N’étant pas germanophone, j’ai dû me fier, pour la rédaction de cet article, aux sources en langue anglaise disponibles sur le sujet. Si quelque spécialiste de la Fraternitas Saturni passe par là, je lui serai reconnaissante de me signaler d’éventuelles inexactitudes. Il n’existe que peu de sources anglophones portant sur cette société initiatique et rien, à ma connaissance, en langue française.
1/ Les malheurs de Sophie
« Nous avons reçu les premiers numéros de la revue allemande Saturn Gnosis, organe de cette Fraternitas Saturni dont il a déjà été question ici ; c’est une publication de grand format, très bien éditée ; mais les articles qu’elle contient, en dépit de leur allure quelque peu prétentieuse, ne reflètent guère que les conceptions d’un ‘occultisme’ ordinaire, de tendances très modernes et assez éclectiques, puisque le théosophisme même et l’anthroposophisme steinerien y ont une certaine part. La Fraternitas Saturni, issue d’une scission qui s’est produite au sein d’un mouvement dit « pansophique », se donne comme « la première Loge officielle de l’ère du Verseau » ; décidément, cette ère du Verseau préoccupe beaucoup de gens. Notons aussi qu’il est beaucoup question de « magie » là-dedans, ce qui répond d’ailleurs à un état d’esprit très répandu actuellement en Allemagne, et qu’on y fait une grande place aux enseignements du « Maître Thérion », soi-disant « envoyé de la Grande Fraternité Blanche », lequel n’est autre qu’Aleister Crowley. »
René Guénon, Revue Le Voile d’Isis, février 1930.
C’est vers 1918 que l’éditeur et libraire Heinrich Tränker invente l’expression « Pansophie » pour désigner la fraternité occulte qu’il vient de fonder dans le sillage de la Théosophie. Du grec Pan qui signifie « tout » et Sophia, « sagesse », l’expression est généralement traduite par « omniscience » ou par « la sagesse qui surpasse toute forme de sagesse ».
Originellement groupe d’étude voué à l’exploration des philosophies et des religions, la pansophie prend une tournure plus officielle, et nettement plus maçonnique, en 1920, avec la fondation du Collegium Pansophicum, puis avec la fusion, l’année suivante, des différentes cellules en Grande Loge Pansophique de la Fraternité des Chercheurs de Lumière de l’Orient-Berlin. Là, pour le coup, ça fait vraiment sérieux.
À la même époque, Theodor Reuss, avec lequel Tränker est en contact épistolaire, le propulse à la tête de l’Ordo Templi Orientis germanophone. « Après avoir choisi le nom initiatique de Tartarus, puis d’Henkelkreuzmann (l’homme de la croix d’Ankh), Tränker se gratifie d’une succession de noms zoologiques : Recnartus, Greif (condor), puis Garuda (l’oiseau de la sagesse dans le bouddhisme) », écrit Peter R. Koenig [1].
Quelques mots sur l’OTO pour éviter de perdre le lecteur en route : l’Ordo Templi Orientis fut fondé officiellement en 1904 par le chimiste et franc-maçon Karl Kellner, bientôt rejoint par ses amis Theodor Reuss, Franz Hartmann et Henry Klein. Bien que symboliquement placé sous l’égide des Chevaliers du Temple, l’OTO se consacre, dès ses débuts, à la magie sexuelle, ainsi que le précise Reuss, en 1912, dans la revue Oriflamme : « Notre Ordre possède la clef qui ouvre à tous les secrets maçonniques et hermétiques, à savoir l’enseignement de la magie sexuelle ; et cet enseignement explique, sans exception, tous les secrets de la franc-maçonnerie et de tous les systèmes religieux ». À la mort de Kellner en 1905, c’est Theodor Reuss qui hérite du fauteuil de grand maître de l’ordre, puis à la mort de Reuss en 1923, Aleister Crowley que celui-ci a désigné comme successeur pour les pays anglophones.
Tandis que le nouveau grand maître entre en fonction avec le Livre de la Loi sous le bras – faisant de l’OTO le premier ordre thélémite, Tränker, en Allemagne, découvre que Reuss n’a pas laissé d’instructions très claires et que, du coup, l’OTO manque cruellement d’« Outer Head of the Order », concept flottant quelque part entre le chef visible, le gouvernant secret, le gourou ultime et la mascotte. Il a beau fouiller les papiers du défunt grand-maître, pas la moindre entité extra terrestre ni sage tibétain de la Terre creuse. Qu’à cela ne tienne, il invite Aleister Crowley à venir le visiter pour le sacrer « instructeur mondial » de l’OTO et de tous ses ordres avec rimes en -sophie.
En juin 1925, a donc lieu la Conférence de Weida qui a pour but d’organiser la rencontre d’une dizaine de membres influents de l’OTO et de la Loge Pansophique avec le mage anglais. La réunion est financée par Karl Germer, un membre actif de la Loge Pansophique sous le nom Frater Saturnus. Germer servira également d’interprète. Mais le contact passe mal avec Tränker qui manifeste des réticences à laisser Crowley se taper sa femme. Par ailleurs, Le Livre de la loi ayant bénéficié d’une traduction allemande quelques mois plus tôt, des intervenants se mettent à débattre du fond doctrinal et finalement, personne n’arrive à se mettre d’accord. Le mage anglais, qui était logé chez le grand maître, déménage chez Germer qu’il initie à l’Astrum Argentum et à l’OTO. Il restera en Allemagne jusqu’en novembre 1925, malgré les acrobaties magiques et légales apparemment effectuées par Tränker pour le faire expulser.
La crise qui s’ensuit conduisit à la fermeture officielle de la Loge Pansophique en 1926, un tiers des adeptes ayant décidé de suivre la loi de Thélème, les autres de demeurer fidèles à Tränker.
Du côté des schismatiques, se trouve un certain Eugen Grosche, également libraire, que Tränker a initié à l’OTO et placé à la tête de la loge de Berlin.
