Hakim Bey

Retour en 1911

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Par Peter Lamborn Wilson

Wilson nous dépeint dans le texte qui suit un rêve à la P.K. Dick : un retour vers une époque idéale, non encore contaminée par la technologie. L’antimodernisme de Wilson s’y trouve résumé : revenir à une forme édénique pré-technologique est la voie royale vers une réappropriation de l’humain, du social, de la vie elle-même. Certains pourraient y voir une naïveté touchante, improbable, une langueur pour le suranné presque décadente ; d’autres y verront plutôt comme une manie de vieux routard, du cabrelisme genre « c’était mieux avant » ; tous liront ce texte sur l’ordi ou sur leur tablette en oubliant qu’en ce jour d’août, l’homme a épuisé déjà ce que la terre peut produire en un an… Nous vivons tous à crédit sur le dos de Gaïa en nous astiquant le clavier – moi le premier. Personne n’écoutera, personne ne changera ; tout continuera à empirer dans un grand éclat de rire aigre. « L’espoir semblait mort » écrit Wilson, et il conclut bien je trouve.

Spartakus.

 Un retour en 1911 serait un premier pas idéal vers un mouvement néo-luddite [i] du 21e siècle.

Vivre comme en 1911, ça signifie n’utiliser que la technologie et la culture de cette époque, ni plus ni moins. Par exemple, on peut avoir un piano mécanique et un phonographe, mais pas de radio ou de TV ; une glacière, mais pas de réfrigérateur ; un paquebot, mais pas d’avion, un ventilateur, mais pas d’air conditionné. On s’habille comme en 1911. On peut avoir un téléphone et même une voiture, électrique si possible. Un jour, peut-être, quelqu’un construira une réplique de la « Granma Duck » de Detroit Electric [ii], l’une des plus belle voiture jamais conçue.

1911 fut une grande année pour le modernisme, l’expressionnisme, le symbolisme, le rosicrucianisme, l’anarchosyndicalisme et l’individualisme, pour la lebensreform [iii] végétarienne et la conscience cosmique nietzschéenne, mais ce fut également la dernière grande année de l’ère édouardienne, le crépuscule de l’Empire britannique et les derniers moments décadents dorés des monarchies manchoue, austro-hongroise, allemande, russe, française [iv] et ottomane ; les derniers « bons jours » avant le véritable démarrage du 20e siècle.

Le prochain pas en arrière serait de rejoindre les amish [v] ou les anabaptistes de 1907 – pas de téléphone, pas d’électricité, pas de moteur à explosion. Par ce mouvement, la bataille serait virtuellement gagnée. La prochaine génération serait alors capable d’opérer la transition à l’âge non métallique – le pastoralisme néo-néolithique arcadien.

Ensuite, un vertigineux retour spiralé vers l’illettrisme, la culture orale, l’anarchie tribale sans classe, le shamanisme démocratique, le Don. Voilà qui serait l’ultime but luddite. Mais le premier pas demeure un retour en 1911.

Ceux qui désirent vivre en 1911 choisiront plutôt cette année – en fait n’importe quelle année entre 1890 et 1914 ferait parfaitement l’affaire –parce qu’elle se situe au milieu de cette paisible dernière décade du 19e siècle qui fut également la première décade héroïque du radicalisme moderne, c’est-à-dire du Wandervogel [vi], de l’anarchisme stirnérien, de l’IWW [vii] et de Jim Larkin [viii], d’Ascona [ix], du radicalisme sexuel, du nudisme, etc. Et, bien que proche de la guerre totale et du totalitarisme s’annonçant, une période d’espoir révolutionnaire utopique.

C’est aussi l’âge de la décadence ; la dernière année de la dynastie mandchoue ; de la bouteille d’opium à dix centimes dans tout bon magasin ; le Paris de J.K. Huysmans. L’éclairage au gaz. Le dernier souffle du véritable mouvement agraire aux USA ; l’âge du populisme, de la Grange [x], de l’Alliance des Fermiers [xi] – la dernière décade rurale.

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Mais il y a encore une autre raison dans ce choix de l’année 1911 comme notre petit Âge d’Or. Elle est liée à la technologie. En 1911, presque tout le confort de la technologie moderne existait déjà : la voiture, l’ampoule électrique, le phonographe. Cela dit, nous luddites n’approuvons pas les voitures ou toute autre de ces inventions qui diminuent le quanta d’Imagination disponible aux individus et à la société. Mais nous devons admettre qu’elles n’en demeurent pas moins utiles.

Sous leurs formes primitives, elles sont presque sympathiques. Le seul réel confort inventé depuis lors – le réfrigérateur électrique – pourrait être remplacé par un réfrigérateur au propane comme ceux des amish ou nous pourrions réinventer l’isotherme. Nous espérons un jour apprendre à chanter à nouveau, mais jusque là nous pouvons accepter quelques morceaux enregistrés sur des rouleaux de cire (mais pas de radio ni de TV). Les ordinateurs n’ont aucune place dans notre revival de 1911. Il est temps de se réveiller et d’humer enfin la pourriture de la technopathologie.

