« La mort est ce qu’il y a de plus terrible et maintenir l’œuvre de la mort est ce qui demande la plus grande force » – Hegel.
L’auteur de Madame Edwarda* a lui-même attiré l’attention sur la gravité de son livre. Néanmoins, il me semble bon d’insister, en raison de légèreté avec laquelle il est d’usage de traiter les écrits dont la vie sexuelle est le thème. Non que j’aie l’espoir – ou l’intention d’y rien changer. Mais je demande au lecteur de ma préface de réfléchir un court instant sur l’attitude traditionnelle à l’égard du plaisir (qui, dans le jeu des sexes, atteint la folle intensité) et de la douleur (que la mort apaise, il est vrai, mais que d abord elle porte au pire). Un ensemble de conditions nous conduit à nous faire de l’homme (de l’humanité) ? une image également éloignée du plaisir extrême et de l’extrême douleur : les interdits les plus communs frappent les uns la vie sexuelle et les autres la mort, si bien que l’une et l’autre ont formé un domaine sacré, qui relève de la religion. Le plus pénible commença lorsque les interdits touchant les circonstances de la disparition de l’être reçurent seuls un aspect grave et que ceux qui touchaient les circonstances de l’apparition – toute l’activité génétique ont été pris à la légère. Je ne songe pas à protester contre la tendance profonde du grand nombré : elle est l’expression du destin qui voulut l’homme riant de ses organes reproducteurs. Mais ce rire, qui accuse l’opposition du plaisir et de la douleur (la douleur et la mort sont dignes de respect, tandis que le plaisir est dérisoire, désigné au mépris), en marque aussi la parenté fondamentale. Le rire n’est plus respectueux, mais c’est le signe de l’horreur. Le rire est l’attitude de compromis qu’adopte l’homme en présence d’un aspect qui répugne, quand cet aspect ne paraît pas grave. Aussi bien l’érotisme envisagé gravement, tragiquement, représente un entier renversement.
*
Je tiens d’abord à préciser à quel point sont vaines ces affirmations banales, selon lesquelles l’interdit sexuel est un préjugé, dont il est temps de se défaire. La honte, la pudeur, qui accompagnent le sentiment fort du plaisir, ne seraient elles-mêmes que des preuves d’inintelligence. Autant dire que nous devrions faire table rase et revenir au temps – de l’animalité, de la libre dévoration et de l’indifférence aux immondices. Comme si l’humanité entière ne résultait pas de grands et violents mouvements d’horreur suivie d’attrait, auxquels se lient la sensibilité et l’intelligence. Mais sans vouloir rien opposer au rire dont l’indécence est la cause, il nous est loisible de revenir – en partie – sur une vue que le rire seul introduisit.
C’est le rire en effet qui justifie une forme de condamnation déshonorante. Le rire nous engage dans cette voie où le principe d’une interdiction, de décences nécessaires, inévitables, se change en hypocrisie fermée, en incompréhension de ce qui est en jeu. L’extrême licence liée à la plaisanterie s’accompagne d’un refus de prendre au sérieux – j’entends : au tragique – la vérité de l’érotisme.
La préface de ce petit livre où l’érotisme est représenté, sans détour, ouvrant sur la conscience d’une déchirure, est pour moi l’occasion d’un appel que je veux pathétique. Non qu’il soit à mes yeux surprenant que l’esprit se détourne de lui-même et, pour ainsi dire se tournant le dos, devienne dans son obstination la caricature de sa vérité. Si l’homme a besoin du mensonge, après tout, libre à lui ! L’homme, qui, peut-être, a sa fierté, est noyé par la masse humaine… Mais enfin: je n’oublierai jamais ce qui se lie de violent et de merveilleux à la volonté d’ouvrir les yeux, de voir en face ce qui arrive, ce qui est. Et je ne saurais pas ce qui arrive, si je ne savais rien du plaisir extrême, si je ne savais rien de l’extrême douleur !
Entendons-nous. Pierre Angélique a soin de le dire : nous ne savons rien et nous sommes dans le fond de la nuit. Mais au moins pouvons-nous voir ce qui nous trompe, ce qui nous détourne de savoir notre détresse, de savoir, plus exactement, que la joie est le même chose que la douleur, la même chose gue la mort.
