Cet article a été édité dans la revue Starfire Vol 2 n°4 en 2011. La version originale est disponible en ligne sur le site de Starfire Publishing. Tous nos remerciements à Michael Staley pour nous avoir autorisés à traduire et publier ce texte sur KAosphOruS.
Kenneth Grant fut l’un des occultistes les plus influents du 20e siècle. Il laisse derrière lui une somme de travail considérable qui devra être explorée et développée dans les années à venir. Ce qui suit est une étude introductive à son œuvre, destinée à défricher le terrain en vue de futures recherches plus approfondies et plus conséquentes.
Né dans l’Essex en 1924, Kenneth Grant a développé très jeune un vif intérêt pour l’occulte, ainsi qu’un profond attachement au bouddhisme et à d’autres religions orientales. Il a rapporté quelque part dans ses écrits que le mysticisme oriental était son premier amour – une indication non seulement de sa culture, mais plus important encore peut-être de son sens aigu de l’immanence. Il raconte dans Outside the Circles of Time comment il a trouvé une copie de Magick in Theory and Practice, à la boutique Zwemmers, dans Charing Cross Road (Londres), à la fin des années 1930 ou au début des années 1940. À la même époque, il a également acquis Le Livre du Plaisir d’Austin Osman Spare dans la librairie Houghton’s Atlantis Bookshop située dans Museum Street. Après s’être immergé dans les œuvres de Crowley, il a finalement réussi à prendre contact avec lui en 1944, en écrivant à l’adresse indiquée dans The Book of Thoth qui venait d’être publié. Il lui a rendu visite à plusieurs reprises, puis est demeuré avec lui, lorsqu’il résidait à Netherwood, à Hastings, en 1945, et s’est immergé dans la Magick. Des années plus tard, Grant a rédigé un compte-rendu de cette période de sa vie : Remembering Aleister Crowley. Il est clair, à la lecture des remarques de Crowley par exemple dans ses journaux intimes, qu’il tenait Grant en haute estime et discernait en lui le potentiel pour devenir un futur chef de l’OTO.
C’est à cette époque que Grant prit connaissance du dessin de Crowley intitulé « Lam », ou « Le Lama » – nom sous lequel Crowley y faisait référence. Après lui avoir offert de choisir une œuvre dans son portfolio, il hésita lorsque Grant choisit ce dessin – ou, comme l’a dit Kenneth, quand Lam le choisit. Finalement, il ne donna l’œuvre à Grant qu’après une très mauvaise crise d’asthme que le jeune homme contribua à atténuer en se précipitant chez le médecin de Crowley pour obtenir de l’héroïne. Crowley a mentionné cet incident dans son journal du 8 mai 1945 : « Aussik [1] m’a beaucoup aidé ; je lui ai donné ‘Le Lama’ »… Le dessin fut ensuite reproduit dans The Magical Revival, puis dans Outside the Circles of Time, et fut destiné à jouer un rôle de plus en plus important dans le développement du travail magique de Grant.
Après la mort de Crowley en décembre 1947, Kenneth et Steffi Grant furent parmi les personnes présentes aux funérailles et, par la suite, membres du petit cercle qui s’efforçait de conserver la mémoire et le travail de Crowley vivant. Celui-ci avait nommé Karl Germer – qui vivait alors aux États-Unis – comme successeur et son testament stipulait que ses documents devaient être transmis à Germer. Soucieux de conserver des copies des textes les plus importants au cas où quelque chose leur serait arrivé durant le voyage, Grant, puis Gerald Yorke entreprirent d’en faire des copies dactylographiées. Cette initiative se révéla salutaire, car la collection de Germer fut dérobée à sa veuve Sascha en 1967 par les membres de la Solar Lodge puis, par la suite, détruite dans un incendie. Les copies dactylographiées par Grant, Yorke et quelques autres ont constitué la base des archives que Yorke offrit à l’Institut Warburg de l’Université de Londres, et qui continuent d’être accessibles aux chercheurs.
À la fin des années 1940 et au début des années 1950, un petit cercle d’occultistes se réunit autour de Grant pour former le noyau d’un groupe de travail. Germer avait chargé Grant en 1951 de former un « chapitre » de l’OTO. C’est ainsi que la New Isis Lodge se développa comme une cellule dépendante de l’OTO, avec une structure et un programme de travail inspiré des grades de l’Astrum Argentum de Crowley ainsi que de l’OTO, tel qu’à l’époque de Crowley. Son amitié avec David Curwen permit à Grant d’obtenir la copie d’un commentaire par un adepte de la voie Kaula du texte tantrique l’Anandalahari. Ce commentaire lui fournit des informations importantes sur la Magie sexuelle tantrique et une approche de la magie sexuelle très différente de celle de Crowley. L’approche de Crowley était essentiellement solaire-phallique, pour ne pas dire phallocentrique, faisant porter l’accent sur l’importance des énergies sexuelles mâles, mais très peu sur les énergies féminines. Souvent, la partenaire sexuelle était à peine mieux considérée qu’un bol dans laquelle le magicien masculin déversait son Bindu. l’Anandalahari aborde la question sous un angle différent, en insistant sur le rôle des Kalas (fluides) et sur la façon dont ils varient tout au long du cycle menstruel.
Lors de l’ouverture officielle de la Loge en 1955, les Grant ont publié « Le Manifeste de la New Isis Lodge » dans lequel ils évoquent la découverte d’une planète au-delà de Pluton, la transplutonique Isis, et les éventuelles conséquences pour l’évolution de la conscience sur notre planète :
« Une nouvelle et irrésistible influence enveloppe désormais la terre et il se trouve déjà quelques personnes capables d’en ressentir le flux des vibrations subtiles.
Ses rayons procèdent d’une source encore inexplorée par ceux qui ne sont pas en harmonie avec son essence et son esprit, et elle est actuellement localisée à l’extérieur de notre univers, dans la planète transplutonique Isis.
