsi durant l’Âge du chamanisme, les magiciens ont supposé que d’une façon ou d’une autre ils agissaient en interaction avec les essences animistes intrinsèques aux phénomènes naturels, avec les plantes, les animaux et les humains. Cette idée a peut-être trouvé son développement ultime avec la doctrine classique du platonicisme où toutes les formes extérieures qui se manifestent à nos sens ne font que refléter, parfois de façon imparfaite, certains idéaux qui résident dans une sorte de royaume supérieur. Ainsi, tous les chats observables reflètent, à divers degrés de perfection, une sorte d’essence féline cosmique. Pour la pensée contemporaine, cela ressemble plutôt à une fascination pour les capacités de l’esprit humain à former des concepts abstraits. Quoi qu’il en soit le Platonicisme, comme son épanouissement ultime avec le néo platonicisme, eut une influence profonde sur la pensée religieuse et magique depuis deux milles ans.
Le christianisme des origines a incorporé sans les discuter les idées néo-platoniciennes, dont les traces persistent dans l’idée orthodoxe du Christ en tant que Logos, ainsi que dans le pouvoir et la sainteté des icônes. Dans l’Église catholique, la doctrine de la transsubstantiation prise au sens littéral et la vénération des reliques conservent leur influence. Malgré leur vernis philosophique et monothéiste, ces idées remontent à l’animisme, et cela renvoie au fait de manger le cœur des guerriers courageux afin d’acquérir leur pouvoir.
L’alchimie est apparue en tant que quête pour parvenir à l’essence des choses. Il aurait semblé plutôt raisonnable à l’esprit médiéval de tenter de distiller le principe essentiel du Métal à partir du plomb ou du mercure, ou le principe essentiel de génération à partir du sang menstruel. Bien sûr, rien de ceci ne semble être allé bien loin jusqu’à ce que certains alchimistes aient l’humilité d’observer le factuel plutôt que l’abstrait ou l’imaginaire – les qualités idéalisées de différents types de matière de base.
Le mode de pensée animiste colore toujours la façon dont les humains pensent, nous devons toujours évaluer les phénomènes quels qu’ils soient, de l’idée d’un atome à nos propres idées sur une personne, en termes de comparaison, d’analogie et de métaphore, quels sont ses pouvoirs, et à quoi d’autre cela ressemble-t-il. Pour le dire autrement, nous voulons savoir ce qu’« est » quelque chose, pour nous en donner une sorte d’appréhension. Concernant l’ambition de manipuler le monde par des moyens physiques, une telle pensée animiste ne fonctionne pas si bien que ça, s’il l’on restreint son vocabulaire d’analogies et d’archétypes à des abstractions comme la terre, l’air, le feu et l’eau. Ajouter l’éther n’est pas d’un grand secours et ajouter les séphiroth de la Kabbale ou les signes zodiacaux ne fait que perturber d’autant plus la lucidité.
Pour manipuler le monde matériel indirectement, il faut quelque chose de bien plus simple et plus basique que les concepts de terre, air, feu et eau. Il faut quelque chose de si simple qu’on aura peine à le percevoir dans ce monde réel apparemment complexe. Il faudra une abstraction fondée sur une idée si triviale, bête et méchante, qu’on pourrait aisément faire sans (NDT : ici, Peter Carroll fait un jeu de mots sur le terme ‘discount’ littéralement « décompter »). Il faudra les mathématiques, soit pour, intuitivement, jeter une pierre, soit pour, plus difficilement, lancer une fusée sur la Lune.
Pourtant lorsqu’il s’agit d’interagir directement avec le monde (par la magie), un mode de pensée animiste peut présenter des avantages. Si nous supposons que l’esprit ou les fonctions cérébrales complexes peuvent d’une certaine façon et jusqu’à un certain point, former un engrenage direct avec le monde pour découvrir les choses ou les influencer, nous rencontrons alors un problème de définition (NDT : le terme employé est ‘mapping’), ou encore ce que les magiciens appellent le problème du lien magique. Comment se peut-il que ce qui se passe dans notre tête puisse présenter une corrélation quelle qu’elle soit avec les phénomènes externes ? C’est ce problème qui a ennuyé les philosophes depuis le commencement de leur profession. Nos sens sont imparfaits, mais lorsque nous les améliorons avec des observations attentives ou avec des machines, le problème ne fait qu’empirer, car nous commençons à apercevoir une incroyable complexité dans les choses les plus simples.