Né à Riesa en 1888, Eugen Grosche a travaillé pour la maison d’édition Müller-Mann avant de s’établir comme éditeur de périodiques, puis comme libraire en 1919, date à laquelle il a racheté une papeterie pour ouvrir la librairie Inveha qui deviendra ultérieurement un lieu de rencontre pour les occultistes berlinois. Entre temps, il s’est marié et de cette union, est née une petite fille qui eut la joie de porter toute sa vie le prénom de Mandragore, en hommage au roman Alraune. Die Geschichte eines lebenden Wesens d’H. H. Ewers (1911). Engagé politiquement dans le Parti social-démocrate indépendant, Grosche fera un bref séjour en prison suite au putsch de Kapp en 1920. Quelques mois plus tard, grâce à sa mère qui travaille comme femme de ménage à la Société Théosophique de Berlin, il rencontre Heinrich Tränker qui le convertit à l’ésotérisme et lui fait gravir rapidement les marches de l’escalier pansophique.
Convaincus par les enseignements de Crowley, mais décidés à rester indépendants, Grosche et quelques autres vont poser les premières pierres, en mai 1926, de ce qui deviendra la Fraternitas Saturni.
Pendant ce temps, Tränker guette à la fenêtre. Trois ans passent. Toujours pas d’OHO à l’horizon. En 1928, il décide de régler le problème en s’auto-discernant le titre d’ « Outer Head of the Order » de l’Ordo Templi Orientis, du Rite Écossais Ancien et Accepté, du Rite Swedenborg, de la Golden Dawn, de Memphis Misraïm, du Rite d’Hérédom, de la Fraternité Hermétique de Louxor, de la Fraternitas Rosa Crucis, de l’Église Gnostique, et des Illuminés de Bavière.
Comme quoi, on n’est jamais mieux servi que par soi-même.
De son côté, Karl Germer s’installe à l’ombre de Crowley, dont il deviendra le successeur à la tête de l’OTO en 1942. Un tantinet rancunier, il écrira, en 1950, dans une lettre adressée à Carl Heinz Petersen : « Ayant été moi-même l’un des cofondateurs de la Pansophia en 1922, je sais évidemment tout de la Fraternitas Saturni et des gens qui sont derrière. Grosche est un maniaque sexuel qui a versé dans l’hypnose et la drogue – l’un des types les plus vils de l’occultisme. Grau était un type bien, mais trop profondément empêtré avec Grosche et Tränker… Il n’a pas su s’en libérer et n’a jamais vu la lumière. Aucun de ces individus ne connaissait « bien » Crowley. Ils l’ont rencontré une seule fois – peut-être deux ! Aucun ne savait parler anglais. j’ai dû traduire rapidement et ils se sont vite perdus en chemin… la FS n’a rien à voir avec Aleister Crowley et Aleister Crowley n’a rien à voir avec eux » [2].
2 / In Uranus !
« La mauvaise réputation qui colle à la FS encore de nos jours, est essentiellement basée sur deux accusations, à savoir le « satanisme » et la « magie sexuelle ». […] En ce qui concerne l’aspect « satanique », il est exact que l’ordre est luciférien et gnostique, ce qui doit certainement revenir à adorer le diable pour des chrétiens fondamentaux. Mais en réalité, Saturne est envisagé comme étant le Gardien austère du Seuil et le principe de l’initiation par le sérieux et la discipline, mais absolument aucun élément, tel qu’une messe noire, n’est présent et celui qui s’attend à y trouver les pratiques satanistes des salons du XIXe siècle (croix à l’envers, vierges sur l’autel, profanation de sacrements catholiques par un faux prêtre, etc.) sera vraiment déçu. »
Frater U. D.
Bien qu’ayant débuté ses activités dès 1926, la Fraternitas Saturni fut fondée officiellement à Berlin, par Eugen Grosche, alias Gregor A. Gregorius, au printemps 1928. Elle constitue le deuxième ordre basé sur la religion thélémite (après l’OTO), mais ainsi que précisé dans ses statuts, elle conservera toujours ses distances avec Crowley, qui manifestera lui-même une grande indifférence à l’égard de son teutonique rejeton. Cette indépendance incita la FS à développer une sensibilité et une lecture du Thélémisme originales. Ainsi la célèbre formule du Liber AL, « L’amour est la Loi, l’amour sous la volonté », se voit rallongée de la proposition « L’amour sans compassion ».
Extraits de la Constitution de la Fraternité de Saturne – mai 1928.
« La Fraternité est totalement autonome dans son organisation […]. La Fraternité n’a aucun lien avec Fra. Recnartus, alias Tränker, ni avec l’Astrum Argentum, ni avec Maître Therion. […] Les objectifs spirituels de la Fraternité sont tournés vers la mystique, les sciences rosicruciennes, l’alchimie, l’astrologie ésotérique, ainsi que l’étude scientifique de l’occultisme dans son ensemble, et la compréhension de toutes les philosophies religieuses – sans qu’aucun dogme ne soit imposé à ses membres.
La Fraternité repose sur l’intuition personnelle de ses dirigeants et s’efforce – par des cérémonies magiques et des rites traditionnels sacrés – de se concentrer sur l’octave supérieure de Saturne – ce à quoi aspirent les adeptes de l’astrologie ésotérique et de la philosophie religieuse. Saturne, en tant que gardien du seuil et plus haute intelligence de ce système planétaire, est considéré comme le chef spirituel de la Fraternité qui s’efforce d’en capter la vibration à son octave supérieure.
[…] La Fraternitas Saturni, par la création de l’Orient Berlin et d’autres loges allemandes, pose les fondations d’une confrérie destinée à couvrir le monde entier, née du besoin de coopérer en vue de l’épuration du karma terrestre – elle désire sauvegarder la Fleur de l’Ère des Poissons, le rosicrucianisme, durant l’Ère du Verseau. C’est pourquoi, dans le sceau secret de la Fraternité, le symbole de Saturne est entouré de la rose mystique. Saturne conservera, durant le nouvel Éon, les secrets et les sciences traditionnelles, en tant que gardien de l’Humanité, jusqu’à ce que – dans les prochains millénaires d’un nouvel Éon – Uranus entame son règne. »
« De la souffrance à la compréhension, de la Nuit à la Lumière, de la Rigueur à l’Amour »
« L’amour est la loi, l’amour sous la volonté – L’amour sans compassion » [3].