Ce dont ce grand rire nous détourne, que suscite la plaisanterie licencieuse, est l’identité du plaisir extrême et de l’extrême douleur : l’identité de l’être et de la mort, du savoir s’achevant sur cette perspective éclatante et de l’obscurité définitive. De cette vérité, sans doute, nous pourrons finalement rire, mais cette fois d’un rire absolu, qui ne s’arrête pas au mépris de ce qui peut être répugnant, mais dont le dégoût nous enfonce.
*
Pour aller au bout de l’extase où nous nous perdons dans la jouissance, nous devons toujours en poser l’immédiate limite : c’est l’horreur.
Non seulement la douleur des autres ou la mienne propre, approchant du moment où l’horreur me soulèvera, peut me faire parvenir à l’état de joie glissant au délire, mais il n’est pas de forme de répugnance dont je ne discerne l’affinité avec le désir. Non que l’horreur se confonde jamais avec l’attrait, mais si elle ne peut l’inhiber, le détruire, l’horreur renforce l’attrait ! Le danger paralyse, mais moins fort, il peut exciter le désir. Nous ne parvenons à l’extase, sinon, fût-elle lointaine, dans la perspective de la mort, de ce qui nous détruit.
Un homme diffère d’un animal en ce que certaines sensations le blessent et le liquident au plus intime. Ces sensations varient suivant l’individu et suivant les manières de vivre. Mais la vue du sang, l’odeur du vomi, qui suscitent en nous l’horreur de la mort, nous font parfois connaître un état de nausée qui nous atteint plus cruellement que la douleur. Nous ne supportons pas ces sensations liées au vertige suprême. Certains préfèrent la mort au contact inoffensif. Il existe un domaine où la mort ne signifie plus seulement la disparition, mais le mouvement intolérable où nous disparaissons malgré nous, alors qu’à tout prix, il ne faudrait pas disparaître. C’est justement cet à tout prix, ce malgré nous, qui distinguent le moment de l’extrême joie et de l’extase innommable mais merveilleuse. S’il n’est rien qui ne nous dépasse, qui ne nous dépasse malgré nous, devant à tout prix ne pas être, nous n’atteignons pas le moment insensé auquel nous tendons de toutes nos forces et qu’en même temps nous repoussons de toutes nos forces.
*
Le plaisir serait méprisable s’il n’était ce dépassement atterrant, qui n’est pas réservé à l’extase sexuelle, que les mystiques de différentes religions, qu’avant tout les mystiques chrétiens ont connu de la même façon. L’être nous est donné dans un dépassement intolérable de l’être, non moins intolérable que ka mort. Et puisque, dans la mort, en même temps qu’il nous est donné, il nous est retiré, nous devons le chercher dans le sentiment de la mort, dans ces moments intolérables où il nous semble que nous mourons, parce que l’être en nous n’est plus là que par excès, quand la plénitude de l’horreur et celle de la joie coïncident.
Même la pensée (la réflexion) ne s’achève en nous que dans l’excès. Que signifie la vérité, en dehors de la représentation de l’excès, si nous ne voyons ce qui excède la possibilité de voir, ce qu’il est intolérable de voir, comme, dans l’extase, il est intolérable de jouir ? si nous ne pensons ce qui excède la possibilité de penser… [1] ?
A l’issue de cette réflexion pathétique, qui, dans un cri, s’anéantit elle-même en ce qu’elle sombre dans l’intolérance d’elle-même, nous retrouvons Dieu. C’est le sens, c’est l’énormité, de ce livre insensé : ce récit met en jeu dans la plénitude de ses attributs, Dieu lui-même ; et ce Dieu, néanmoins, est une fille publique, en tout pareille aux autres. Mais ce que le mysticisme n’a pu dire (au moment de le dire, il défaillait), l’érotisme le dit : Dieu n’est rien s’il n’est pas dépassement de Dieu dans tous les sens ; dans le sens de l’être vulgaire, dans celui de l’horreur et de l’impureté ; à la fin, dans le sens de rien… Nous ne pouvons ajouter au langage impunément le mot qui dépasse les mots, le mot Dieu ; dès l’instant où nous le faisons, ce mot se dépassant lui-même détruit vertigineusement ses limites. Ce qu’il est ne recule devant rien, il est partout où il est impossible de l’attendre : lui-même est une énormité. Quiconque en a le plus petit soupçon, se tait aussitôt. Ou, cherchant l’issue, et sachant qu’il s’enferre, il cherche en lui ce qui, pouvant l’anéantir, le rend semblable à rien [2].
