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Le formidable pouvoir de l’histoire

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« Pendant longtemps le mot ‘cyberpunk’ m’a évité de devenir respectable. » – Bruce Sterling

Le texte ci-dessous est extrait d’une conférence donnée en 1991 par le romancier Bruce Sterling devant un auditoire composé de game designers.

Né en avril 1954, à Austin au Texas, Bruce Sterling est l’un des pionniers, avec William Gibson, du genre cyberpunk. Il a publié son premier roman en 1977, une œuvre de science-fiction intitulée La baleine des sables, mais s’est fait principalement connaître avec La Schismatrice et l’anthologie Mozart en verres miroirs, deux œuvres fondatrices du genre.

Il est de coutume de situer la naissance du cyberpunk en 1984, année qui vit la parution du roman de William Gibson : Neuromancer. Au contraire d’autres sous-genres de la science-fiction, le cyberpunk met en scène un futur proche, se confondant parfois avec notre présent. La société y est gouvernée par de grandes corporations aux pouvoirs démesurés. Le héros (ou plutôt anti-héros) cyberpunk sera souvent un hacker luttant contre le totalitarisme d’une société dystopique : mégapoles surpeuplées aux bâtiments écrasants dégageant une atmosphère de claustrophobie, ultraviolence, pollution, pensée unique imposée par la force, la drogue ou les médias… L’ultratechnologie domine, intelligence artificielle, génétique et cybernétique dirigeant la vie humaine. Paradoxalement, c’est dans la technologie elle-même que les anti-héros du cyberpunk vont placer leurs espoirs de salut.

Car, contrairement au « geek », le cyberpunk est un militant. C’est ainsi à l’internet que Bruce Sterling demandera de répandre la bonne parole, notamment écologique, lorsqu’il fonde en 2000 le « Viridian Design Movement » ou qu’il lance sur la toile son manifeste The Hacker Crackdown, un texte en accès libre prenant la défense des cyber-libertés.

Quel rapport avec la Magie ? Eh bien, outre ce bon vieux choix entre la pilule bleue et la pilule rouge (qui, comme nous le rappelait récemment Un Chacha Un Titi détermine deux paradigmes : le bleu et le rouge), l’extrait ci-dessous file au moins deux idées qui portent à réflexion : le rejet de « l’histoire » comme substrat incontournable de l’imaginaire et ce conseil, ô combien sage, donné par Sterling à son auditoire : « Ne devenez pas une personne bien comme il faut ».

Melmothia

« C’est ici que notre auteur lambda nous ressort sa doctrine du formidable pouvoir de l’histoire. Oui, l’histoire – ce vieux mythe autour du feu, l’aveugle Homère, l’universel Shakespeare, ces femmes et ces hommes qui atteignent au cœur éternel de la condition humaine… C’est de l’Art, et si vous ne le possédez pas, vous n’êtes que poussière au vent… Je ne peux vous dire combien de fois j’ai entendu ces conneries… Dans mon domaine, c’est ce que l’on appelle l’argument « Moi et mon pote Bill Shakespeare ». Depuis 1982, je suis en guerre ouverte avec ceux qui appliquent cette doctrine à la science-fiction et voilà pourquoi mes collègues parlent de moi avec crainte comme d’un mauvais garçon cyberpunk… C’est la doctrine classique de la science-fiction humaniste.

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Le Sentier de Daath

Voici ce que cela donne lorsqu’on la traduit dans votre jargon. Écoutez bien :

« Les films et les pièces de théâtre tirent la majeure partie de leur pouvoir des résonances entre les différentes couches structurelles. La congruence entre le thème, l’intrigue et la position des acteurs génère une puissance émotionnelle. Les jeux informatiques ne posséderont jamais de fil significatif, car le résultat est variable. Ce manque de fil, à lui seul, limite le pouvoir narratif de ces jeux ».

Difficile à réfuter. Impossible à réfuter. Mesdames, messieurs allez en enfer avec le merveilleux pouvoir de la narration. Si les lecteurs de science-fiction voulaient de la narration, ils ne liraient pas cette satanée science-fiction, ils liraient plutôt Harpers [1], Redbook [2] et Argosy [3]. Le pulp magazine [4] (qui est notre premier exemple de plateforme décrépie) comportait toutes sortes de narrations. Des histoires de western. Des histoires de marins. Des histoires de courses de chevaux. « G-8 et sa bataille des as » [5]. Des aventures d’atrocités aryennes. Ces choses sont mortes. Les histoires ne les ont pas sauvées. Les histoires ne nous sauveront pas. Les histoires ne vous sauveront pas.

Ce n’est pas là le chemin à suivre. Nous ne faisons pas de la science-fiction parce que c’est de la bonne littérature, nous en faisons, parce que c’est étrange. Suivez votre penchant vers l’insolite, mesdames et messieurs. Abandonnez l’idée de passer pour quelqu’un de normal. Suivez votre geekitude. Embrassez votre nerditude. Selon les mots immortels de Lafcadio Hearn – un geek obscur toujours publié de nos jours – [6], « courtisez la muse de l’étrange ». Une bonne histoire de science-fiction n’est pas une « bonne histoire » dans laquelle flotte une subtile odeur de carburant. Une bonne histoire de science-fiction, c’est quelque chose qui sait qu’elle est de la science-fiction, qui s’y immerge et en ressort rugissante de l’autre côté. Un jeu informatique ne devrait pas ressembler à un film ni à un livre ; il doit ressembler à un jeu informatique, lui ressembler tellement qu’il déchire toute limite et en devienne inoubliable.