Pour commencer, comme toute société initiatique qui se respecte, la FS va s’inventer des origines. Dans son Der mystisch-magische Orden Fraternitas Saturni, Adolf Hemberger évoque l’existence d’un ordre scandinave éponyme, actif au XVIIe siècle et disparu sans laisser de trace (comme ça, c’est plus simple), mais dont les cendres auraient été ravivées, à la fin du XVIIIe, par le mathématicien et mystique Joseph Maria Hoëne-Wronski qui en aurait semé quelques loges en Pologne. Problème : il ne s’y trouvait pas. « Que le mystérieux Hoëne-Wronski ait fondé une loge saturnienne en Pologne, écrit Stephen Flowers, c’est possible, mais l’histoire nous apprend qu’il n’aurait pas pu rester actif sur place, car à l’âge de vingt et un ans, il était en train d’étudier la philosophie en Allemagne. Hoëne-Wronski a passé la majorité de sa vie en tant qu’expatrié polonais en France ; il est généralement considéré comme l’initiateur magique de Louis Alphonse Constant, mieux connu sous le nom d’Eliphas Levi » [4].
Dans la foulée, les fondateurs de la FS vont également loucher du côté du mythique FOGC dont Grosche se veut l’héritier spirituel. Fondé en 1840 à Munich, le Freimaurerischer Orden Von Golden Centurium (l’Ordre Maçonnique de la Centurie d’Or) se présente comme une société entièrement vouée à l’adoration des démons (particulièrement Barzabel, Astaroth, Bélial, et Asmodée. Ne me demandez pas pourquoi) et au sacrifice humain… Du moins si l’on en croit le roman Frabato le Magicien, qui narre les exploits d’un magicien blanc au brushing impeccable et au sourire ultra-bright aux prises avec les membres de l’abominable loge. Il est intéressant de noter que l’ouvrage fut rédigé par sa secrétaire, Otti Votavova, plusieurs années après la mort de Franz Bardon et fut d’abord présenté comme un roman avant d’être considéré comme une autobiographie « authentique » du mage [5].
Pour le frisson, écoutons ce qu’en dit Flowers qui fait (presque) semblant d’y croire : « Le FOGC était centré sur le culte du sacrifice humain… Le nombre d’initiés dans la loge était limité à 99 membres – le centième membre de l’ordre étant le Démon lui-même. Chaque année, un nouveau membre était recruté et initié, par conséquent le membre surnuméraire devait être sacrifié au Démon. Cela avait lieu durant la nuit du 23 juin, jour de la Saint-Jean. Si aucun frère n’était mort au cours de l’année, un tirage au sort désignait le l’initié devant être sacrifié. Celui qui était choisi pour cet honneur devait avaler du poison. S’il refusait, son exécution pouvait se faire à distance par l’intermédiaire du redoutable « Tépaphone », une machine qui, couplée avec la volonté d’un magicien, pouvait tuer n’importe qui n’importe où. Cette machine est décrite dans les documents de la FS » [6].
Eugen Grosche – Gregor A. Gregorius.
Dans les faits, la FS est essentiellement un produit de son époque, structurée sur le modèle de la Franc-maçonnerie et filant un syncrétisme occulte alors très à la mode. Ainsi que le résume Frater U.D. : « Le système magique de la FS est un conglomérat de divers courants alimentés par différentes sources occultes. Tout d’abord, il faudrait parler de l’influence de la franc-maçonnerie, à l’origine de la tradition angulaire encore utilisée de nos jours dans la FS. La conception du temple, la répartition des rôles et la fonction des gardiens du Temple, la structure des rituels, etc. tous ces éléments signent une forte influence maçonnique. Mais contrairement à la franc-maçonnerie, la FS a toujours accueilli les deux sexes. Et la FS n’a jamais essayé tenté de se relier, ni directement, ni du point de vue de l’organisation ou de façon individuelle, à la franc-maçonnerie. En outre, le FS a adopté un grand nombre de concepts occultes qui n’existent probablement, au mieux, que de façon symbolique dans la franc-maçonnerie. La gnose luciférienne, les pratiques sexuelles inspirées de l’OTO, le yoga, les enseignements taoïstes, les influences de l’ordre du Temple, la magie astrale, l’alchimie, la magie runique, la magie de Quintscher et Bardon, la magie cérémonielle médiévale, toutes ces idées contribuent au melting-pot qui constitue la FS. Mais aucun de ces éléments pris isolément ne peut être considéré comme dominant » [7].
Il est cependant possible de dégager certains traits caractéristiques de la Fraternitas Saturni :
1/ La magie sexuelle, héritée de l’OTO. Dans la foulée du tantrisme, la FS a également récupéré, dans les traditions indiennes, la notion de Karma, de réincarnation, le travail sur les chakras, etc.
2/ L’acceptation de la loi de Thélème, accommodée à la sauce locale. Il est dit, par exemple, dans les enseignements de la FS, que l’accomplissement de la Loi de Thélème sur Terre aura pour conséquence une augmentation des influences de Saturne.
3/ Le rôle majeur joué par l’astrologie, même si, selon Flowers, l’idée est déjà dans l’air du temps : « Jusqu’en 1914, en Allemagne, l’astrologie n’est que l’une des nombreuses sciences ésotériques pratiquées dans le milieu mystico-magique de la para-maçonnerie, la théosophie, et de l’ariosophie. Dans les années 1920, cependant, l’astrologie est devenue nettement plus populaire en Allemagne que ces autres branches de l’occultisme. L’intérêt de la FS pour l’astrologie s’étend à ses strates les plus ésotériques, comme les doctrines sur l’ère du Verseau / Saturno-Uranien. Mais ce regain d’intérêt pour l’astrologie repose clairement sur sa popularisation dans les années 20 » [8].
Le nom de l’ordre, « Fraternité de Saturne », constitue une référence directe à l’Ère du Verseau, placée sous le gouvernement de Saturne/Uranus et faisant suite à l’Ère des Poissons (elle-même gouvernée par Jupiter/Neptune). L’astrologie servira également aux membres de la FS à déterminer les moments propices pour se débarrasser de leurs sous-vêtements et les positions les plus adéquates.