Dans cette inénarrable voie où nous engage le plus incongru de tous les livres, il se peut cependant que nous fassions quelques découvertes encore.
Par exemple, au hasard, celle du bonheur…
La joie se trouverait justement dans la perspective de la mort (ainsi est-elle masquée sous l’aspect de son contraire, la tristesse).
Je ne suis en rien porté à penser que l’essentiel en ce monde est la volupté. L ‘homme n’est pas limité à l’organe de la jouissance. Mais cet inavouable organe lui enseigne son secret [3]. Puisque la jouissance dépend de la perspective délétère ouverte à l’esprit, il est probable que nous tricherons et que nous tenterons d’accéder à la joie tout en nous approchant le moins possible de l’horreur. Les images qui excitent le désir ou provoquent le spasme final sont extraordinairement louches, équivoques : si c’est l’horreur, si c’est la mort qu’elles ont en vue, c’est toujours d’une manière sournoise.
Même dans la perspective de Sade, la mort est détournée sur l’autre, et l’autre est tout d’abord une expression délicieuse de la vie. Le domaine de l’érotisme est voué sans échappatoire à la ruse. L’objet qui provoque le mouvement d’Eros se donne pour autre qu’il n’est. Si bien qu’en matière d’érotisme, ce sont les ascètes qui ont raison. Les ascètes disent de la beauté qu’elle est le piège du diable : la beauté seule, en effet, rend tolérable un besoin de désordre, de violence et d’indignité qui est la racine de l’amour. Je ne puis examiner ici le détail de délires dont les formes se multiplient et dont l’amour pur nous fait connaître sournoisement le plus violent, qui porte aux limites de la mort l’excès aveugle de la vie. Sans doute la condamnation ascétique est grossière, elle est lâche, elle est cruelle, mais elle s’accorde, au tremblement sans lequel nous nous éloignons de la vérité de la nuit. Il n’est pas de raison de donner à l’amour sexuel une éminence que seule a la vie tout entière, mais si nous ne portions la lumière au point même où la nuit tombe, comment nous saurions-nous, comme nous le sommes, faits de la projection de l’être dans l’horreur ? s’il sombre dans le vide nauséeux qu’à tout prix il devait fuir… !
Rien, assurément, n’est plus redoutable ! A quel point les images de l’enfer aux porches des églises devraient nous sembler dérisoires ! L’enfer est l’idée faible que Dieu nous donne volontairement de lui-même ! Mais à l’échelle de la perte illimitée, nous retrouvons le triomphe de l’être – auquel il ne manqua jamais que de s’accorder au mouvement qui le veut périssable. L’être s’invite lui-même à la terrible danse, dont la syncope est le rythme danseur, et que nous devons prendre comme elle est, sachant seulement l’horreur à laquelle elle s’accorde. Si le cœur nous manque, il n’est rien de plus suppliciant. Et jamais le moment suppliciant ne manquera : comment, s’il nous manquait, le surmonter ? Mais l’être ouvert à la mort, au supplice, à la joie – sans réserve, l’être ouvert et mourant, douloureux et heureux, paraît déjà dans sa lumière voilée : cette lumière est divine. Et le cri que, la bouche tordue, cet être tord peut-être mais profère, est un immense alleluia perdu dans le silence sans fin .
Préface de « Madame Edwarda », par Georges Bataille (1941), extrait de Madame Edwarda ; Le mort ; Histoire de l’oeil, 10/18, 2004.
* « L’auteur » évoqué est en fait Georges Bataille lui-même, le texte « Madame Edwarda » ayant d’abord été édité sous le pseudonyme de Pierre Angélique.