À l’intérieur de chaque être humain, cette influence possède également un centre qui va progressivement s’éveiller dans l’humanité tout entière et qu’elle renforce et épanouit. Comme elle en est au tout début de son interaction avec l’humanité, bien des siècles passeront, cependant, avant que les hommes puissent bénéficier pleinement de la puissance et des énergies que cette influence accorde silencieusement, mais continuellement à tous ceux qui savent identifier leur propre essence avec son cœur profond et insondable. »
Il semble évident que les Grant ne parlaient pas de la découverte d’une planète physique – une telle découverte aurait été plus pertinente dans un journal astronomique. Si nous gardons à l’esprit que la première séphirah, Kether, est liée à Pluton, une planète transplutonique constituerait « Un au-delà de Dix », le Grand En-dehors. Grant a exprimé cette idée quelques années plus tard, dans Aleister Crowley and the Hidden God :
« Dans le Livre de la Loi, la déesse Nuit s’exclame : « Mon nombre est 11, comme tous leurs nombres qui sont des nôtres », ce qui est une allusion directe à l’A.A. ou Ordre de l’Étoile d’Argent et son système de grades. Nuit est le Grand En-dehors, représenté physiquement comme « L’Espace Infini et, par conséquent, le nombre Infini de ses Étoiles » – c’est-à-dire Isis. Nuit et Isis sont ainsi identifiées dans le Livre de la Loi. Isis est l’espace terrestre, illuminé par les étoiles. Nuit est l’espace extra-atmosphérique, ou infini, l’obscurité éternelle qui est la source cachée de la lumière ; elle est aussi, dans un sens mystique, l’Espace Interne et le Grand Intérieur (Inner Space and the Great Within). »
Germer a considéré à un moment donné, tout comme l’avait fait Crowley, que Grant pouvait devenir un futur chef de l’OTO (voir à ce sujet les extraits de ses lettres à Grant, publiés dans l’article « It’s an Ill Wind That Bloweth », Starfire Volume I N°5, Londres, 1994). Cependant, il fut profondément contrarié qu’une personne puisse s’écarter de l’idée qu’après la mort de Crowley la seule chose à faire était simplement de préserver et promouvoir le travail de Crowley. De surcroît, il se montra mécontent que Grant ait refusé de demander de l’argent aux membres de sa loge. Enfin, il se mit en colère lorsqu’il apprit que Grant avait noué des liens avec Eugen Grosche, un vieil adversaire de Germer dans l’Allemagne des années 1920. Il exigea que Grant se rétracte concernant son Manifeste et lorsque celui-ci a refusé, Germer l’a radié de l’ordre. Grant a tout simplement ignoré la radiation et continué d’œuvrer dans la New Isis Lodge comme si elle dépendait toujours de l’OTO, convaincu que son travail magique lui avait permis de se connecter directement avec le courant magique résidant au cœur de l’OTO, passant ainsi au-dessus de l’autorité de Germer et rendant la radiation caduque. Cette confiance dans sa position comme successeur de Crowley se renforça au cours des années qui suivirent avec le développement de son travail magique et mystique.
La New Isis Lodge a suivi un programme de travail qui a débuté en 1955 et s’est achevé en 1962, bien que la Loge ait continué de fonctionner jusqu’au milieu des années 1960. Un compte-rendu de certains de ses travaux, consistant à développer des techniques magiques passionnantes et novatrices, fut donné dans Hecate’s Fountain écrit dans les années 1980, mais publié seulement dix ans plus tard. Les expériences de Grant au sein de la New Isis Lodge constituèrent les bases de son œuvre ultérieure, ce qui est peut-être plus apparent dans les volumes des trilogies suivantes, avec notamment la publication de deux des transmissions obtenues durant les travaux de la Loge. L’une de ces transmissions est l’exquise et délicate Wisdom of S’lba qui a été insérée dans le septième volume des Trilogies, Outer Gateways publié en 1994. La seconde est The Book of the Spider, une toile autour de laquelle Grant a tissé le dernier volume de ses Trilogies : The Ninth Arch (2002).
La New Isis Lodge n’est que très rarement mentionnée dans les premiers livres de Grant. J’ai l’impression que, bien que le travail effectué au sein de la Loge ait été formateur pour Grant – et constitue le socle de ses travaux ultérieurs -, c’est la macération et le recul pris au fil des années qui lui ont permis d’en comprendre parfaitement les implications et d’aborder le travail à un autre niveau. Ses fruits se sont manifestés très longtemps après que la Loge avait cessé ses activités. Je me souviens que Grant m’avait dit, au début des années 1990, qu’il avait récemment retrouvé des documents d’archives restés à l’écart durant de nombreuses années, et que les compulser lui avait insufflé un nouvel élan initiatique.
Dans les années 1959 à 1963, les Grant ont écrit une série de monographies, les Carfax Monographs chacune sur un thème différent. Des années plus tard, en 1989, elles ont été rééditées en un seul volume intitulé Hidden Lore. Plus récemment, elles ont été rééditées, avec du matériel additionnel, sous le titre Hidden Lore, Hermetic Glyphs (Fulgur, 2006).
L’une des influences majeures de Kenneth Grant fut Spare. Son épouse Steffi et lui-même rencontrèrent l’artiste en 1949. Ils restèrent amis jusqu’à son décès en 1956, lui venant en aide matériellement en lui fournissant de quoi subsister et continuer à peindre ; cette relation permit une renaissance dans le travail de Spare. Grant s’intéressait depuis un moment à la magie et au mysticisme du peintre, tout autant qu’à son art et en particulier au système de création de sceaux que Spare avait présenté dans Le livre de plaisir (publié pour la première fois en 1913). À quelques exceptions près, comme le dessin intitulé « Theurgy » datant de 1928, les sceaux disparurent de l’œuvre de Spare après la Première Guerre mondiale, et celui-ci avoua à Grant qu’au cours des années, il avait oublié les principes qui les sous-tendaient. Stimulé par l’intérêt et l’enthousiasme de Grant, Spare s’appliqua à retrouver ces principes, et les sceaux ressurgirent dans plusieurs de ses dessins et peintures de la fin des années 1940 et 1950. La production des dernières années de sa vie marqua une sorte de renaissance, une floraison tardive.
Cette renaissance comprit également l’écriture d’ouvrages que Grant se chargea de taper, effectuant à cette occasion des critiques ou des commentaires, et insistant pour que Spare élucide certains points, lorsque cela semblait nécessaire. Une grande partie de cette œuvre tardive a été publiée par Grant dans Zos Speaks ! (Fulgur, 1998), accompagnée de lettres et d’extraits de journaux intimes rédigés à l’époque où ils étaient à ses côtés, ainsi que des reproductions de plusieurs de ses œuvres. À sa mort, Spare légua à Kenneth ses manuscrits, tapuscrits et ses livres. Infatigables dans la promotion du travail de Spare au cours des années suivantes, Steffi et Kenneth Grant publièrent en 1975 le très beau Images & Oracles of Austin Osman Spare (Muller, 1975 ; Fulgur, 2003), un ouvrage destiné à présenter le travail de l’artiste – à la fois écrit et pictural – à un public neuf. Le regain d’intérêt pour Spare ces dernières années doit beaucoup à leurs efforts.
Comme Spare, Kenneth Grant fit porter l’accent, dans son œuvre, sur la primauté de l’imagination. Loin de se résumer à un simple caprice ou un délire, elle constitue le principal moyen d’explorer l’univers et notre relation avec lui. Le travail de Grant s’adresse principalement à l’imagination, ses écrits faisant écho dans l’esprit du lecteur. Comme nous l’avons déjà dit, le premier amour de Grant fut le mysticisme oriental et, dans les années 1950, il s’est immergé dans l’Advaita Vedanta – la prise de conscience que l’esprit est un et indivisible -, puis a signé une série d’articles pour des revues asiatiques, qui furent, des années plus tard, publiés dans At the Feet of the Guru (Starfire Publishing, 2006). Bien que souvent considérée comme une chapelle qui glorifie l’individualité, Thélème s’enracine en réalité dans ce terreau et comporte beaucoup de points communs avec le taoïsme.