4/ La « gnose saturnienne » : une déclinaison du gnosticisme, empruntée à la Pansophie, dans laquelle Saturne-Lucifer, futur régent de l’ère du Verseau, joue à la fois le rôle de démiurge et celui du libérateur :
« Selon les doctrines de la FS, le septième jour de la création, un ange (Lucifer = Saturne) émana de l’Absolutum (= l’ainsoph kabbalistique). À cet ange fut donné le gouvernement de la sphère extérieure et il devint le Gardien du temps et de l’éternité. Cette entité se tenait à la limite extérieure de l’infini, ceignant l’espace, les êtres et toute la création. (Les Gnostiques attribuaient parfois cette fonction à Leviathan – l’ouroboros, le serpent au bord du firmament agrippant sa propre queue.) Cet ange ou ce dieu se révolta contre l’ordre cosmique statique et mis en branle les forces du changement et de l’évolution, qui impliquent également la mort et la destruction. Cette rébellion est connue, dans la mythologie judéo-chrétienne, comme la « Guerre dans le Ciel », et l’ange ou le démon est parfois identifié comme étant (en hébreu) Abadon ou (en grec) Apollyon. Des références à cet événement se trouvent dans Isaïe 14. 12-15 et dans Apocalypse 9. 1. En brisant l’ordre cosmique statique, le rebelle Lucifer est devenu le créateur du monde visible. La bataille continue de faire rage entre ces pôles opposés de la sphère saturnienne, externe, et le Logos solaire, interne, avec la Terre au centre, comme principal champ de bataille » [9].
Et : « Dans les enseignements secrets de la FS, Saturne est le Grand Juge qui accomplit la justice ; il apporte également la raison et l’intelligence, et régit tout ce qui concerne les poids, les mesures, et les nombres. Il est le Seigneur des sept domiciles (= génies planétaires du Royaume Extérieur) et le Gouverneur de l’univers révélé, le maître de la vie et de la mort, de la lumière et des ténèbres. Saturne est considéré comme celui qui brise l’ordre cosmique et l’unité – il a donc institué la mort, entraînant la régénération et les transformations à venir. L’une des façons dont il a rompu l’ordre cosmique fut la révélation des secrets divins à l’humanité. Pour cela, il fut puni. À bien des égards Saturne est identique au Prométhée de la tradition grecque, et peut certainement être identifiés au serpent du paradis. Ce Démiurge Saturne est identifié au nombre 666 » [10].
Guide et initiateur, Saturne est également celui qui met à l’épreuve, le « gardien du seuil » (Hüter der Schwelle) et le régisseur du karma enfermant l’être humain, tant que celui-ci n’a pas su se libérer par l’initiation et la magie. L’adepte évolue alors vers la planète / l’ère suivante, celle d’Uranus, désormais devenu maître de son destin.
Bien entendu, tout cela ne tournerait pas rond sans une pointe d’élitisme : « Cette perspective constitue une sorte de ‘versant sombre’ de l’Ère du Verseau. La majorité des interprétations astrologiques laisse présager que l’Ère du Verseau sera marquée par un humanisme lucide et par l’égalité entre les hommes. Du point de vue Saturno-Uranien, cette illusion masque un système éclairé de contrôle par une élite dirigeante… » [11].
[4] Fire & Ice : The Brotherhood of Saturn, Stephen Flowers, Llewellyn. 1994.
[5] Frabato le Magicien, (Franz Bardon) Otti Votavova, éditions Alexandre Moryason, 1979. Ici, je ne résiste pas au plaisir de vous livrer un extrait de ce (très mauvais) roman:
« La FOGC Loge possédait, parmi ses pouvoirs secrets, celui d’endormir n’importe qui, de le réveiller à nouveau, de le rendre malade ou bien portant, de le régénérer ou de le tuer, comme bon lui semblait. Cependant, les membres dirigeants ne détenaient ces facultés et cette connaissance que parce qu’ils avaient fait, au préalable, un pacte avec le Roi des démons. […] Pour la Loge, Frabato était un cas car il connaissait toutes les pratiques occultes et de plus, il était sous la protection des « Frères de Lumière ». Ceux-ci n’étaient pas inconnus de la FOGC Loge mais cette dernière n’avait aucune idée de leurs pouvoirs.
Ils décidèrent de se débarrasser de Frabato au moyen d’une attaque magique. Après une rapide discussion, le Secrétaire sortit de la pièce où étaient rangés parmi les instruments, un appareil qu’ils appelaient tépaphone. On plaça ce dernier au milieu de la salle. Cette machine émettait un rayon capable de donner la mort à quelque distance que se soit ; elle était l’instrument le plus puissant que la FOGC Loge possédait.
Si la photographie d’un être humain, d’un animal ou bien leurs momies, étaient soumis à la projection de ces rayons non seulement leur corps physique mais aussi leur corps astral était touché. A n’importe, quelle distance, la matière était détruite par cette machine. De plus, elle servait à transmettre de l’énergie sans l’usage de fil ce dont rêve même la science moderne. Elle pouvait, en outre, envoyer toutes sortes de pensées. Enfin, par le biais de cet instrument, il s’avérait possible de provoquer un empoisonnement et des maladies nerveuses qui resteraient une énigme pour la Médecine. Un portrait ou un objet personnel suffisait généralement pour entrer en contact avec la personne à influencer, la distance n’altérant pas les effets de ce procédé. »
[6] Op. Cit., Stephen Flowers.
[7] High Magic II: Expanded Theory and Practice, Frater U. D., Llewellyn, 2008.
[8], [9] & [10] Op. Cit., Stephen Flowers. Les expressions “externe” et “interne” doivent être également comprises comme “centrifuge” et “centripète”, “expansion”, “limitation”, etc.
[11] Op. Cit., Stephen Flowers.
Bibliographie
Fire & Ice : The Brotherhood of Saturn, Stephen Flowers, Llewellyn. 1994 (réédité sous le titre The Fraternitas Saturni or Brotherhood of Saturn : an introduction to its history, philosophy and rituals)
Demons of the Flesh : The Complete Guide to Left-Hand Path Sex Magic, Nikolas Schreck & Zeena Schreck, Creation Books, 2002.
Encyclopaedia of the Unexplained : Magic, Occultism and Parapsychology, Richard Cavendish, 1974.
Le site de Peter-R. Koenig propose plusieurs articles sur la Fraternitas Saturni, dont : « In Nomine Demiurgi Saturni »,
High Magic II: Expanded Theory and Practice, Frater U. D., Llewellyn, 2008.
Par Melmothia
N’étant pas germanophone, j’ai dû me fier, pour la rédaction de cet article, aux sources en langue anglaise disponibles sur le sujet. Si quelque spécialiste de la Fraternitas Saturni passe par là, je lui serai reconnaissante de me signaler d’éventuelles inexactitudes. Il n’existe que peu de sources anglophones portant sur cette société initiatique et rien, à ma connaissance, en langue française.