[1] Je m’excuse d’ajouter ici que cette définition de l’être et de l’excès ne peut philosophiquement se fonder, en ce que l’excès excède le fondement : l’excès est cela même par quoi l’être est d’abord, avant toutes choses, hors de toutes limites. L’être sans doute se trouve aussi dans des limites : ces limites nous permettent de parler (je parle aussi, mais en parlant je n’oublie pas que la parole, non seulement m’échappera, mais qu’elle m’échappe). Ces phrases méthodiquement rangées sont possibles (elles le sont dans une large mesure, puisque l’excès est l’exception, c’est le merveilleux, le miracle… ; et l’excès désigne l’attrait – l’attrait, sinon l’horreur, tout ce qui est plus ce qui est, mais leur impossibilité est d’abord donnée. Si bien que jamais je ne suis lié jamais je ne m’asservis, mais je réserve ma souveraineté, que seule ma mort, qui prouvera l’impossibilité où j’étais de me limiter à l’être sans excès, sépare de moi. Je ne récuse pas la connaissance, sans laquelle je n’écrirais pas, mais cette main qui écrit est mourante et par cette mort à elle promise, elle échappe aux limites acceptées en écrivant (acceptées de la main qui écrit mais refusées de celle qui meurt).
[2] Voici donc la première théologie proposée par un homme que le rire illumine et qui daigne ne pas limiter ce qui ne sait pas ce qu’est la limite. Marquez le jour où vous lisez d’un caillou de flamme, vous qui avez pâli sur les textes des philosophes ! Comment peut s’exprimer celui qui les fait taire, sinon d’une manière qui ne leur est pas concevable?
[3] Je pourrais faire observer, au surplus, que l’excès est le principe même de la reproduction Sexuelle : en effet la divine providence voulut que, dans son oeuvre, son secret demeurât lisible ! Rien pouvait-il être épargné à l’homme? Le jour même où il s’aperçoit que le sol lui manque, il lui est dit qu’il lui manque, providentiellement ! Mais tirât-il l’enfant de son blasphème, c’est en blasphémant, crachant sur sa limite, que le plus misérable jouit, c’est en blasphémant qu’il est Dieu. Tant il est vrai que la création est inextricable, irréductible à un autre mouvement d’esprit qu’à la certitude, étant excédé, d’excéder.
« La mort est ce qu’il y a de plus terrible et maintenir l’œuvre de la mort est ce qui demande la plus grande force » – Hegel.
L’auteur de Madame Edwarda* a lui-même attiré l’attention sur la gravité de son livre. Néanmoins, il me semble bon d’insister, en raison de légèreté avec laquelle il est d’usage de traiter les écrits dont la vie sexuelle est le thème. Non que j’aie l’espoir – ou l’intention d’y rien changer. Mais je demande au lecteur de ma préface de réfléchir un court instant sur l’attitude traditionnelle à l’égard du plaisir (qui, dans le jeu des sexes, atteint la folle intensité) et de la douleur (que la mort apaise, il est vrai, mais que d abord elle porte au pire). Un ensemble de conditions nous conduit à nous faire de l’homme (de l’humanité) ? une image également éloignée du plaisir extrême et de l’extrême douleur : les interdits les plus communs frappent les uns la vie sexuelle et les autres la mort, si bien que l’une et l’autre ont formé un domaine sacré, qui relève de la religion. Le plus pénible commença lorsque les interdits touchant les circonstances de la disparition de l’être reçurent seuls un aspect grave et que ceux qui touchaient les circonstances de l’apparition – toute l’activité génétique ont été pris à la légère. Je ne songe pas à protester contre la tendance profonde du grand nombré : elle est l’expression du destin qui voulut l’homme riant de ses organes reproducteurs. Mais ce rire, qui accuse l’opposition du plaisir et de la douleur (la douleur et la mort sont dignes de respect, tandis que le plaisir est dérisoire, désigné au mépris), en marque aussi la parenté fondamentale. Le rire n’est plus respectueux, mais c’est le signe de l’horreur. Le rire est l’attitude de compromis qu’adopte l’homme en présence d’un aspect qui répugne, quand cet aspect ne paraît pas grave. Aussi bien l’érotisme envisagé gravement, tragiquement, représente un entier renversement.