Avec John Symonds, l’exécuteur littéraire de Crowley, Grant a édité sa tentaculaire et exubérante autobiographie, Les Confessions (Cape, 1969), qui a joué un rôle important pour attirer l’attention du public sur les travaux du mage. Symonds et Grant s’appuyèrent sur ce succès pour continuer à publier d’autres œuvres de Crowley durant les années 1970, notamment The Magical Record of the Beast 666 (Duckworth, 1972) – des morceaux choisis des journaux de Crowley – et Magical and Philosophical Commentaries on the Book of the Law (93 Publishing, 1974).
Au fil des ans, Kenneth Grant a élaboré sa propre production et, dans un article sur l’œuvre de Crowley – « Love under Will », publié dans International Times en 1969 -, il évoqua une étude en attente de publication intitulée Aleister Crowley and the Hidden God. Son éditeur, Muller, lui demanda, par la suite, de diviser l’ouvrage en deux volumes, dont le premier fut publié en 1972 sous le titre The Magical Revival. Le second, publié sous le titre original Aleister Crowley and the Hidden God, parut en 1973. Ce fut le début des Trilogies Typhoniennes, dont le neuvième et dernier volume, The Ninth Arch, a été édité en 2002 par Starfire Publishing. Ces livres comprennent une somme considérable de travaux qui, bien qu’éclectiques et couvrant de vastes secteurs de la magie et du mysticisme, restent solidement ancrés dans le thélémisme. Dans ses œuvres, Grant a porté le thélémisme au-delà de ce qui est souvent considéré comme les limites du travail de Crowley, en soulignant notamment son universalité et ses affinités avec un large éventail de traditions et de disciplines. Ce qui suit est un bref résumé de chacun des volumes des Trilogies, au cours duquel quelques thèmes majeurs seront mis en évidence.
The Magical Revival (Muller, 1972 ; Starfire Publishing, 2009) propose l’étude et l’analyse d’un éventail de traditions occultes ayant survécu pendant plusieurs milliers d’années et qui revivent de nos jours sous des formes nouvelles, avec une vigueur renouvelée. Sont mis particulièrement en exergue la genèse et le développement du culte draconien tout au long des dynasties égyptiennes, et sur cette toile de fond antique, sont placées ses manifestations les plus modernes telles que Blavatsky, Crowley, la Golden Dawn, Dion Fortune et Spare. Il est démontré dans l’ouvrage que, bien qu’elles soient des créations récentes, ces mouvances sont enracinées dans un courant magique beaucoup plus ancien qui a nourri et soutenu toutes ces éclosions ultérieures. En illustration dans l’ouvrage, se trouve le dessin de Crowley intitulé « Lam », reproduit pour la première fois depuis son apparition dans The Blue Equinox en 1919.
Dans le chapitre « Les Noms Barbares de l’évocation », Grant évoque des similitudes entre des éléments du Mythe de Cthulhu provenant des fictions de Lovecraft et certains aspects de l’œuvre de Crowley. Il suggère que les deux sont étayés sur des archétypes similaires dans l’inconscient collectif. Dans son travail ultérieur, Grant a parfois jonglé avec le panthéon des divinités, mais jamais dans l’idée que ces divinités étaient réelles, ou qu’elles devraient être adorées.
L’ouvrage fut suivi par Aleister Crowley and the Hidden God (Muller, 1973). Ce second volume présente une étude plus spécifique du système de magie sexuelle de Crowley, complétée par un examen du texte Kaulika mentionné plus haut. Grant a résumé son livre comme suit :
« Ce livre contient une étude critique du système de magie sexuelle d’Aleister Crowley et de ses affinités avec les anciens rites tantriques de Kali, la sombre déesse du sang et de la dissolution, représentée dans l’œuvre de Crowley par la Femme Ecarlate. Il a pour ambition de fournir une clef pour comprendre le travail d’un Adepte dont l’immense connaissance de l’occultisme demeure jusqu’à présent inégalée en Occident. J’ai insisté sur la similitude entre le culte de Thélème et le Tantrisme, car le regain d’intérêt actuel pour le système tantrique est susceptible rendre les lecteurs plus aptes à évaluer l’importance de la contribution de Crowley à l’occultisme en général et à la Voie Magique en particulier. »
On y trouve également un chapitre intitulé « Nu-Isis and the Radiance Beyond Space » dans lequel Grant mentionne la New Isis Lodge et son programme de travail.
Le troisième volume, Cults of the Shadow (Muller, 1975), explore les aspects sombres de l’occultisme qui sont souvent perçus négativement comme étant de la « magie noire », la « voie de la main gauche », etc. Le concept de ce livre est expliqué dans les premiers paragraphes de l’introduction :
« Cet ouvrage développe des aspects de l’occultisme qui sont souvent confondus avec la « magie noire ». Son objectif de réhabiliter la voie de la main gauche et de réinterpréter ces phénomènes à la lumière de certaines de ses plus récentes manifestations. Cela ne peut pas être réalisé sans une enquête sur les cultes primitifs et les symboles dont ils dépositaires. Il n’existe pas de domaine plus riche pour une telle enquête ni de structure aussi parfaite que le fétichisme de l’Afrique de l’Ouest et son efflorescence dans les cultes égyptiens prédynastiques. Cette enquête est présentée dans les trois premiers chapitres, suite à quoi ces symboles sont montrés à la lumière des temps historiques, avant d’apparaître sous la forme du courant tantrique contemporain dont il est question dans les chapitres quatre et cinq.
Ce courant semble se diviser en deux grands courants qui reflètent sans cesse le fossé initial entre les adorateurs de la féminité et ceux des principes créatifs masculins, connus techniquement dans le tantrisme comme Voie de la main gauche et Voie de la main droite. Ils sont la Lune et le Soleil, et leur confluence réveille le Serpent de Feu (Kundalini), la grande puissance Magique qui éclaire le chemin secret entre eux – la Voie du Milieu – le chemin de l’illumination suprême.
C’est l’incompréhension du fonctionnement de la Voie de la Main Gauche qui a conduit à son dénigrement – principalement en raison de ses pratiques non conventionnelles – et à une réalisation imparfaite des mystères ultimes pour ceux qui sont incapables de synthétiser les deux.
On remarquera particulièrement un chapitre portant sur les travaux de Frater Achad (Charles Stansfeld Jones) et l’Éon de Maat, dans lequel Grant exprime son scepticisme quant à la proclamation de l’aube de l’Éon de Maat par Frater Achad. Par la suite, comme nous le verrons, Grant a été amené à réviser son point de vue. Le livre contient également des chapitres portant sur les travaux de Michael Bertiaux, ce qui a permis de faire connaître Bertiaux à de nouveaux lecteurs et a conduit à un regain d’intérêt pour son œuvre.