Ainsi, nous avons recours inévitablement à une sorte de modélisation analogique consciente des phénomènes dans notre réalité, parce que notre conscience ne peut numériser que les plus simples de nos expériences, quand bien même notre inconscient présente plus de facultés pour cela. L’inconscient emmagasine largement plus d’information que notre conscience ne peut les répertorier. Lorsqu’on rencontre un ami de longue date, notre subconscient confirme immédiatement son identité en confrontant une centaine de caractéristiques qu’il serait impossible de décrire consciemment, et, n’en parlons même pas, d’esquisser avec la mémoire consciente.
Le mode de pensée animiste offre ainsi potentiellement un type de compression de données très utile. En supposant qu’untel ne peut pas exercer sa mémoire consciente suffisamment pour un lien magique décent, alors une classification qu’on peut décrire comme une nature terrestre/aquatique avec des influences jupitériennes modérées par le signe du Sagittaire pourraient servir de type, sigillaire, de forme abrégée, pour interagir avec l’événement visé par des moyens psychiques. Cependant pour travailler sur ce genre de choses, l’opérateur doit maintenir un système symbolique qui soit plutôt propre et sans équivoque. Ce que les gens modernes font rarement, car ils pensent trop.
Il est rare que les systèmes animistes aient des modèles explicites d’extradimension ou autres, qui soient purement animistes, et par lesquels les pouvoirs inhérents aux phénomènes physiques agissent sur le monde. Là où de telles dimensions animistes existent, elles ont tendance à finir par s’identifier soit avec les états modifiés de conscience induits par les chamanes par différents moyens, soit avec une sorte de royaume des esprits.
L’hypothèse des esprits apparaît de façon naturelle, de la propension humaine à former une ‘image de soi’ et une ‘ théorie de l’esprit’. Il nous serait presque impossible de vivre sans une image de soi. Nous devons, pour ainsi dire, développer un modèle de nous-mêmes, à l’intérieur de nous, de façon à pouvoir séparer les perceptions inhérentes à la conscience et celles liées au monde extérieur. Lorsque nous nous développons, notre image de soi devient plus sophistiquée dès lors que nous y incorporons des concepts abstraits, et nous en sommes de plus en plus dépendants pour structurer nos vies ; on ne pourrait imaginer son absence et ainsi, nous en venons à croire qu’une âme immortelle se doit d’exister. On peut « éteindre » cette image de soi avec certaines pratiques mystiques ou des doses importantes d’hallucinogènes, il semble alors que l’on devient chaque chose que l’on perçoit ; l’objet placé dans sa main devient une partie du corps, on ne fait plus qu’un avec l’arbre qui se trouve dans le champ de vision, ou encore avec une notion religieuse présente dans notre pensée. Les personnes dont l’image de soi est sérieusement affaiblie ne peuvent agir de façon efficace en ce monde et ils sont considérés comme fous.
Il nous serait aussi très difficile de faire avec notre monde personnel si, très jeunes, nous n’avions pas développé l’hypothèse que les autres ont des intentions et des perceptions très souvent occultées par leur comportement effectif ou que celui-ci ne révèle que partiellement. Cette faculté semble faire défaut aux autistes, à différents degrés de gravité.
La propension innée que nous avons à former une image de soi et une théorie du mental amène plus ou moins naturellement à l’idée que les âmes et les esprits et les dieux, ou encore les « fées célestes » (comme les nomment certains athées) existent.
Nous ne pouvons nous concevoir morts, ou imaginer ce qui arrive au soi que l’on attribue aux autres lorsqu’ils meurent ; nous percevons le monde naturel comme capricieux et donc peut-être animé par des esprits (des dieux) ou encore un seul grand esprit (Dieu).