*
Je tiens d’abord à préciser à quel point sont vaines ces affirmations banales, selon lesquelles l’interdit sexuel est un préjugé, dont il est temps de se défaire. La honte, la pudeur, qui accompagnent le sentiment fort du plaisir, ne seraient elles-mêmes que des preuves d’inintelligence. Autant dire que nous devrions faire table rase et revenir au temps – de l’animalité, de la libre dévoration et de l’indifférence aux immondices. Comme si l’humanité entière ne résultait pas de grands et violents mouvements d’horreur suivie d’attrait, auxquels se lient la sensibilité et l’intelligence. Mais sans vouloir rien opposer au rire dont l’indécence est la cause, il nous est loisible de revenir – en partie – sur une vue que le rire seul introduisit.
C’est le rire en effet qui justifie une forme de condamnation déshonorante. Le rire nous engage dans cette voie où le principe d’une interdiction, de décences nécessaires, inévitables, se change en hypocrisie fermée, en incompréhension de ce qui est en jeu. L’extrême licence liée à la plaisanterie s’accompagne d’un refus de prendre au sérieux – j’entends : au tragique – la vérité de l’érotisme.
La préface de ce petit livre où l’érotisme est représenté, sans détour, ouvrant sur la conscience d’une déchirure, est pour moi l’occasion d’un appel que je veux pathétique. Non qu’il soit à mes yeux surprenant que l’esprit se détourne de lui-même et, pour ainsi dire se tournant le dos, devienne dans son obstination la caricature de sa vérité. Si l’homme a besoin du mensonge, après tout, libre à lui ! L’homme, qui, peut-être, a sa fierté, est noyé par la masse humaine… Mais enfin: je n’oublierai jamais ce qui se lie de violent et de merveilleux à la volonté d’ouvrir les yeux, de voir en face ce qui arrive, ce qui est. Et je ne saurais pas ce qui arrive, si je ne savais rien du plaisir extrême, si je ne savais rien de l’extrême douleur !
Entendons-nous. Pierre Angélique a soin de le dire : nous ne savons rien et nous sommes dans le fond de la nuit. Mais au moins pouvons-nous voir ce qui nous trompe, ce qui nous détourne de savoir notre détresse, de savoir, plus exactement, que la joie est le même chose que la douleur, la même chose gue la mort.
Ce dont ce grand rire nous détourne, que suscite la plaisanterie licencieuse, est l’identité du plaisir extrême et de l’extrême douleur : l’identité de l’être et de la mort, du savoir s’achevant sur cette perspective éclatante et de l’obscurité définitive. De cette vérité, sans doute, nous pourrons finalement rire, mais cette fois d’un rire absolu, qui ne s’arrête pas au mépris de ce qui peut être répugnant, mais dont le dégoût nous enfonce.
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Pour aller au bout de l’extase où nous nous perdons dans la jouissance, nous devons toujours en poser l’immédiate limite : c’est l’horreur.
Non seulement la douleur des autres ou la mienne propre, approchant du moment où l’horreur me soulèvera, peut me faire parvenir à l’état de joie glissant au délire, mais il n’est pas de forme de répugnance dont je ne discerne l’affinité avec le désir. Non que l’horreur se confonde jamais avec l’attrait, mais si elle ne peut l’inhiber, le détruire, l’horreur renforce l’attrait ! Le danger paralyse, mais moins fort, il peut exciter le désir. Nous ne parvenons à l’extase, sinon, fût-elle lointaine, dans la perspective de la mort, de ce qui nous détruit.
Un homme diffère d’un animal en ce que certaines sensations le blessent et le liquident au plus intime. Ces sensations varient suivant l’individu et suivant les manières de vivre. Mais la vue du sang, l’odeur du vomi, qui suscitent en nous l’horreur de la mort, nous font parfois connaître un état de nausée qui nous atteint plus cruellement que la douleur. Nous ne supportons pas ces sensations liées au vertige suprême. Certains préfèrent la mort au contact inoffensif. Il existe un domaine où la mort ne signifie plus seulement la disparition, mais le mouvement intolérable où nous disparaissons malgré nous, alors qu’à tout prix, il ne faudrait pas disparaître. C’est justement cet à tout prix, ce malgré nous, qui distinguent le moment de l’extrême joie et de l’extase innommable mais merveilleuse. S’il n’est rien qui ne nous dépasse, qui ne nous dépasse malgré nous, devant à tout prix ne pas être, nous n’atteignons pas le moment insensé auquel nous tendons de toutes nos forces et qu’en même temps nous repoussons de toutes nos forces.