Le téléphone érode facilement la présence sociale et réduit nos personnes à de simples « voix de l’Invisible » désincarnées, ainsi que les arabes appellent cette invention. Mais là, à nouveau, la version primitive avec ses standards et ses opératrices locales si inquisitrices, avait un aspect social aujourd’hui totalement disparu. Si nous devons être hantés, que cela soit par un de ces sinistres et élégants objets – assez gros pour être une véritable arme de crime.

La musique enregistrée réalise un rêve de magie pure, mais en même temps représente la fin et la mort même de la musique. Ainsi que la société Muzak [xii] l’a compris, une musique enregistrée perd jusqu’à sa présence – et dans son état d’absence ou de dénuement elle devient une puissante forme subliminale d’anxiété souvent soulagée par une folie d’achat ou de la goinfrerie – de parfaits comportements capitalistes.

Ainsi, la musique devient un arrière-plan ; dans les restaurants chics on est censé écouter (mais ne pas lui prêter attention) de la musique appropriée à un bastringue de bordel : le rock’n’roll qui devrait être une expérience hautement dionysiaque devient une trivialité auditive pour des bobos blasés. La jeunesse achète sa rébellion latente à un monde d’avidité commerciale et de condescendance adulte appelée « industrie de la musique ».

Avec des écouteurs et des ordinateurs, tout le monde peut composer une bande son pour son propre film ennuyeux et stupide, leur vie en tant qu’étudiants ou qu’esclaves salariés et consommateurs – la musique comme analgésique pour la constante « immisération » [xiii] (ainsi que les situationnistes le disent) du Capitalisme En-Retard [xiv].

Enfin, l’enregistrement remplace nos propres voix par la mutité. Nous laissons des stars chanter pour nous. Nous laissons des machines s’interposer entre nous et le musicien divin qui est en nous. La musique atteint un statut spectral. Elle nous hante par sa propre non-présence réduite à une pollution de bruits résiduels.

Il n’existe plus quelque chose se rapprochant de la musique communautaire amateur (l’enregistrement l’a tuée), il n’y a plus de « communauté musicale », pour ainsi dire. La musique manque à présent de toute socialité si ce n’est cet ersatz de consommation de masse lors des concerts ou des festivals de musique, mais au moins il demeure possible d’entendre parfois encore de la musique « live » (vivante). Aujourd’hui lorsqu’il m’arrive d’entendre une telle musique, je fonds en larmes. Je lui prête attention – un processus qui produit une forme de défonce ou de montée d’adrénaline.

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Si nous devons écouter un enregistrement, que cela soit sous la forme d’un vinyle ou d’un cylindre de cire de 1911, que l’on démarre à la main, pas avec de l’électricité ; une boîte magique pour dérouter le chien par la voix de son maître ; un cabinet de merveilles sonores. Si nous devons être hantés par la non-présence de la musique (tout enregistrement n’est que la tombe d’un spectacle vivant) que cela soit par l’une de ces machines à la forme gracieuse d’une oreille ou d’un coquillage, un délice surréaliste ou la Trompette de l’Esprit d’un médium charlatanesque [xv].

Les années se situant entre la mort de Nietzsche et de la reine Victoria en 1900 et 1914 constituent l’aube du Modernisme qui n’a jamais vu le jour. Il fut réduit à néant par la longue guerre (1914-1989) de l’épouvantable 20e siècle. La liberté libre [xvi] de tendances comme le Symbolisme, l’Expressionnisme, l’Anarchisme/Socialisme, la Lebensreform, le Cosmisme [xvii], etc. s’est réduite au cynisme de Dada, au fascisme du Futurisme, etc. L’espoir semblait mort.

La lecture et l’écriture mêmes sont contaminées par les technopathologies de la civilisation. La culture orale devrait constituer l’Idéal luddite. Mais, en tant qu’individu isolé et drogué à vie d’imprimés, je ne puis me résoudre à abandonner les livres, ce poison nécessaire. Vivre en 1911 requiert des livres tout comme il serait sans doute idéal qu’on trouve du laudanum pas cher et légal ou de l’huile de chanvre indien.

Charles Fourier [xviii] louait la poste par pigeons voyageurs. Cela semblait assez moderne en 1830, « parfaitement moderne » dirait Rimbaud. En 1911, nous pouvons avoir le télégraphe et même le téléphone, mais nos cœurs vont plutôt vers l’écriture et la réception de lettres – manuscrites, privées, mystérieusement apportées à votre porte par une main invisible pour seulement quelques centimes par message, l’argent ayant alors transformé en de magnifiques timbres. Aucun de ces plaisirs ne peut être fourni par les CommTech électromagnétiques qui éliminent tout (y compris l’intimité) sauf le texte et l’image.

Imaginez des lettres parfumées scellées par de la cire rouge et des images héraldiques ; des lettres comme le Prince Genji [xix] avait l’habitude d’écrire, ou Proust qui pouvait envoyer des petits billets bleus partout dans Paris par pneumatique. Pensez à ces degrés par correspondance du rosicrucianisme. Oui, la Poste – sous le signe d’Hermès – est de la pure magie.