1/ Les malheurs de Sophie
« Nous avons reçu les premiers numéros de la revue allemande Saturn Gnosis, organe de cette Fraternitas Saturni dont il a déjà été question ici ; c’est une publication de grand format, très bien éditée ; mais les articles qu’elle contient, en dépit de leur allure quelque peu prétentieuse, ne reflètent guère que les conceptions d’un ‘occultisme’ ordinaire, de tendances très modernes et assez éclectiques, puisque le théosophisme même et l’anthroposophisme steinerien y ont une certaine part. La Fraternitas Saturni, issue d’une scission qui s’est produite au sein d’un mouvement dit « pansophique », se donne comme « la première Loge officielle de l’ère du Verseau » ; décidément, cette ère du Verseau préoccupe beaucoup de gens. Notons aussi qu’il est beaucoup question de « magie » là-dedans, ce qui répond d’ailleurs à un état d’esprit très répandu actuellement en Allemagne, et qu’on y fait une grande place aux enseignements du « Maître Thérion », soi-disant « envoyé de la Grande Fraternité Blanche », lequel n’est autre qu’Aleister Crowley. »
René Guénon, Revue Le Voile d’Isis, février 1930.
C’est vers 1918 que l’éditeur et libraire Heinrich Tränker invente l’expression « Pansophie » pour désigner la fraternité occulte qu’il vient de fonder dans le sillage de la Théosophie. Du grec Pan qui signifie « tout » et Sophia, « sagesse », l’expression est généralement traduite par « omniscience » ou par « la sagesse qui surpasse toute forme de sagesse ».
Originellement groupe d’étude voué à l’exploration des philosophies et des religions, la pansophie prend une tournure plus officielle, et nettement plus maçonnique, en 1920, avec la fondation du Collegium Pansophicum, puis avec la fusion, l’année suivante, des différentes cellules en Grande Loge Pansophique de la Fraternité des Chercheurs de Lumière de l’Orient-Berlin. Là, pour le coup, ça fait vraiment sérieux.
À la même époque, Theodor Reuss, avec lequel Tränker est en contact épistolaire, le propulse à la tête de l’Ordo Templi Orientis germanophone. « Après avoir choisi le nom initiatique de Tartarus, puis d’Henkelkreuzmann (l’homme de la croix d’Ankh), Tränker se gratifie d’une succession de noms zoologiques : Recnartus, Greif (condor), puis Garuda (l’oiseau de la sagesse dans le bouddhisme) », écrit Peter R. Koenig [1].
Quelques mots sur l’OTO pour éviter de perdre le lecteur en route : l’Ordo Templi Orientis fut fondé officiellement en 1904 par le chimiste et franc-maçon Karl Kellner, bientôt rejoint par ses amis Theodor Reuss, Franz Hartmann et Henry Klein. Bien que symboliquement placé sous l’égide des Chevaliers du Temple, l’OTO se consacre, dès ses débuts, à la magie sexuelle, ainsi que le précise Reuss, en 1912, dans la revue Oriflamme : « Notre Ordre possède la clef qui ouvre à tous les secrets maçonniques et hermétiques, à savoir l’enseignement de la magie sexuelle ; et cet enseignement explique, sans exception, tous les secrets de la franc-maçonnerie et de tous les systèmes religieux ». À la mort de Kellner en 1905, c’est Theodor Reuss qui hérite du fauteuil de grand maître de l’ordre, puis à la mort de Reuss en 1923, Aleister Crowley que celui-ci a désigné comme successeur pour les pays anglophones.
Tandis que le nouveau grand maître entre en fonction avec le Livre de la Loi sous le bras – faisant de l’OTO le premier ordre thélémite, Tränker, en Allemagne, découvre que Reuss n’a pas laissé d’instructions très claires et que, du coup, l’OTO manque cruellement d’« Outer Head of the Order », concept flottant quelque part entre le chef visible, le gouvernant secret, le gourou ultime et la mascotte. Il a beau fouiller les papiers du défunt grand-maître, pas la moindre entité extra terrestre ni sage tibétain de la Terre creuse. Qu’à cela ne tienne, il invite Aleister Crowley à venir le visiter pour le sacrer « instructeur mondial » de l’OTO et de tous ses ordres avec rimes en -sophie.
En juin 1925, a donc lieu la Conférence de Weida qui a pour but d’organiser la rencontre d’une dizaine de membres influents de l’OTO et de la Loge Pansophique avec le mage anglais. La réunion est financée par Karl Germer, un membre actif de la Loge Pansophique sous le nom Frater Saturnus. Germer servira également d’interprète. Mais le contact passe mal avec Tränker qui manifeste des réticences à laisser Crowley se taper sa femme. Par ailleurs, Le Livre de la loi ayant bénéficié d’une traduction allemande quelques mois plus tôt, des intervenants se mettent à débattre du fond doctrinal et finalement, personne n’arrive à se mettre d’accord. Le mage anglais, qui était logé chez le grand maître, déménage chez Germer qu’il initie à l’Astrum Argentum et à l’OTO. Il restera en Allemagne jusqu’en novembre 1925, malgré les acrobaties magiques et légales apparemment effectuées par Tränker pour le faire expulser.
La crise qui s’ensuit conduisit à la fermeture officielle de la Loge Pansophique en 1926, un tiers des adeptes ayant décidé de suivre la loi de Thélème, les autres de demeurer fidèles à Tränker.
Du côté des schismatiques, se trouve un certain Eugen Grosche, également libraire, que Tränker a initié à l’OTO et placé à la tête de la loge de Berlin.
Né à Riesa en 1888, Eugen Grosche a travaillé pour la maison d’édition Müller-Mann avant de s’établir comme éditeur de périodiques, puis comme libraire en 1919, date à laquelle il a racheté une papeterie pour ouvrir la librairie Inveha qui deviendra ultérieurement un lieu de rencontre pour les occultistes berlinois. Entre temps, il s’est marié et de cette union, est née une petite fille qui eut la joie de porter toute sa vie le prénom de Mandragore, en hommage au roman Alraune. Die Geschichte eines lebenden Wesens d’H. H. Ewers (1911). Engagé politiquement dans le Parti social-démocrate indépendant, Grosche fera un bref séjour en prison suite au putsch de Kapp en 1920. Quelques mois plus tard, grâce à sa mère qui travaille comme femme de ménage à la Société Théosophique de Berlin, il rencontre Heinrich Tränker qui le convertit à l’ésotérisme et lui fait gravir rapidement les marches de l’escalier pansophique.