La seconde trilogie s’ouvre avec Nightside of Eden (Muller, 1977) qui se propose d’explorer les Tunnels de Set situés sous les chemins de l’Arbre de Vie. Le travail de Grant reposait initialement sur une œuvre brève et obscure de Crowley, le Liber 231, originellement publié dans The Equinox. Ce texte présente les sceaux des génies des 22 échelles du Serpent, c’est-à-dire des 22 Qliphoth, et certains oracles obscurs ; il a évidemment fasciné Grant, et l’exploration de ces Qliphoth a constitué une part importante du travail de la New Isis Lodge. Grant a été critiqué dans certains milieux pour avoir travaillé avec ce que certains considèrent comme des aspects malsains et pervertis de la magie. Toutefois, les aspects les plus sombres de l’expérience sont tout aussi nécessaires à appréhender que les aspects plus lumineux ; une bonne compréhension des deux est nécessaire. L’extrait suivant de l’Introduction de Nightside of Eden répond à cette interrogation :
« Ce qui m’amène au dernier point : si l’occultisme ne se fait pas créatif, en s’ouvrant à de nouvelles approches, en modifiant et en développant les concepts traditionnels et en révélant un peu plus de cette déesse suprême dont l’identité est dissimulée derrière le voile d’Isis, Kali, Nuit, ou Sothis, alors il stagnera dans le marais de croyances rendues inertes par cette récente et rapide accélération de la conscience de l’humanité qui tient presque du miracle. Si l’on veut que la science du non-manifeste ne reste pas bloquée à un stade pré-pubère, tandis que les sciences de leur côté s’envolent dans l’espace, l’occultiste mature devra mettre de côté les jouets de la superstition et faire face courageusement aux arbres de l’Éternité dont les troncs et les branches brillent avec le feu solaire, mais dont les racines plongent dans l’obscurité. »
Bien que cette mise au point porte spécifiquement sur Nightside of Eden, les remarques sur l’innovation et la créativité s’appliquent au travail de Grant dans son ensemble.
Tout au long du livre, se trouvent plusieurs références à l’Éon de Maat et il est clair que Grant a désormais révisé sa vision quelque peu sceptique concernant cet aspect de l’œuvre de Frater Achad. Il a, en fait, à cette époque reçu du matériel envoyé par Margaret Ingalls (Soror Andahadna) qui l’a conduit à réévaluer le travail de Frater Achad sur l’avènement en 1948 d’un nouvel Éon parallèle à celui d’Horus, les deux éons constituant un double courant.
En 1980, Grant a publié Outside the Circles of Time (Muller, 1980 ; Starfire Publishing, 2008), un livre qui couvre un domaine extrêmement large et expose, pour citer le quatrième de couverture : « un réseau plus complexe qu’on ne l’a jamais imaginé : un réseau assez semblable à la vision sombre d’H. P. Lovecraft de forces sinistres se dissimulant aux confins de l’univers ». L’œuvre est tissée de nombreux de fils formant un tissu riche et éblouissant et dont la fibre principale est la non-dualité :
« Le monde phénoménal n’a pas d’existence véritable en dehors de sa source nouménale. Le monde n’est à la recherche de personne, le monde ne sait rien de personne ; mais les gens sont à la recherche du monde et échouent à le trouver, car ils sont eux-mêmes le monde et leur véritable recherche est celle d’eux-mêmes. Mais parce qu’ils ne sont pas raffinés, qu’ils ne sont pas subtils, qu’ils ne sont pas silencieux, parce qu’ils sont bruts et pleins de bruit, le monde leur apparaît aussi grossier et plein de bruit. Ils se sont identifiés avec ces qualités, elles sont eux, et par conséquent ils ne peuvent pas les contrôler.
C’est seulement en raffinant le brut pour le transformer en subtil, en métamorphosant le monde de l’objet en monde du sujet, le monde éveillé en monde du rêve, que peut être trouvée la clef du pouvoir « occulte ». On ne peut la trouver que dans un silence total, quand l’esprit a cessé de penser, quand la bouche a cessé de parler, quand l’œil a cessé de projeter des images. C’est alors seulement que le contrôle du rêve peut conduire à l’éveil total de l’illusion de la vie.
Il est donc nécessaire de s’habituer à l’idée, de vivre sans cesse avec l’idée, que l’existence entière d’un individu – tout ce qu’il laisse comme souvenir – a été agencée par l’individu lui-même, tout comme une pièce de théâtre est composée par un auteur. Il s’agit d’une fabrication, d’une « lila », d’un masque ou d’une danse dans laquelle l’individu est le seul acteur, et même cet acteur n’est qu’un personnage dans la pièce. Il n’est pas réel ; aucun objet ne peut être réel, car il n’y a absolument rien. Rien est Nuit et elle est précisément rien, dans le sens où le jeu de pouvoir (Shakti) crée un drame sans fin de lumière et d’ombre qui semble se matérialiser comme sujet et objet. Mais l’objectivité n’est qu’un rêve, car il n’y a pas de sujet, pas de rêveur, il n’y a qu’un rêve. Ce n’est que lorsque cette vérité est profondément comprise que le rêve se résout dans sa source, qui est le bindu connu sous le nom d’Hadit, au cœur de la Nuit… »
Hadit se dissout dans Nuit, quelque chose en rien, l’objet en sujet, et le sujet – finalement – dans la subjectivité absolue, qui, étant à la fois libre de l’objectivité et de la subjectivité, reste indescriptible. »
Ce livre est plus connu, peut-être, pour sa présentation de l’œuvre de Soror Andahadna, une prêtresse contemporaine de Maat dont les travaux s’inscrivent en parallèle de ceux de Frater Achad plusieurs décennies auparavant. Beaucoup de Thélémites ont des problèmes avec l’Éon de Maat. Pour eux, chaque Éon dure 2000 ans et nous sommes au début de l’Éon d’Horus, donc Maat est encore loin. Ils font écho à la célèbre réplique de Crowley au jeune Grant : « Maat peut attendre ! » Cependant, l’extrait suivant d’Outside the Circles of Time éclaire le débat sous un angle beaucoup plus intéressant :
« Mythes et légendes appartiennent au passé, mais Maat ne doit pas être considérée en termes d’Éons passés ou futurs. Maat est présente maintenant pour ceux qui, connaissent les « alignements sacrés » et le « Portail de l’entre-deux », l’expérience de la Parole à venir, non encore émanée de la bouche, dans les perpétuellement nouvelles et perpétuellement actuelles formes sans cesse produites à partir de l’Atu mystique ou Chambre de Maat, la Ma-atu… »
Mais ce livre est bien davantage. Il constitue la puissante réunion d’une multitude de thématiques apparemment diverses en un seul, large et puissant courant. Bien que les livres de Grant soient tous différents des textes précédents, Outside the Circles of Time semble annoncer un saut dans une autre dimension.