*
Le plaisir serait méprisable s’il n’était ce dépassement atterrant, qui n’est pas réservé à l’extase sexuelle, que les mystiques de différentes religions, qu’avant tout les mystiques chrétiens ont connu de la même façon. L’être nous est donné dans un dépassement intolérable de l’être, non moins intolérable que ka mort. Et puisque, dans la mort, en même temps qu’il nous est donné, il nous est retiré, nous devons le chercher dans le sentiment de la mort, dans ces moments intolérables où il nous semble que nous mourons, parce que l’être en nous n’est plus là que par excès, quand la plénitude de l’horreur et celle de la joie coïncident.
Même la pensée (la réflexion) ne s’achève en nous que dans l’excès. Que signifie la vérité, en dehors de la représentation de l’excès, si nous ne voyons ce qui excède la possibilité de voir, ce qu’il est intolérable de voir, comme, dans l’extase, il est intolérable de jouir ? si nous ne pensons ce qui excède la possibilité de penser… [1] ?
*
A l’issue de cette réflexion pathétique, qui, dans un cri, s’anéantit elle-même en ce qu’elle sombre dans l’intolérance d’elle-même, nous retrouvons Dieu. C’est le sens, c’est l’énormité, de ce livre insensé : ce récit met en jeu dans la plénitude de ses attributs, Dieu lui-même ; et ce Dieu, néanmoins, est une fille publique, en tout pareille aux autres. Mais ce que le mysticisme n’a pu dire (au moment de le dire, il défaillait), l’érotisme le dit : Dieu n’est rien s’il n’est pas dépassement de Dieu dans tous les sens ; dans le sens de l’être vulgaire, dans celui de l’horreur et de l’impureté ; à la fin, dans le sens de rien… Nous ne pouvons ajouter au langage impunément le mot qui dépasse les mots, le mot Dieu ; dès l’instant où nous le faisons, ce mot se dépassant lui-même détruit vertigineusement ses limites. Ce qu’il est ne recule devant rien, il est partout où il est impossible de l’attendre : lui-même est une énormité. Quiconque en a le plus petit soupçon, se tait aussitôt. Ou, cherchant l’issue, et sachant qu’il s’enferre, il cherche en lui ce qui, pouvant l’anéantir, le rend semblable à rien [2].
Dans cette inénarrable voie où nous engage le plus incongru de tous les livres, il se peut cependant que nous fassions quelques découvertes encore.
Par exemple, au hasard, celle du bonheur…
La joie se trouverait justement dans la perspective de la mort (ainsi est-elle masquée sous l’aspect de son contraire, la tristesse).
Je ne suis en rien porté à penser que l’essentiel en ce monde est la volupté. L ‘homme n’est pas limité à l’organe de la jouissance. Mais cet inavouable organe lui enseigne son secret [3]. Puisque la jouissance dépend de la perspective délétère ouverte à l’esprit, il est probable que nous tricherons et que nous tenterons d’accéder à la joie tout en nous approchant le moins possible de l’horreur. Les images qui excitent le désir ou provoquent le spasme final sont extraordinairement louches, équivoques : si c’est l’horreur, si c’est la mort qu’elles ont en vue, c’est toujours d’une manière sournoise.
Même dans la perspective de Sade, la mort est détournée sur l’autre, et l’autre est tout d’abord une expression délicieuse de la vie. Le domaine de l’érotisme est voué sans échappatoire à la ruse. L’objet qui provoque le mouvement d’Eros se donne pour autre qu’il n’est. Si bien qu’en matière d’érotisme, ce sont les ascètes qui ont raison. Les ascètes disent de la beauté qu’elle est le piège du diable : la beauté seule, en effet, rend tolérable un besoin de désordre, de violence et d’indignité qui est la racine de l’amour. Je ne puis examiner ici le détail de délires dont les formes se multiplient et dont l’amour pur nous fait connaître sournoisement le plus violent, qui porte aux limites de la mort l’excès aveugle de la vie. Sans doute la condamnation ascétique est grossière, elle est lâche, elle est cruelle, mais elle s’accorde, au tremblement sans lequel nous nous éloignons de la vérité de la nuit. Il n’est pas de raison de donner à l’amour sexuel une éminence que seule a la vie tout entière, mais si nous ne portions la lumière au point même où la nuit tombe, comment nous saurions-nous, comme nous le sommes, faits de la projection de l’être dans l’horreur ? s’il sombre dans le vide nauséeux qu’à tout prix il devait fuir… !
