Dernières paroles de Céline Morange avant la fin du monde.
Une constante des différentes doctrines mystiques est qu’elles se sont toutes systématiquement et consciencieusement appliquées à une justification du Mal. Par exemple, tandis que les chrétiens conservent un pépin coincé dans le gosier, la kabbale nous explique que les Sephiroth se sont cassés la gueule quand Dieu a éternué de la lumière. Confrontés à ce que l’on pourrait appeler pudiquement l’imperfection du monde, les gnostiques concluent : nous n’en sommes pas. Nous sommes étrangers à ce cosmos où tout va de travers. Dans le meilleur des cas, le démiurge devait être bourré le jour de la création, dans le pire des cas, il est franchement méchant. Le vrai Dieu doit être là-bas, occupé à autre chose. Quelqu’un aurait, par hasard, gardé le numéro du service après-vente ?
Leurs détracteurs leur ont notamment reproché l’inévitable anthropocentrisme qui en découle : les animaux, bah, tant pis pour leur gueule ; les plantes vertes, vous plaisantez ? Non, franchement, il n’est pas nécessaire d’évoquer les mycoses, mais l’humain – ah, l’humain, cet être supérieur capable de taper « gé manger 1 tarte aux fraises » sur un clavier, voilà assurément une divinité égarée dans la vile matière.
Restent plusieurs façons de sortir de la Matrice. La balle dans la tête n’étant plébiscitée que chez les chanteurs de Black Metal, la majorité des gnostiques préfère feuilleter des ouvrages anciens, en fumant la pipe dans un fauteuil. Car, la connaissance libère. Elle est le fil d’Ariane permettant de rejoindre la transcendance et de se libérer de la prison terrestre. Mais la gnose salvatrice demeure, bien entendu, réservée à une élite – l’élitisme étant ce qui permet de se sentir supérieur aux autres, sans fondamentalement se préoccuper des critères.
Bienvenue, donc, chez des gens qui se pensent sortis de la cuisse de Lucifer.
Gnose et gnosticisme
« Youpi ! … »
Dernières paroles d’Elham, gnostique iranien du 3e siècle avant de se jeter du haut de la grande ziggourat de Babylone.
Avant tout, il convient de régler leur compte à plusieurs ambiguïtés : l’épineuse question des origines, celle du vocabulaire, de la diversité des écoles et l’inévitable problème des sources.
Les premiers siècles suivant l’avènement du Christ virent apparaître des mouvements que leurs détracteurs qualifièrent de gnostikoï, un terme grec issu de gnôsis signifiant « connaissance ». Ces courants, qui apparurent simultanément en diverses régions du bassin méditerranéen, empruntaient aux Mystères antiques, en les colorant de platonisme, hermétisme, judaïsme, etc.
Emboîtant le pas aux hérésiologues qui traitaient de gnostikoï tout ce qui n’était pas à leur goût, les historiens se sont essayés à l’exercice délicat de trouver des points communs à ces mouvances. Aujourd’hui, les spécialistes ont désormais à cœur de rendre à Marcion ce qui est à Marcion et à Valentin ce qui n’appartient qu’à Valentin. Et il est vrai, qu’examinées de près, les « constantes » mises en évidence par les chercheurs, concernent tout autant l’ensemble des chapelles qu’aucune en particulier. Nous ferons cependant semblant d’y croire, sous peine de devoir présenter chaque tendance une par une, ce qui gonflerait ce billet de quelques centaines de pages, mais surtout rendrait caduque le terme générique « gnosticisme ». Cet article pourrait alors se réduire à : « le gnosticisme est une pure invention d’historien, rien de tel n’a jamais existé. Passons à autre chose ». Or, les deux postures, l’amalgame comme l’émiettement, sont également inconfortables et probablement tout aussi artificielles.
L’embarras s’étend naturellement à l’origine du courant. Les historiens ont infructueusement sillonné toutes les directions, avec une préférence pour l’hellénisme. Ces mouvements sont-ils d’origine grecque, iranienne, égyptienne, syrienne ou juive ? Sont-ils antérieurs au christianisme ou en sont-ils des rejetons difformes ? Les débats restent, à ce jour, ouverts, le dernier point méritant, comme nous le verrons, un casus belli à lui tout seul.