La théorie des esprits, ou encore spiritisme, s’est insinuée assez rapidement dans l’animisme pur, et a tenu une position dominante dans la théorie magique, jusqu’à ce que les analogies scientifiques se soient imposées. Les anciens païens voyaient une intelligence de toutes parts, et voyaient dans les phénomènes naturels personnifiés des divinités. Les dieux du foyer pour les problèmes d’ordre mineur et pour les problèmes plus sérieux les dieux plus importants comme ceux de l’orage, de la montagne, des océans des villes ou de l’outre vie.
Ayant intégré que partout se trouve l’esprit, les anciens pouvaient au moins d’essayer de commencer à négocier avec eux. La prière et le sacrifice aux dieux d’ordre supérieur sont ainsi devenus les principales activités religieuses en même temps que la magie offrait une latitude pour tenter de faire plier des dieux inférieurs et les commander.
Le monothéisme est apparu au moment où les systèmes païens se sont effondrés sous la cacophonie d’un nombre trop important de dieux et par le développement du sens de l’image de soi. Les païens n’imputaient absolument pas leurs désirs et impulsions guerrières, par exemple, à leur sens du soi mais les imputaient aux dieux ce qui fait qu’ils développaient leur sens de l’organisation et de l’identité en ajoutant toujours plus de dieux à leurs panthéons pour pouvoir s’expliquer à eux-mêmes. Substituer à tout cela une divinité unitaire présentait l’avantage d’élargir l’image de soi, mais au risque de reléguer une vaste part des comportements socialement douteux aux royaumes démoniaques. Il est rare par exemple de voir beaucoup de temples de prostitution sacrée dans des institutions monothéistes. Ceci a pourtant amené un dividende politique : le contrôle social devient plus simple s’il n’y a qu’une seule prêtrise, une seule identité consensuelle, et un seul ensemble de règles.
La magie, avec le spiritisme d’ordre religieux, devient de droit périlleuse. Ce n’est que très rarement que la prêtrise peut tolérer une négociation en free-lance avec le royaume des esprits ce qui fait que la magie populaire se fait souterraine ; seulement les prêtres eux-mêmes développent le plus souvent une forme caractéristique de magie spirite, dont nous voyons des exemples dans la Kabbale, la Goëtie ou encore les Djinns ou génies dans l’Islam. À ce moment-là, les magiciens commandent les esprits inférieurs en invoquant le pouvoir de Dieu. Comme la plupart des monothéismes (du moins dans leurs jeunes années) ont tendance à conserver un hôte pour les dieux inférieurs qui soit chargé des problèmes mondains, le prêtre/magicien a le pouvoir de conjurer presque n’importe quoi par la double procuration de Dieu et des esprits inférieurs.
Étant donnée la croyance que l’esprit est partout présent, tout cela trouve parfaitement un sens. En termes modernes tout cela comporte encore magiquement pas mal de sens, si l’on suppose que sigilliser les phénomènes comme les esprits facilite leur interaction avec le mental. Le paradigme spirite, qui voit l’intelligence en toutes choses, influencera probablement pour toujours la pensée humaine ne serait-ce que parce que cette dernière demeure l’outil par lequel nous investiguons le monde. Le nombre de scientifiques qui se sont exclamés que l’univers était intégralement constitué de pensées ou de choses mentales n’est pas négligeable, mais pour la plupart ils ont dû se surmener dans les calculs ou pousser sur l’oxyde nitrique.
Concernant sa valeur en tant que théorie magique, le paradigme spirite n’a en réalité que très peu de pouvoir en termes d’explication ou de prédiction. Nous savons tous ce que désigne ‘ le royaume des esprits’, et celui-ci ne désigne que ce que le spirite veut qu’il désigne. Pour le dire autrement, ses propriétés sont fantastiquement compliquées et plus ou moins variables. Ainsi il ne peut rien nous dire sur des formes de magies possibles ou impossibles, probables ou improbables.