Convaincus par les enseignements de Crowley, mais décidés à rester indépendants, Grosche et quelques autres vont poser les premières pierres, en mai 1926, de ce qui deviendra la Fraternitas Saturni.
Pendant ce temps, Tränker guette à la fenêtre. Trois ans passent. Toujours pas d’OHO à l’horizon. En 1928, il décide de régler le problème en s’auto-discernant le titre d’ « Outer Head of the Order » de l’Ordo Templi Orientis, du Rite Écossais Ancien et Accepté, du Rite Swedenborg, de la Golden Dawn, de Memphis Misraïm, du Rite d’Hérédom, de la Fraternité Hermétique de Louxor, de la Fraternitas Rosa Crucis, de l’Église Gnostique, et des Illuminés de Bavière.
Comme quoi, on n’est jamais mieux servi que par soi-même.
De son côté, Karl Germer s’installe à l’ombre de Crowley, dont il deviendra le successeur à la tête de l’OTO en 1942. Un tantinet rancunier, il écrira, en 1950, dans une lettre adressée à Carl Heinz Petersen : « Ayant été moi-même l’un des cofondateurs de la Pansophia en 1922, je sais évidemment tout de la Fraternitas Saturni et des gens qui sont derrière. Grosche est un maniaque sexuel qui a versé dans l’hypnose et la drogue – l’un des types les plus vils de l’occultisme. Grau était un type bien, mais trop profondément empêtré avec Grosche et Tränker… Il n’a pas su s’en libérer et n’a jamais vu la lumière. Aucun de ces individus ne connaissait « bien » Crowley. Ils l’ont rencontré une seule fois – peut-être deux ! Aucun ne savait parler anglais. j’ai dû traduire rapidement et ils se sont vite perdus en chemin… la FS n’a rien à voir avec Aleister Crowley et Aleister Crowley n’a rien à voir avec eux » [2].
2 / In Uranus !
« La mauvaise réputation qui colle à la FS encore de nos jours, est essentiellement basée sur deux accusations, à savoir le « satanisme » et la « magie sexuelle ». […] En ce qui concerne l’aspect « satanique », il est exact que l’ordre est luciférien et gnostique, ce qui doit certainement revenir à adorer le diable pour des chrétiens fondamentaux. Mais en réalité, Saturne est envisagé comme étant le Gardien austère du Seuil et le principe de l’initiation par le sérieux et la discipline, mais absolument aucun élément, tel qu’une messe noire, n’est présent et celui qui s’attend à y trouver les pratiques satanistes des salons du XIXe siècle (croix à l’envers, vierges sur l’autel, profanation de sacrements catholiques par un faux prêtre, etc.) sera vraiment déçu. »
Frater U. D.
Bien qu’ayant débuté ses activités dès 1926, la Fraternitas Saturni fut fondée officiellement à Berlin, par Eugen Grosche, alias Gregor A. Gregorius, au printemps 1928. Elle constitue le deuxième ordre basé sur la religion thélémite (après l’OTO), mais ainsi que précisé dans ses statuts, elle conservera toujours ses distances avec Crowley, qui manifestera lui-même une grande indifférence à l’égard de son teutonique rejeton. Cette indépendance incita la FS à développer une sensibilité et une lecture du Thélémisme originales. Ainsi la célèbre formule du Liber AL, « L’amour est la Loi, l’amour sous la volonté », se voit rallongée de la proposition « L’amour sans compassion ».
Extraits de la Constitution de la Fraternité de Saturne – mai 1928.
« La Fraternité est totalement autonome dans son organisation […]. La Fraternité n’a aucun lien avec Fra. Recnartus, alias Tränker, ni avec l’Astrum Argentum, ni avec Maître Therion. […] Les objectifs spirituels de la Fraternité sont tournés vers la mystique, les sciences rosicruciennes, l’alchimie, l’astrologie ésotérique, ainsi que l’étude scientifique de l’occultisme dans son ensemble, et la compréhension de toutes les philosophies religieuses – sans qu’aucun dogme ne soit imposé à ses membres.
La Fraternité repose sur l’intuition personnelle de ses dirigeants et s’efforce – par des cérémonies magiques et des rites traditionnels sacrés – de se concentrer sur l’octave supérieure de Saturne – ce à quoi aspirent les adeptes de l’astrologie ésotérique et de la philosophie religieuse. Saturne, en tant que gardien du seuil et plus haute intelligence de ce système planétaire, est considéré comme le chef spirituel de la Fraternité qui s’efforce d’en capter la vibration à son octave supérieure.
[…] La Fraternitas Saturni, par la création de l’Orient Berlin et d’autres loges allemandes, pose les fondations d’une confrérie destinée à couvrir le monde entier, née du besoin de coopérer en vue de l’épuration du karma terrestre – elle désire sauvegarder la Fleur de l’Ère des Poissons, le rosicrucianisme, durant l’Ère du Verseau. C’est pourquoi, dans le sceau secret de la Fraternité, le symbole de Saturne est entouré de la rose mystique. Saturne conservera, durant le nouvel Éon, les secrets et les sciences traditionnelles, en tant que gardien de l’Humanité, jusqu’à ce que – dans les prochains millénaires d’un nouvel Éon – Uranus entame son règne. »
« De la souffrance à la compréhension, de la Nuit à la Lumière, de la Rigueur à l’Amour »
« L’amour est la loi, l’amour sous la volonté – L’amour sans compassion » [3].