Par Michael Staley
Cet article a été édité dans la revue Starfire Vol 2 n°4 en 2011. La version originale est disponible en ligne sur le site de Starfire Publishing. Tous nos remerciements à Michael Staley pour nous avoir autorisés à traduire et publier ce texte sur KAosphOruS.
Kenneth Grant fut l’un des occultistes les plus influents du 20e siècle. Il laisse derrière lui une somme de travail considérable qui devra être explorée et développée dans les années à venir. Ce qui suit est une étude introductive à son œuvre, destinée à défricher le terrain en vue de futures recherches plus approfondies et plus conséquentes.
Né dans l’Essex en 1924, Kenneth Grant a développé très jeune un vif intérêt pour l’occulte, ainsi qu’un profond attachement au bouddhisme et à d’autres religions orientales. Il a rapporté quelque part dans ses écrits que le mysticisme oriental était son premier amour – une indication non seulement de sa culture, mais plus important encore peut-être de son sens aigu de l’immanence. Il raconte dans Outside the Circles of Time comment il a trouvé une copie de Magick in Theory and Practice, à la boutique Zwemmers, dans Charing Cross Road (Londres), à la fin des années 1930 ou au début des années 1940. À la même époque, il a également acquis Le Livre du Plaisir d’Austin Osman Spare dans la librairie Houghton’s Atlantis Bookshop située dans Museum Street. Après s’être immergé dans les œuvres de Crowley, il a finalement réussi à prendre contact avec lui en 1944, en écrivant à l’adresse indiquée dans The Book of Thoth qui venait d’être publié. Il lui a rendu visite à plusieurs reprises, puis est demeuré avec lui, lorsqu’il résidait à Netherwood, à Hastings, en 1945, et s’est immergé dans la Magick. Des années plus tard, Grant a rédigé un compte-rendu de cette période de sa vie : Remembering Aleister Crowley. Il est clair, à la lecture des remarques de Crowley par exemple dans ses journaux intimes, qu’il tenait Grant en haute estime et discernait en lui le potentiel pour devenir un futur chef de l’OTO.
C’est à cette époque que Grant prit connaissance du dessin de Crowley intitulé « Lam », ou « Le Lama » – nom sous lequel Crowley y faisait référence. Après lui avoir offert de choisir une œuvre dans son portfolio, il hésita lorsque Grant choisit ce dessin – ou, comme l’a dit Kenneth, quand Lam le choisit. Finalement, il ne donna l’œuvre à Grant qu’après une très mauvaise crise d’asthme que le jeune homme contribua à atténuer en se précipitant chez le médecin de Crowley pour obtenir de l’héroïne. Crowley a mentionné cet incident dans son journal du 8 mai 1945 : « Aussik [1] m’a beaucoup aidé ; je lui ai donné ‘Le Lama’ »… Le dessin fut ensuite reproduit dans The Magical Revival, puis dans Outside the Circles of Time, et fut destiné à jouer un rôle de plus en plus important dans le développement du travail magique de Grant.
Après la mort de Crowley en décembre 1947, Kenneth et Steffi Grant furent parmi les personnes présentes aux funérailles et, par la suite, membres du petit cercle qui s’efforçait de conserver la mémoire et le travail de Crowley vivant. Celui-ci avait nommé Karl Germer – qui vivait alors aux États-Unis – comme successeur et son testament stipulait que ses documents devaient être transmis à Germer. Soucieux de conserver des copies des textes les plus importants au cas où quelque chose leur serait arrivé durant le voyage, Grant, puis Gerald Yorke entreprirent d’en faire des copies dactylographiées. Cette initiative se révéla salutaire, car la collection de Germer fut dérobée à sa veuve Sascha en 1967 par les membres de la Solar Lodge puis, par la suite, détruite dans un incendie. Les copies dactylographiées par Grant, Yorke et quelques autres ont constitué la base des archives que Yorke offrit à l’Institut Warburg de l’Université de Londres, et qui continuent d’être accessibles aux chercheurs.
À la fin des années 1940 et au début des années 1950, un petit cercle d’occultistes se réunit autour de Grant pour former le noyau d’un groupe de travail. Germer avait chargé Grant en 1951 de former un « chapitre » de l’OTO. C’est ainsi que la New Isis Lodge se développa comme une cellule dépendante de l’OTO, avec une structure et un programme de travail inspiré des grades de l’Astrum Argentum de Crowley ainsi que de l’OTO, tel qu’à l’époque de Crowley. Son amitié avec David Curwen permit à Grant d’obtenir la copie d’un commentaire par un adepte de la voie Kaula du texte tantrique l’Anandalahari. Ce commentaire lui fournit des informations importantes sur la Magie sexuelle tantrique et une approche de la magie sexuelle très différente de celle de Crowley. L’approche de Crowley était essentiellement solaire-phallique, pour ne pas dire phallocentrique, faisant porter l’accent sur l’importance des énergies sexuelles mâles, mais très peu sur les énergies féminines. Souvent, la partenaire sexuelle était à peine mieux considérée qu’un bol dans laquelle le magicien masculin déversait son Bindu. l’Anandalahari aborde la question sous un angle différent, en insistant sur le rôle des Kalas (fluides) et sur la façon dont ils varient tout au long du cycle menstruel.
Lors de l’ouverture officielle de la Loge en 1955, les Grant ont publié « Le Manifeste de la New Isis Lodge » dans lequel ils évoquent la découverte d’une planète au-delà de Pluton, la transplutonique Isis, et les éventuelles conséquences pour l’évolution de la conscience sur notre planète :
« Une nouvelle et irrésistible influence enveloppe désormais la terre et il se trouve déjà quelques personnes capables d’en ressentir le flux des vibrations subtiles.
Ses rayons procèdent d’une source encore inexplorée par ceux qui ne sont pas en harmonie avec son essence et son esprit, et elle est actuellement localisée à l’extérieur de notre univers, dans la planète transplutonique Isis.