Le paradigme scientifico-matérialiste a généré une foule d’explications néo scientifiques à divers phénomènes parapsychologiques, spirituels, occultes et magiques. Ceux-ci tombent d’une façon plus ou moins nette dans les catégories d’éthers occultes, d’énergies occultes et de paradigmes d’information occultes. Les æthers ou éthers occultes semblent avoir commencé avec Eliphas Lévi, clerc français du dix-neuvième siècle ayant trempé dans la magie et la Kabbale. Il a proposé la notion de Lumière Astrale, sorte de médium de transmission de la pensée et support de l’esprit. Ensuite sont venues des doctrines relativement plus élaborées, celles des plans éthériques et astraux et de l’ectoplasme, et cetera, en réponse aux idées scientifiques de l’éther luminifère et des dimensions spatiales qui étaient celles de l’époque. Avant la vulgarisation des idées d’Einstein, il est apparu que la gravité pouvait opérer de même qu’une influence astrologique, c’est-à-dire à distance, et que la lumière et les radiations électromagnétiques en général avaient besoin d’une forme de médium pour traverser l’espace.
C’est à partir d’aussi puissantes conceptions erronées que se sont développés par la suite en occultisme des explicationnismes d’autant plus chétifs.
La science a restreint le concept d’énergie à une stricte définition de ses propriétés utiles. Malheureusement, les ‘énergies occultes’ souffrent exactement du même problème que le royaume des esprits’, celui de pouvoir faire référence à tout ce qu’on veut que ça désigne.
Au moment de l’apparition de ce que l’on a appelé âge de l’information, il semble au moins possible de fixer une explication de la magie qui soit irréfutable dans les termes d’un échange caché d’information entre des structures faites de matière, y compris des cerveaux, en supposant en même temps que l’information a le pouvoir de modifier les structures en question, et que la physique quantique permet à l’information de faire son chemin dans l’espace et le temps n’importe où le magicien le désire.
Ici je dois avouer en avoir été coupable, durant les folles années de ma jeunesse prolongée.
Je suis tombé dans le piège de rendre le paradigme si large qu’il était à même de faire tout ce que je voulais, et ce, en dépit du fait que je ne pouvais pas toujours faire tout ce que je voulais par magie.
En relisant aujourd’hui mes livres d’étude de cas et de théorie, je me suis rendu compte à la fois du besoin de limiter et d’élargir mes cadres de référence.
Je soupçonne que la structure du temps est bien plus riche que ce qu’on imagine habituellement, et que dans l’espace tridimensionnel nous sommes entourés d’un plurivers ou Omnium de réalités causés par des phénomènes d’intrication et de superposition quantiques. Dans ce scénario, nous n’avons pas besoin d’informations désincarnées pour concevoir le fonctionnement de l’univers ou les phénomènes de la magie ; l’échange de particules ordinaires de matière et d’énergie fera l’affaire, vu les autres degrés de liberté temporelle.
Voir le Quantum Irreality Paper sur ce site (NDT : Specularium), concernant les arguments qui m’ont amené à cela.
Durant la divination, le Magicien interagit principalement avec des versions futures de lui-même ; il puise dans ce qu’il pourra connaître à l’avenir. Une singulière circularité existe dans la divination, qui ne semble fonctionner qu’à la condition de pouvoir finalement à un moment donné du futur, connaître le résultat par des moyens ordinaires. Ceci explique pourquoi on obtient les meilleurs résultats en divination soit pour un futur proche à très court terme si l’on veut savoir s’il va se passer quelque chose d’improbable dans les prochaines secondes, soit pour des événements hautement déterminants, mais peu évidents, dans un futur plus lointain.
Et ceci, Mesdames et Messieurs, magiciennes et magiciens, constitue le départ :
d’un Nouveau Paradigme Magique
Il se peut que durant un certain temps celui-ci ne change pas énormément nos façons de faire en magie, mais plutôt la façon de penser les raisons pour lesquelles cela marche, ce qui finalement pourrait améliorer notre pratique.
Peut-être ce paradigme offre-t-il pour la première fois un modèle qu’on peut potentiellement tester, modèle qu’on peut finalement quantifier dans l’optique de le cadrer mathématiquement.
En y repensant, je devrais peut être ici faire mention encore une fois des idées traditionnelles de l’invocation et de l’évocation. Alors même que j’accepte la valeur psychologique et sigillaire des paradigmes animistes et spirites, pour moi la seule validation acceptable reste la qualité divinatoire et incantatoire qui découle de telles activités.
(A suivre)