Pour commencer, comme toute société initiatique qui se respecte, la FS va s’inventer des origines. Dans son Der mystisch-magische Orden Fraternitas Saturni, Adolf Hemberger évoque l’existence d’un ordre scandinave éponyme, actif au XVIIe siècle et disparu sans laisser de trace (comme ça, c’est plus simple), mais dont les cendres auraient été ravivées, à la fin du XVIIIe, par le mathématicien et mystique Joseph Maria Hoëne-Wronski qui en aurait semé quelques loges en Pologne. Problème : il ne s’y trouvait pas. « Que le mystérieux Hoëne-Wronski ait fondé une loge saturnienne en Pologne, écrit Stephen Flowers, c’est possible, mais l’histoire nous apprend qu’il n’aurait pas pu rester actif sur place, car à l’âge de vingt et un ans, il était en train d’étudier la philosophie en Allemagne. Hoëne-Wronski a passé la majorité de sa vie en tant qu’expatrié polonais en France ; il est généralement considéré comme l’initiateur magique de Louis Alphonse Constant, mieux connu sous le nom d’Eliphas Levi » [4].
Dans la foulée, les fondateurs de la FS vont également loucher du côté du mythique FOGC dont Grosche se veut l’héritier spirituel. Fondé en 1840 à Munich, le Freimaurerischer Orden Von Golden Centurium (l’Ordre Maçonnique de la Centurie d’Or) se présente comme une société entièrement vouée à l’adoration des démons (particulièrement Barzabel, Astaroth, Bélial, et Asmodée. Ne me demandez pas pourquoi) et au sacrifice humain… Du moins si l’on en croit le roman Frabato le Magicien, qui narre les exploits d’un magicien blanc au brushing impeccable et au sourire ultra-bright aux prises avec les membres de l’abominable loge. Il est intéressant de noter que l’ouvrage fut rédigé par sa secrétaire, Otti Votavova, plusieurs années après la mort de Franz Bardon et fut d’abord présenté comme un roman avant d’être considéré comme une autobiographie « authentique » du mage [5].
Pour le frisson, écoutons ce qu’en dit Flowers qui fait (presque) semblant d’y croire : « Le FOGC était centré sur le culte du sacrifice humain… Le nombre d’initiés dans la loge était limité à 99 membres – le centième membre de l’ordre étant le Démon lui-même. Chaque année, un nouveau membre était recruté et initié, par conséquent le membre surnuméraire devait être sacrifié au Démon. Cela avait lieu durant la nuit du 23 juin, jour de la Saint-Jean. Si aucun frère n’était mort au cours de l’année, un tirage au sort désignait le l’initié devant être sacrifié. Celui qui était choisi pour cet honneur devait avaler du poison. S’il refusait, son exécution pouvait se faire à distance par l’intermédiaire du redoutable « Tépaphone », une machine qui, couplée avec la volonté d’un magicien, pouvait tuer n’importe qui n’importe où. Cette machine est décrite dans les documents de la FS » [6].
Eugen Grosche – Gregor A. Gregorius.
Dans les faits, la FS est essentiellement un produit de son époque, structurée sur le modèle de la Franc-maçonnerie et filant un syncrétisme occulte alors très à la mode. Ainsi que le résume Frater U.D. : « Le système magique de la FS est un conglomérat de divers courants alimentés par différentes sources occultes. Tout d’abord, il faudrait parler de l’influence de la franc-maçonnerie, à l’origine de la tradition angulaire encore utilisée de nos jours dans la FS. La conception du temple, la répartition des rôles et la fonction des gardiens du Temple, la structure des rituels, etc. tous ces éléments signent une forte influence maçonnique. Mais contrairement à la franc-maçonnerie, la FS a toujours accueilli les deux sexes. Et la FS n’a jamais essayé tenté de se relier, ni directement, ni du point de vue de l’organisation ou de façon individuelle, à la franc-maçonnerie. En outre, le FS a adopté un grand nombre de concepts occultes qui n’existent probablement, au mieux, que de façon symbolique dans la franc-maçonnerie. La gnose luciférienne, les pratiques sexuelles inspirées de l’OTO, le yoga, les enseignements taoïstes, les influences de l’ordre du Temple, la magie astrale, l’alchimie, la magie runique, la magie de Quintscher et Bardon, la magie cérémonielle médiévale, toutes ces idées contribuent au melting-pot qui constitue la FS. Mais aucun de ces éléments pris isolément ne peut être considéré comme dominant » [7].
Il est cependant possible de dégager certains traits caractéristiques de la Fraternitas Saturni :
1/ La magie sexuelle, héritée de l’OTO. Dans la foulée du tantrisme, la FS a également récupéré, dans les traditions indiennes, la notion de Karma, de réincarnation, le travail sur les chakras, etc.
2/ L’acceptation de la loi de Thélème, accommodée à la sauce locale. Il est dit, par exemple, dans les enseignements de la FS, que l’accomplissement de la Loi de Thélème sur Terre aura pour conséquence une augmentation des influences de Saturne.
3/ Le rôle majeur joué par l’astrologie, même si, selon Flowers, l’idée est déjà dans l’air du temps : « Jusqu’en 1914, en Allemagne, l’astrologie n’est que l’une des nombreuses sciences ésotériques pratiquées dans le milieu mystico-magique de la para-maçonnerie, la théosophie, et de l’ariosophie. Dans les années 1920, cependant, l’astrologie est devenue nettement plus populaire en Allemagne que ces autres branches de l’occultisme. L’intérêt de la FS pour l’astrologie s’étend à ses strates les plus ésotériques, comme les doctrines sur l’ère du Verseau / Saturno-Uranien. Mais ce regain d’intérêt pour l’astrologie repose clairement sur sa popularisation dans les années 20 » [8].
Le nom de l’ordre, « Fraternité de Saturne », constitue une référence directe à l’Ère du Verseau, placée sous le gouvernement de Saturne/Uranus et faisant suite à l’Ère des Poissons (elle-même gouvernée par Jupiter/Neptune). L’astrologie servira également aux membres de la FS à déterminer les moments propices pour se débarrasser de leurs sous-vêtements et les positions les plus adéquates.