À l’intérieur de chaque être humain, cette influence possède également un centre qui va progressivement s’éveiller dans l’humanité tout entière et qu’elle renforce et épanouit. Comme elle en est au tout début de son interaction avec l’humanité, bien des siècles passeront, cependant, avant que les hommes puissent bénéficier pleinement de la puissance et des énergies que cette influence accorde silencieusement, mais continuellement à tous ceux qui savent identifier leur propre essence avec son cœur profond et insondable. »
Il semble évident que les Grant ne parlaient pas de la découverte d’une planète physique – une telle découverte aurait été plus pertinente dans un journal astronomique. Si nous gardons à l’esprit que la première séphirah, Kether, est liée à Pluton, une planète transplutonique constituerait « Un au-delà de Dix », le Grand En-dehors. Grant a exprimé cette idée quelques années plus tard, dans Aleister Crowley and the Hidden God :
« Dans le Livre de la Loi, la déesse Nuit s’exclame : « Mon nombre est 11, comme tous leurs nombres qui sont des nôtres », ce qui est une allusion directe à l’A.A. ou Ordre de l’Étoile d’Argent et son système de grades. Nuit est le Grand En-dehors, représenté physiquement comme « L’Espace Infini et, par conséquent, le nombre Infini de ses Étoiles » – c’est-à-dire Isis. Nuit et Isis sont ainsi identifiées dans le Livre de la Loi. Isis est l’espace terrestre, illuminé par les étoiles. Nuit est l’espace extra-atmosphérique, ou infini, l’obscurité éternelle qui est la source cachée de la lumière ; elle est aussi, dans un sens mystique, l’Espace Interne et le Grand Intérieur (Inner Space and the Great Within). »
Germer a considéré à un moment donné, tout comme l’avait fait Crowley, que Grant pouvait devenir un futur chef de l’OTO (voir à ce sujet les extraits de ses lettres à Grant, publiés dans l’article « It’s an Ill Wind That Bloweth », Starfire Volume I N°5, Londres, 1994). Cependant, il fut profondément contrarié qu’une personne puisse s’écarter de l’idée qu’après la mort de Crowley la seule chose à faire était simplement de préserver et promouvoir le travail de Crowley. De surcroît, il se montra mécontent que Grant ait refusé de demander de l’argent aux membres de sa loge. Enfin, il se mit en colère lorsqu’il apprit que Grant avait noué des liens avec Eugen Grosche, un vieil adversaire de Germer dans l’Allemagne des années 1920. Il exigea que Grant se rétracte concernant son Manifeste et lorsque celui-ci a refusé, Germer l’a radié de l’ordre. Grant a tout simplement ignoré la radiation et continué d’œuvrer dans la New Isis Lodge comme si elle dépendait toujours de l’OTO, convaincu que son travail magique lui avait permis de se connecter directement avec le courant magique résidant au cœur de l’OTO, passant ainsi au-dessus de l’autorité de Germer et rendant la radiation caduque. Cette confiance dans sa position comme successeur de Crowley se renforça au cours des années qui suivirent avec le développement de son travail magique et mystique.
La New Isis Lodge a suivi un programme de travail qui a débuté en 1955 et s’est achevé en 1962, bien que la Loge ait continué de fonctionner jusqu’au milieu des années 1960. Un compte-rendu de certains de ses travaux, consistant à développer des techniques magiques passionnantes et novatrices, fut donné dans Hecate’s Fountain écrit dans les années 1980, mais publié seulement dix ans plus tard. Les expériences de Grant au sein de la New Isis Lodge constituèrent les bases de son œuvre ultérieure, ce qui est peut-être plus apparent dans les volumes des trilogies suivantes, avec notamment la publication de deux des transmissions obtenues durant les travaux de la Loge. L’une de ces transmissions est l’exquise et délicate Wisdom of S’lba qui a été insérée dans le septième volume des Trilogies, Outer Gateways publié en 1994. La seconde est The Book of the Spider, une toile autour de laquelle Grant a tissé le dernier volume de ses Trilogies : The Ninth Arch (2002).
La New Isis Lodge n’est que très rarement mentionnée dans les premiers livres de Grant. J’ai l’impression que, bien que le travail effectué au sein de la Loge ait été formateur pour Grant – et constitue le socle de ses travaux ultérieurs -, c’est la macération et le recul pris au fil des années qui lui ont permis d’en comprendre parfaitement les implications et d’aborder le travail à un autre niveau. Ses fruits se sont manifestés très longtemps après que la Loge avait cessé ses activités. Je me souviens que Grant m’avait dit, au début des années 1990, qu’il avait récemment retrouvé des documents d’archives restés à l’écart durant de nombreuses années, et que les compulser lui avait insufflé un nouvel élan initiatique.
Dans les années 1959 à 1963, les Grant ont écrit une série de monographies, les Carfax Monographs chacune sur un thème différent. Des années plus tard, en 1989, elles ont été rééditées en un seul volume intitulé Hidden Lore. Plus récemment, elles ont été rééditées, avec du matériel additionnel, sous le titre Hidden Lore, Hermetic Glyphs (Fulgur, 2006).
L’une des influences majeures de Kenneth Grant fut Spare. Son épouse Steffi et lui-même rencontrèrent l’artiste en 1949. Ils restèrent amis jusqu’à son décès en 1956, lui venant en aide matériellement en lui fournissant de quoi subsister et continuer à peindre ; cette relation permit une renaissance dans le travail de Spare. Grant s’intéressait depuis un moment à la magie et au mysticisme du peintre, tout autant qu’à son art et en particulier au système de création de sceaux que Spare avait présenté dans Le livre de plaisir (publié pour la première fois en 1913). À quelques exceptions près, comme le dessin intitulé « Theurgy » datant de 1928, les sceaux disparurent de l’œuvre de Spare après la Première Guerre mondiale, et celui-ci avoua à Grant qu’au cours des années, il avait oublié les principes qui les sous-tendaient. Stimulé par l’intérêt et l’enthousiasme de Grant, Spare s’appliqua à retrouver ces principes, et les sceaux ressurgirent dans plusieurs de ses dessins et peintures de la fin des années 1940 et 1950. La production des dernières années de sa vie marqua une sorte de renaissance, une floraison tardive.
Cette renaissance comprit également l’écriture d’ouvrages que Grant se chargea de taper, effectuant à cette occasion des critiques ou des commentaires, et insistant pour que Spare élucide certains points, lorsque cela semblait nécessaire. Une grande partie de cette œuvre tardive a été publiée par Grant dans Zos Speaks ! (Fulgur, 1998), accompagnée de lettres et d’extraits de journaux intimes rédigés à l’époque où ils étaient à ses côtés, ainsi que des reproductions de plusieurs de ses œuvres. À sa mort, Spare légua à Kenneth ses manuscrits, tapuscrits et ses livres. Infatigables dans la promotion du travail de Spare au cours des années suivantes, Steffi et Kenneth Grant publièrent en 1975 le très beau Images & Oracles of Austin Osman Spare (Muller, 1975 ; Fulgur, 2003), un ouvrage destiné à présenter le travail de l’artiste – à la fois écrit et pictural – à un public neuf. Le regain d’intérêt pour Spare ces dernières années doit beaucoup à leurs efforts.
Comme Spare, Kenneth Grant fit porter l’accent, dans son œuvre, sur la primauté de l’imagination. Loin de se résumer à un simple caprice ou un délire, elle constitue le principal moyen d’explorer l’univers et notre relation avec lui. Le travail de Grant s’adresse principalement à l’imagination, ses écrits faisant écho dans l’esprit du lecteur. Comme nous l’avons déjà dit, le premier amour de Grant fut le mysticisme oriental et, dans les années 1950, il s’est immergé dans l’Advaita Vedanta – la prise de conscience que l’esprit est un et indivisible -, puis a signé une série d’articles pour des revues asiatiques, qui furent, des années plus tard, publiés dans At the Feet of the Guru (Starfire Publishing, 2006). Bien que souvent considérée comme une chapelle qui glorifie l’individualité, Thélème s’enracine en réalité dans ce terreau et comporte beaucoup de points communs avec le taoïsme.