*
Rien, assurément, n’est plus redoutable ! A quel point les images de l’enfer aux porches des églises devraient nous sembler dérisoires ! L’enfer est l’idée faible que Dieu nous donne volontairement de lui-même ! Mais à l’échelle de la perte illimitée, nous retrouvons le triomphe de l’être – auquel il ne manqua jamais que de s’accorder au mouvement qui le veut périssable. L’être s’invite lui-même à la terrible danse, dont la syncope est le rythme danseur, et que nous devons prendre comme elle est, sachant seulement l’horreur à laquelle elle s’accorde. Si le cœur nous manque, il n’est rien de plus suppliciant. Et jamais le moment suppliciant ne manquera : comment, s’il nous manquait, le surmonter ? Mais l’être ouvert à la mort, au supplice, à la joie – sans réserve, l’être ouvert et mourant, douloureux et heureux, paraît déjà dans sa lumière voilée : cette lumière est divine. Et le cri que, la bouche tordue, cet être tord peut-être mais profère, est un immense alleluia perdu dans le silence sans fin .
Notes :
* « L’auteur » évoqué est en fait Georges Bataille lui-même, le texte « Madame Edwarda » ayant d’abord été édité sous le pseudonyme de Pierre Angélique.
[1] Je m’excuse d’ajouter ici que cette définition de l’être et de l’excès ne peut philosophiquement se fonder, en ce que l’excès excède le fondement : l’excès est cela même par quoi l’être est d’abord, avant toutes choses, hors de toutes limites. L’être sans doute se trouve aussi dans des limites : ces limites nous permettent de parler (je parle aussi, mais en parlant je n’oublie pas que la parole, non seulement m’échappera, mais qu’elle m’échappe). Ces phrases méthodiquement rangées sont possibles (elles le sont dans une large mesure, puisque l’excès est l’exception, c’est le merveilleux, le miracle… ; et l’excès désigne l’attrait – l’attrait, sinon l’horreur, tout ce qui est plus ce qui est, mais leur impossibilité est d’abord donnée. Si bien que jamais je ne suis lié jamais je ne m’asservis, mais je réserve ma souveraineté, que seule ma mort, qui prouvera l’impossibilité où j’étais de me limiter à l’être sans excès, sépare de moi. Je ne récuse pas la connaissance, sans laquelle je n’écrirais pas, mais cette main qui écrit est mourante et par cette mort à elle promise, elle échappe aux limites acceptées en écrivant (acceptées de la main qui écrit mais refusées de celle qui meurt).
[2] Voici donc la première théologie proposée par un homme que le rire illumine et qui daigne ne pas limiter ce qui ne sait pas ce qu’est la limite. Marquez le jour où vous lisez d’un caillou de flamme, vous qui avez pâli sur les textes des philosophes ! Comment peut s’exprimer celui qui les fait taire, sinon d’une manière qui ne leur est pas concevable?
[3] Je pourrais faire observer, au surplus, que l’excès est le principe même de la reproduction Sexuelle : en effet la divine providence voulut que, dans son oeuvre, son secret demeurât lisible ! Rien pouvait-il être épargné à l’homme? Le jour même où il s’aperçoit que le sol lui manque, il lui est dit qu’il lui manque, providentiellement ! Mais tirât-il l’enfant de son blasphème, c’est en blasphémant, crachant sur sa limite, que le plus misérable jouit, c’est en blasphémant qu’il est Dieu. Tant il est vrai que la création est inextricable, irréductible à un autre mouvement d’esprit qu’à la certitude, étant excédé, d’excéder.