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Préface de « Madame Edwarda », Georges Bataille

Je crois que vous ne pouvez pas durer en assouvissant le goût du public contemporain, la tendance du dernier rapport trimestriel. Je ne pense pas que vous puissiez durer en suivant les données démographiques et en collant prudemment aux attentes. Je ne connais pas beaucoup d’œuvres d’art qui perdurent en étant condescendantes. Je ne connais pas beaucoup d’œuvres d’art qui soient délibérément stupides. Vous pouvez être un geek, vous pouvez être noyé dans la geekitude ; vous devriez tendre à devenir le type de geek qu’ils n’oublieront jamais. Ne cherchez pas à être civilisés. N’espérez pas que des bonnes âmes vous choisiront comme animal de compagnie. Qu’ils aillent en enfer ! C’est eux qui vous y ont mis. Vous devez réaliser pleinement que la société vous a faits et vous devez cherchez vengeance. Devenez étrange. Très étrange. Dangereusement étrange. Devenez étrange absolument, en toute sophistication, et ne le faites pas à moitié, mettez-y toutes vos tripes ! Ayez le courage artistique de reconnaître votre propre signification dans la culture !

OK. Ceux d’entre vous qui sont dans la SF peuvent reconnaître ici la rhétorique classique du cyberpunk. Des punks barjots, armés d’ordinateurs, menaçant la société… C’est le cliché véhiculé par la presse, mais il y manque le meilleur. Le punk dans le cyber est intéressant, mais le cyber dans le punk est totalement effrayant. Je bosse avec des techniciens qui attaquent la pop culture. Je bosse avec des techniciens devenus barges, tarés – pas de ces punks des rues qui prennent toutes les merdes qui leur tombent sous la main –, mais des gens intelligents, disciplinés, des gens avec des capacités techniques et une pensée rationnelle, qui peuvent briser les barreaux de l’insipide prison que cette société a forgés pour eux. Des gens qui sont, et je cite, « consternés par presque tous les aspects du monde et conscients, à un niveau cauchemardesque, que les solutions à nos problèmes ne viendront pas de la race de ces publicitaires abrutis que nous appelons politiciens ». Merci Brenda.

Voilà qui véhicule encore comme un parfum d’espoir pour moi…

Vous n’arrivez pas ici par acculturation. Ne devenez pas une personne bien comme il faut. Les gens bien comme il faut sont doux et cons. Devenez extrêmement piquants. Acérez vos piques de toutes les façons. Coincez-vous dans leur gorge comme un poisson-globe. Si vous voulez courtiser la muse de l’étrange, ne lisez pas Shakespeare. Lisez les pièces vengeresses de Webster [7]. Ne lisez pas Homère et Aristote, lisez Hérode lorsqu’il parle des femmes égyptiennes copulant en public avec des boucs. Si vous voulez lire des mythes, ne lisez pas Joseph Campbell [8], lisez du vaudou, de la religion convulsive ; lisez les Millérites [9] et les anabaptistes de Munster [10]. Il y a des centaines d’années de démesures, il y a un vaste héritage de mutants. Il y a toujours eu des geeks. Il y aura toujours des geeks. Devenez l’apothéose du geek. Apprenez qui est votre ancêtre spirituel. Vous n’êtes pas arrivés ici de nulle part. Il y a des raisons à votre présence ici. Découvrez quelles elles sont. Apprenez ce qui a été enfoui, car trop expérimental, trop embarrassant, trop inexplicable, trop inconfortable, trop dangereux.

Le formidable pouvoir de l’histoire. Texte original : « The wonderful power of storytelling », Computer Game Developers Conference, March 1991, San Jose CA. Traduction française par Spartakus FreeMann, mars 2011 e.v.

Notes :

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[1] Mensuel généraliste américain, publié sans interruption depuis 1850.

[2] Magazine féminin publié depuis le début du 20e siècle.

[3] Argosy est un pulp magazine publié aux États-Unis et généralement considéré comme le tout premier pulp magazine américain.

[4] Publications peu coûteuses, très populaires aux États-Unis durant la première moitié du 20e siècle, publiant principalement de la fiction, de la romance, des récits fantastiques, des histoires de détective et de la science-fiction.

[5] G-8 est un personnage de fiction, aviateur et espion de la Première guerre mondiale, dont les aventures étaient narrées dans un pulp magazine dans les années 30.

[6] Lafcadio Hearn (1850 – 1904) est un écrivain irlandais qui prit ensuite la nationalité japonaise sous le nom de Yakumo Koizumi.

[7] Webster Griffin Tarpley est un journaliste américain. Il s’est spécialisé dans l’étude des « false flag operations », c’est-à-dire des opérations commandos ou terroristes utilisant de fausses revendications pour provoquer un engrenage conflictuel.

[8] Joseph Campbell (1904 – 1987) était un professeur, écrivain, anthropologue et mythologue américain, célèbre pour son travail dans les domaines de la mythologie comparée et de la religion comparée

[9] Les Millerites forment un mouvement religieux issu du message de William Miller, qui prédisait le retour du Christ pour 1844.

[10] Les anabaptistes sont un courant protestant, apparu en Suisse au 16e siècle, prônant un baptême volontaire et conscient, à un âge où la personne est en mesure de comprendre l’engagement qu’elle prend.

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Automaton ©Kazuhiko Nakamura source : daily artfixs.com.

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Nouvelle version de KAosphOruS, le WebZine Chaote francophone. Ce projet est né en 2002 suite à une discussion avec un ami, Prospéro, qui fut à la source d’Hermésia, la Tortuga de l’Occulte. Le webzine alors n’était pas exclusivement dédié à la Magie du Chaos, mais après la disparition de son fondateur, il a évolué vers la version que vous pouvez aujourd’hui lire. L’importance de la Chaos Magic(k) ou Magie du Chaos grandit au sein de la scène magique francophone. Nous espérons apporter notre clou au cercueil… Melmothia & Spartakus FreeMann

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