Avec John Symonds, l’exécuteur littéraire de Crowley, Grant a édité sa tentaculaire et exubérante autobiographie, Les Confessions (Cape, 1969), qui a joué un rôle important pour attirer l’attention du public sur les travaux du mage. Symonds et Grant s’appuyèrent sur ce succès pour continuer à publier d’autres œuvres de Crowley durant les années 1970, notamment The Magical Record of the Beast 666 (Duckworth, 1972) – des morceaux choisis des journaux de Crowley – et Magical and Philosophical Commentaries on the Book of the Law (93 Publishing, 1974).
Au fil des ans, Kenneth Grant a élaboré sa propre production et, dans un article sur l’œuvre de Crowley – « Love under Will », publié dans International Times en 1969 -, il évoqua une étude en attente de publication intitulée Aleister Crowley and the Hidden God. Son éditeur, Muller, lui demanda, par la suite, de diviser l’ouvrage en deux volumes, dont le premier fut publié en 1972 sous le titre The Magical Revival. Le second, publié sous le titre original Aleister Crowley and the Hidden God, parut en 1973. Ce fut le début des Trilogies Typhoniennes, dont le neuvième et dernier volume, The Ninth Arch, a été édité en 2002 par Starfire Publishing. Ces livres comprennent une somme considérable de travaux qui, bien qu’éclectiques et couvrant de vastes secteurs de la magie et du mysticisme, restent solidement ancrés dans le thélémisme. Dans ses œuvres, Grant a porté le thélémisme au-delà de ce qui est souvent considéré comme les limites du travail de Crowley, en soulignant notamment son universalité et ses affinités avec un large éventail de traditions et de disciplines. Ce qui suit est un bref résumé de chacun des volumes des Trilogies, au cours duquel quelques thèmes majeurs seront mis en évidence.
The Magical Revival (Muller, 1972 ; Starfire Publishing, 2009) propose l’étude et l’analyse d’un éventail de traditions occultes ayant survécu pendant plusieurs milliers d’années et qui revivent de nos jours sous des formes nouvelles, avec une vigueur renouvelée. Sont mis particulièrement en exergue la genèse et le développement du culte draconien tout au long des dynasties égyptiennes, et sur cette toile de fond antique, sont placées ses manifestations les plus modernes telles que Blavatsky, Crowley, la Golden Dawn, Dion Fortune et Spare. Il est démontré dans l’ouvrage que, bien qu’elles soient des créations récentes, ces mouvances sont enracinées dans un courant magique beaucoup plus ancien qui a nourri et soutenu toutes ces éclosions ultérieures. En illustration dans l’ouvrage, se trouve le dessin de Crowley intitulé « Lam », reproduit pour la première fois depuis son apparition dans The Blue Equinox en 1919.
Dans le chapitre « Les Noms Barbares de l’évocation », Grant évoque des similitudes entre des éléments du Mythe de Cthulhu provenant des fictions de Lovecraft et certains aspects de l’œuvre de Crowley. Il suggère que les deux sont étayés sur des archétypes similaires dans l’inconscient collectif. Dans son travail ultérieur, Grant a parfois jonglé avec le panthéon des divinités, mais jamais dans l’idée que ces divinités étaient réelles, ou qu’elles devraient être adorées.
L’ouvrage fut suivi par Aleister Crowley and the Hidden God (Muller, 1973). Ce second volume présente une étude plus spécifique du système de magie sexuelle de Crowley, complétée par un examen du texte Kaulika mentionné plus haut. Grant a résumé son livre comme suit :
« Ce livre contient une étude critique du système de magie sexuelle d’Aleister Crowley et de ses affinités avec les anciens rites tantriques de Kali, la sombre déesse du sang et de la dissolution, représentée dans l’œuvre de Crowley par la Femme Ecarlate. Il a pour ambition de fournir une clef pour comprendre le travail d’un Adepte dont l’immense connaissance de l’occultisme demeure jusqu’à présent inégalée en Occident. J’ai insisté sur la similitude entre le culte de Thélème et le Tantrisme, car le regain d’intérêt actuel pour le système tantrique est susceptible rendre les lecteurs plus aptes à évaluer l’importance de la contribution de Crowley à l’occultisme en général et à la Voie Magique en particulier. »
On y trouve également un chapitre intitulé « Nu-Isis and the Radiance Beyond Space » dans lequel Grant mentionne la New Isis Lodge et son programme de travail.
Le troisième volume, Cults of the Shadow (Muller, 1975), explore les aspects sombres de l’occultisme qui sont souvent perçus négativement comme étant de la « magie noire », la « voie de la main gauche », etc. Le concept de ce livre est expliqué dans les premiers paragraphes de l’introduction :
« Cet ouvrage développe des aspects de l’occultisme qui sont souvent confondus avec la « magie noire ». Son objectif de réhabiliter la voie de la main gauche et de réinterpréter ces phénomènes à la lumière de certaines de ses plus récentes manifestations. Cela ne peut pas être réalisé sans une enquête sur les cultes primitifs et les symboles dont ils dépositaires. Il n’existe pas de domaine plus riche pour une telle enquête ni de structure aussi parfaite que le fétichisme de l’Afrique de l’Ouest et son efflorescence dans les cultes égyptiens prédynastiques. Cette enquête est présentée dans les trois premiers chapitres, suite à quoi ces symboles sont montrés à la lumière des temps historiques, avant d’apparaître sous la forme du courant tantrique contemporain dont il est question dans les chapitres quatre et cinq.
Ce courant semble se diviser en deux grands courants qui reflètent sans cesse le fossé initial entre les adorateurs de la féminité et ceux des principes créatifs masculins, connus techniquement dans le tantrisme comme Voie de la main gauche et Voie de la main droite. Ils sont la Lune et le Soleil, et leur confluence réveille le Serpent de Feu (Kundalini), la grande puissance Magique qui éclaire le chemin secret entre eux – la Voie du Milieu – le chemin de l’illumination suprême.
C’est l’incompréhension du fonctionnement de la Voie de la Main Gauche qui a conduit à son dénigrement – principalement en raison de ses pratiques non conventionnelles – et à une réalisation imparfaite des mystères ultimes pour ceux qui sont incapables de synthétiser les deux.
On remarquera particulièrement un chapitre portant sur les travaux de Frater Achad (Charles Stansfeld Jones) et l’Éon de Maat, dans lequel Grant exprime son scepticisme quant à la proclamation de l’aube de l’Éon de Maat par Frater Achad. Par la suite, comme nous le verrons, Grant a été amené à réviser son point de vue. Le livre contient également des chapitres portant sur les travaux de Michael Bertiaux, ce qui a permis de faire connaître Bertiaux à de nouveaux lecteurs et a conduit à un regain d’intérêt pour son œuvre.