4/ La « gnose saturnienne » : une déclinaison du gnosticisme, empruntée à la Pansophie, dans laquelle Saturne-Lucifer, futur régent de l’ère du Verseau, joue à la fois le rôle de démiurge et celui du libérateur :
« Selon les doctrines de la FS, le septième jour de la création, un ange (Lucifer = Saturne) émana de l’Absolutum (= l’ainsoph kabbalistique). À cet ange fut donné le gouvernement de la sphère extérieure et il devint le Gardien du temps et de l’éternité. Cette entité se tenait à la limite extérieure de l’infini, ceignant l’espace, les êtres et toute la création. (Les Gnostiques attribuaient parfois cette fonction à Leviathan – l’ouroboros, le serpent au bord du firmament agrippant sa propre queue.) Cet ange ou ce dieu se révolta contre l’ordre cosmique statique et mis en branle les forces du changement et de l’évolution, qui impliquent également la mort et la destruction. Cette rébellion est connue, dans la mythologie judéo-chrétienne, comme la « Guerre dans le Ciel », et l’ange ou le démon est parfois identifié comme étant (en hébreu) Abadon ou (en grec) Apollyon. Des références à cet événement se trouvent dans Isaïe 14. 12-15 et dans Apocalypse 9. 1. En brisant l’ordre cosmique statique, le rebelle Lucifer est devenu le créateur du monde visible. La bataille continue de faire rage entre ces pôles opposés de la sphère saturnienne, externe, et le Logos solaire, interne, avec la Terre au centre, comme principal champ de bataille » [9].
Et : « Dans les enseignements secrets de la FS, Saturne est le Grand Juge qui accomplit la justice ; il apporte également la raison et l’intelligence, et régit tout ce qui concerne les poids, les mesures, et les nombres. Il est le Seigneur des sept domiciles (= génies planétaires du Royaume Extérieur) et le Gouverneur de l’univers révélé, le maître de la vie et de la mort, de la lumière et des ténèbres. Saturne est considéré comme celui qui brise l’ordre cosmique et l’unité – il a donc institué la mort, entraînant la régénération et les transformations à venir. L’une des façons dont il a rompu l’ordre cosmique fut la révélation des secrets divins à l’humanité. Pour cela, il fut puni. À bien des égards Saturne est identique au Prométhée de la tradition grecque, et peut certainement être identifiés au serpent du paradis. Ce Démiurge Saturne est identifié au nombre 666 » [10].
Guide et initiateur, Saturne est également celui qui met à l’épreuve, le « gardien du seuil » (Hüter der Schwelle) et le régisseur du karma enfermant l’être humain, tant que celui-ci n’a pas su se libérer par l’initiation et la magie. L’adepte évolue alors vers la planète / l’ère suivante, celle d’Uranus, désormais devenu maître de son destin.
Bien entendu, tout cela ne tournerait pas rond sans une pointe d’élitisme : « Cette perspective constitue une sorte de ‘versant sombre’ de l’Ère du Verseau. La majorité des interprétations astrologiques laisse présager que l’Ère du Verseau sera marquée par un humanisme lucide et par l’égalité entre les hommes. Du point de vue Saturno-Uranien, cette illusion masque un système éclairé de contrôle par une élite dirigeante… » [11].
A SUIVRE …
NOTES
[1] « Of Booksellers And Other Grand Masters of the O.T.O. », Peter-Robert Koenig.
[2] Cité par Peter-R Koenig, dans « In Nomine Demiurgi Saturni ».
[3] Traduit (douloureusement) de l’allemand par Peter-R Koenig et (tout aussi douloureusement) de l’anglais par moi-même : « Constitution of the Fraternitas Saturni – May 1928 ».
[4] Fire & Ice : The Brotherhood of Saturn, Stephen Flowers, Llewellyn. 1994.
[5] Frabato le Magicien, (Franz Bardon) Otti Votavova, éditions Alexandre Moryason, 1979. Ici, je ne résiste pas au plaisir de vous livrer un extrait de ce (très mauvais) roman :
« La FOGC Loge possédait, parmi ses pouvoirs secrets, celui d’endormir n’importe qui, de le réveiller à nouveau, de le rendre malade ou bien portant, de le régénérer ou de le tuer, comme bon lui semblait. Cependant, les membres dirigeants ne détenaient ces facultés et cette connaissance que parce qu’ils avaient fait, au préalable, un pacte avec le Roi des démons. […] Pour la Loge, Frabato était un cas car il connaissait toutes les pratiques occultes et de plus, il était sous la protection des « Frères de Lumière ». Ceux-ci n’étaient pas inconnus de la FOGC Loge mais cette dernière n’avait aucune idée de leurs pouvoirs.
Ils décidèrent de se débarrasser de Frabato au moyen d’une attaque magique. Après une rapide discussion, le Secrétaire sortit de la pièce où étaient rangés parmi les instruments, un appareil qu’ils appelaient tépaphone. On plaça ce dernier au milieu de la salle. Cette machine émettait un rayon capable de donner la mort à quelque distance que se soit ; elle était l’instrument le plus puissant que la FOGC Loge possédait.
Si la photographie d’un être humain, d’un animal ou bien leurs momies, étaient soumis à la projection de ces rayons non seulement leur corps physique mais aussi leur corps astral était touché. A n’importe, quelle distance, la matière était détruite par cette machine. De plus, elle servait à transmettre de l’énergie sans l’usage de fil ce dont rêve même la science moderne. Elle pouvait, en outre, envoyer toutes sortes de pensées. Enfin, par le biais de cet instrument, il s’avérait possible de provoquer un empoisonnement et des maladies nerveuses qui resteraient une énigme pour la Médecine. Un portrait ou un objet personnel suffisait généralement pour entrer en contact avec la personne à influencer, la distance n’altérant pas les effets de ce procédé. »
[6] Op. Cit., Stephen Flowers.
[7] High Magic II: Expanded Theory and Practice, Frater U. D., Llewellyn, 2008.
[8], [9] & [10] Op. Cit., Stephen Flowers. Les expressions “externe” et “interne” doivent être également comprises comme “centrifuge” et “centripète”, “expansion”, “limitation”, etc.
[11] Op. Cit., Stephen Flowers.
Bibliographie
Fire & Ice : The Brotherhood of Saturn, Stephen Flowers, Llewellyn. 1994 (réédité sous le titre The Fraternitas Saturni or Brotherhood of Saturn : an introduction to its history, philosophy and rituals)
Demons of the Flesh : The Complete Guide to Left-Hand Path Sex Magic, Nikolas Schreck & Zeena Schreck, Creation Books, 2002.
Encyclopaedia of the Unexplained : Magic, Occultism and Parapsychology, Richard Cavendish, 1974.
Le site de Peter-R. Koenig propose plusieurs articles sur la Fraternitas Saturni, dont : « In Nomine Demiurgi Saturni »,
High Magic II: Expanded Theory and Practice, Frater U. D., Llewellyn, 2008.
Le site officiel de la Fraternitas Saturni (en allemand).