Toute la gamme de l’Imagination n’est rendue possible que par l’absence de technologie moderne, car celle-ci est devenue l’opération sans âme du Capital qui hait toute forme de partage. Œuvrons pour un Anabaptisme séculier, assez fort pour finalement tout refuser jusqu’aux bateaux à vapeur – au minimum.

Sur quoi, nous pourrons renouer avec la vie humaine.

Retour en 1911, Hakim Bey. FIFTH ESTATE #386, Printemps 2012, Vol. 47, No. 1, page 10. Traduction française et notes de Spartakus FreeMann, au Nadir de Libertalia ce 22 août 1912 e.v.

  NOTES :

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[i] Le luddisme est un conflit qui a opposé dans les années 1811-1812 des artisans – tondeurs et tricoteurs sur métiers à bras en Angleterre – aux employeurs et manufacturiers qui favorisaient l’emploi de métiers à tisser dans le travail de la laine et du coton. La lutte des membres de ce mouvement clandestin, appelés luddistes ou luddites, s’est caractérisée par la destruction des machines. Le terme trouverait son origine dans le nom d’un ouvrier anglais, John ou Ned Ludd qui aurait détruit deux métiers à tisser en 1780. Par extension, ce terme est utilisé pour désigner l’opposition aux nouvelles technologies.

[ii] Modèle de voiture conçue vers 1908 par la société Detroit Electric.

[iii] Mouvement né en Allemagne et en Suisse à la fin du 19e siècle qui influença de nombreuses communautés par sa critique de l’urbanisation et de l’industrialisation. Son slogan était « retour à la nature ».

[iv] A cette époque, la France vivait sous le régime de la Troisième république.

[v] Communauté anabaptiste d’Amérique du Nord refusant le modernisme de la société contemporaine.

[vi] Il s’agit d’un mouvement de jeunesse allemande apparu vers 1895 et lancé par des lycéens berlinois

[vii] IWW pour International Workers of the World, syndicat nord américain.

[viii] Syndicaliste irlandais du début du 20e siècle.

[ix] Aux abords d’Ascona, dans le Tessin près des rives du lac Majeur, au sommet d’une colline (nommée depuis 1900 Monte Verità, montagne de la vérité) a vu se constituer au début du 20e siècle une communauté d’artistes, de «réformateurs de vie», d’anarchistes et d’intellectuels, d’ésotéristes, de théosophes.

[x] La Grange (The National Grange of the Order of Patrons of Husbandry) est un mouvement teinté de franc-maçonnerie fondé aux USA en 1867, lors de la Guerre de Sécession, afin de promouvoir une vie communautaire tournée vers l’agriculture.

[xi] Ou encore Farmers’ Alliance est un mouvement agraire américain.

[xii] Forme de musique d’ambiance vide et débile que l’on retrouve dans les supermarchés. Comme le dit si bien Wikipedia : « La Muzak proprement dite repose sur des cycles d’une quinzaine de minutes, au cours desquelles le rythme s’élève progressivement. Elle est censée masquer discrètement les bruits désagréables — voix, bruits ambiants — et augmenter soit le bien-être sur le lieu de travail (hôtesses), soit la disposition à acheter des consommateurs. »

[xiii] Marx, pour parler de la tendance du capitalisme à la paupérisation, utilisera le terme allemand « verelendung » ou « immisération », c’est-à-dire la croissance de la misère.

[xiv] Jeu de mot avec le terme « Late capitalism » forgé par les marxistes. Too-Late, ou trop tard en français, peut se comprendre comme le Capitalisme Attardé ou En-Retard.

[xv] En français dans le texte.

[xvi] En français dans le texte.

[xvii] Le cosmisme naît en Russie à la fin du 19e siècle. C’est le philosophe Nikolaï Fedorov (1829-1903) qui est à la source de la doctrine du cosmisme : la résurrection de tous les humains décédés. Le cosmisme représente alors une utopie pour la Russie.

[xviii] Charles Fourier était un philosophe utopiste du 19e siècle ayant développé la théorie des Phalanstères, ensembles communautaires formés par libre association et devant constituer le socle d’une nouvelle forme de vie en société et d’Etat.

[xix] Personnage clé de l’œuvre Dits du Genji rédigé vers l’an mille.

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Nouvelle version de KAosphOruS, le WebZine Chaote francophone. Ce projet est né en 2002 suite à une discussion avec un ami, Prospéro, qui fut à la source d’Hermésia, la Tortuga de l’Occulte. Le webzine alors n’était pas exclusivement dédié à la Magie du Chaos, mais après la disparition de son fondateur, il a évolué vers la version que vous pouvez aujourd’hui lire. L’importance de la Chaos Magic(k) ou Magie du Chaos grandit au sein de la scène magique francophone. Nous espérons apporter notre clou au cercueil… Melmothia & Spartakus FreeMann

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