La seconde trilogie s’ouvre avec Nightside of Eden (Muller, 1977) qui se propose d’explorer les Tunnels de Set situés sous les chemins de l’Arbre de Vie. Le travail de Grant reposait initialement sur une œuvre brève et obscure de Crowley, le Liber 231, originellement publié dans The Equinox. Ce texte présente les sceaux des génies des 22 échelles du Serpent, c’est-à-dire des 22 Qliphoth, et certains oracles obscurs ; il a évidemment fasciné Grant, et l’exploration de ces Qliphoth a constitué une part importante du travail de la New Isis Lodge. Grant a été critiqué dans certains milieux pour avoir travaillé avec ce que certains considèrent comme des aspects malsains et pervertis de la magie. Toutefois, les aspects les plus sombres de l’expérience sont tout aussi nécessaires à appréhender que les aspects plus lumineux ; une bonne compréhension des deux est nécessaire. L’extrait suivant de l’Introduction de Nightside of Eden répond à cette interrogation :
« Ce qui m’amène au dernier point : si l’occultisme ne se fait pas créatif, en s’ouvrant à de nouvelles approches, en modifiant et en développant les concepts traditionnels et en révélant un peu plus de cette déesse suprême dont l’identité est dissimulée derrière le voile d’Isis, Kali, Nuit, ou Sothis, alors il stagnera dans le marais de croyances rendues inertes par cette récente et rapide accélération de la conscience de l’humanité qui tient presque du miracle. Si l’on veut que la science du non-manifeste ne reste pas bloquée à un stade pré-pubère, tandis que les sciences de leur côté s’envolent dans l’espace, l’occultiste mature devra mettre de côté les jouets de la superstition et faire face courageusement aux arbres de l’Éternité dont les troncs et les branches brillent avec le feu solaire, mais dont les racines plongent dans l’obscurité. »
Bien que cette mise au point porte spécifiquement sur Nightside of Eden, les remarques sur l’innovation et la créativité s’appliquent au travail de Grant dans son ensemble.
Tout au long du livre, se trouvent plusieurs références à l’Éon de Maat et il est clair que Grant a désormais révisé sa vision quelque peu sceptique concernant cet aspect de l’œuvre de Frater Achad. Il a, en fait, à cette époque reçu du matériel envoyé par Margaret Ingalls (Soror Andahadna) qui l’a conduit à réévaluer le travail de Frater Achad sur l’avènement en 1948 d’un nouvel Éon parallèle à celui d’Horus, les deux éons constituant un double courant.
En 1980, Grant a publié Outside the Circles of Time (Muller, 1980 ; Starfire Publishing, 2008), un livre qui couvre un domaine extrêmement large et expose, pour citer le quatrième de couverture : « un réseau plus complexe qu’on ne l’a jamais imaginé : un réseau assez semblable à la vision sombre d’H. P. Lovecraft de forces sinistres se dissimulant aux confins de l’univers ». L’œuvre est tissée de nombreux de fils formant un tissu riche et éblouissant et dont la fibre principale est la non-dualité :
« Le monde phénoménal n’a pas d’existence véritable en dehors de sa source nouménale. Le monde n’est à la recherche de personne, le monde ne sait rien de personne ; mais les gens sont à la recherche du monde et échouent à le trouver, car ils sont eux-mêmes le monde et leur véritable recherche est celle d’eux-mêmes. Mais parce qu’ils ne sont pas raffinés, qu’ils ne sont pas subtils, qu’ils ne sont pas silencieux, parce qu’ils sont bruts et pleins de bruit, le monde leur apparaît aussi grossier et plein de bruit. Ils se sont identifiés avec ces qualités, elles sont eux, et par conséquent ils ne peuvent pas les contrôler.
C’est seulement en raffinant le brut pour le transformer en subtil, en métamorphosant le monde de l’objet en monde du sujet, le monde éveillé en monde du rêve, que peut être trouvée la clef du pouvoir « occulte ». On ne peut la trouver que dans un silence total, quand l’esprit a cessé de penser, quand la bouche a cessé de parler, quand l’œil a cessé de projeter des images. C’est alors seulement que le contrôle du rêve peut conduire à l’éveil total de l’illusion de la vie.
Il est donc nécessaire de s’habituer à l’idée, de vivre sans cesse avec l’idée, que l’existence entière d’un individu – tout ce qu’il laisse comme souvenir – a été agencée par l’individu lui-même, tout comme une pièce de théâtre est composée par un auteur. Il s’agit d’une fabrication, d’une « lila », d’un masque ou d’une danse dans laquelle l’individu est le seul acteur, et même cet acteur n’est qu’un personnage dans la pièce. Il n’est pas réel ; aucun objet ne peut être réel, car il n’y a absolument rien. Rien est Nuit et elle est précisément rien, dans le sens où le jeu de pouvoir (Shakti) crée un drame sans fin de lumière et d’ombre qui semble se matérialiser comme sujet et objet. Mais l’objectivité n’est qu’un rêve, car il n’y a pas de sujet, pas de rêveur, il n’y a qu’un rêve. Ce n’est que lorsque cette vérité est profondément comprise que le rêve se résout dans sa source, qui est le bindu connu sous le nom d’Hadit, au cœur de la Nuit… »
Hadit se dissout dans Nuit, quelque chose en rien, l’objet en sujet, et le sujet – finalement – dans la subjectivité absolue, qui, étant à la fois libre de l’objectivité et de la subjectivité, reste indescriptible. »
Ce livre est plus connu, peut-être, pour sa présentation de l’œuvre de Soror Andahadna, une prêtresse contemporaine de Maat dont les travaux s’inscrivent en parallèle de ceux de Frater Achad plusieurs décennies auparavant. Beaucoup de Thélémites ont des problèmes avec l’Éon de Maat. Pour eux, chaque Éon dure 2000 ans et nous sommes au début de l’Éon d’Horus, donc Maat est encore loin. Ils font écho à la célèbre réplique de Crowley au jeune Grant : « Maat peut attendre ! » Cependant, l’extrait suivant d’Outside the Circles of Time éclaire le débat sous un angle beaucoup plus intéressant :
« Mythes et légendes appartiennent au passé, mais Maat ne doit pas être considérée en termes d’Éons passés ou futurs. Maat est présente maintenant pour ceux qui, connaissent les « alignements sacrés » et le « Portail de l’entre-deux », l’expérience de la Parole à venir, non encore émanée de la bouche, dans les perpétuellement nouvelles et perpétuellement actuelles formes sans cesse produites à partir de l’Atu mystique ou Chambre de Maat, la Ma-atu… »
Mais ce livre est bien davantage. Il constitue la puissante réunion d’une multitude de thématiques apparemment diverses en un seul, large et puissant courant. Bien que les livres de Grant soient tous différents des textes précédents, Outside the Circles of Time semble annoncer un saut dans une autre dimension.
Note : [1] Note du traducteur. Aussik ou Aossic : Nom initiatique de Kenneth Grant dans l’Astrum Argentum et dans l’Ordo Templi Orientis.