S’ajoute un autre problème : au fil du temps, les appellations « gnose » et « gnostique » ont été accolées à toute religion ou doctrine faisant une place de choix à la connaissance. Ioan Couliano commentera ironiquement : « Autrefois je croyais que le Gnosticisme était un phénomène bien défini de l’histoire des religions de l’antiquité tardive […]. J’ai vite appris cependant que j’étais en fait naïf. Non seulement la Gnose était gnostique, mais les auteurs catholiques étaient gnostiques, les néoplatoniciens aussi, la Réforme était gnostique, le communisme était gnostique, le nazisme était gnostique, le libéralisme, l’existentialisme et la psychanalyse étaient également gnostiques, la biologie moderne était gnostique, Blake, Yeats, Kafka, Rilke, Proust, Joyce, Musil, Hesse et Thomas Mann étaient gnostiques. D’interprètes faisant autorité sur la Gnose, j’appris en outre que la science est gnostique, et que la superstition est gnostique ; que le pouvoir, le contre-pouvoir et le manque de pouvoir sont gnostiques ; que Freud est gnostique et Jung est gnostique ; toute chose et son contraire sont également gnostiques »[1].
En 1966 se tint à Messine une conférence de savants résolus à clarifier la question. Il y fut décidé qu’on allait tout mélanger, et comme ça, on s’y retrouverait mieux. À rebours de la tradition historique, les participants du colloque choisirent donc d’adopter le barbarisme « gnosticisme » pour remplacer le mot « gnose », plus vague, mais plus traditionnel. Malgré le nombre de chercheurs qui s’étranglèrent en lisant les actes du colloque, on désigne désormais par gnosticisme : « un groupe particulier de systèmes du début de notre ère ».
Autrement dit, dans cet article, on parle bien de gnosticisme. Quant à gnose, vous pouvez continuer à l’utiliser à toutes les sauces, comme Schtroumpf.
Un dernier obstacle attendu est celui des sources. Pendant longtemps, les gnostiques ne furent connus que par leurs adversaires qui présentèrent ces courants comme des perversions du christianisme et se firent un devoir de les mettre au pilori. Peuvent être cités : Irénée de Lyon, Tertullien, Hippolyte de Rome, Origène, Clément d’Alexandrie, Saint-Augustin, Plotin, etc. Puis, en 1945, à Nag Hammadi, en Haute-Égypte, des bergers tombèrent sur une jarre contenant des codex en langue copte datant du 4e siècle. Ces manuscrits, aujourd’hui conservés au musée du Caire, sont loin de former un tout homogène et posent de sérieux problèmes d’interprétation, mais ont néanmoins fait avancer la connaissance de ces mouvements.
Bravant l’inévitable brouillard qui résulte de ces écueils, et parce qu’il faut bien essayer d’en dire quelque chose, nous avons choisi de présenter le gnosticisme à partir de ces fameuses constantes, aujourd’hui très discutées et, dans la foulée, de montrer que l’agrégat « gnosticisme chrétien », revenu très à la mode, est une aberration. Les idées gnostiques se rapprochent davantage de ce que la modernité appellerait un luciférianisme. Aucun jugement de valeur ici, j’ai toute la sympathie possible pour les bêtes à cornes, mais je pense qu’il est important de savoir sur quelle branche on est perché.
Une doctrine qui Prométhée beaucoup
« Et… hop ! »
Derniers mots de Julius Postumus, gnostique romain du 4e siècle, avant de se jeter sous le TGV reliant Rome à Ravenne.
Plotin définit les gnostiques comme : « Ceux qui disent que le Démiurge de ce monde est mauvais et que le Cosmos est mauvais »[2]. De son côté, Pacôme Thiellement écrit : « Simon le Magicien, Basilide, Valentin, Marcion, les Ophites, les Sethiens, tous diffèrent, mais ont néanmoins en commun l’image de ce monde comme celle d’un ratage – une prison de mort construite par un démiurge fou et mauvais, un dieu inférieur »[3].
Ce démiurge peut être foncièrement malveillant ou simplement maladroit (oups, chérie, je voulais faire démarrer la machine à laver et j’ai créé le monde). Certains groupes l’assimilèrent à Jéhovah. C’est, par exemple, le cas de Basilide ou encore de Marcion, dont les thèses opposent le dieu de colère de l’Ancien Testament (Sabaoth, le Dieu des armées) au Dieu d’amour de l’Évangile. Chez les séthiens et d’autres, il sera appelé « Ialdabaoth » (fils du chaos). Dans le traité intitulé Les origines du monde (NH II, 5), on peut ainsi lire : « Ialdabaoth exulta et se pavana à la vue de tout ce qui se trouvait sous lui, et il dit : C’est moi qui suis Père et Dieu, et il n’est personne au-dessus de moi. Mais la mère, en entendant ces paroles, lui cria : Ne mens pas, Ialdabaoth, car au-dessus de toi il y a le Père de toutes choses ou Premier Homme, ainsi que l’Homme fils de l’Homme ».
Prises au piège par la création du démiurge, les âmes humaines sont en proie au tourment et à la solitude – en d’autres termes, l’enfer c’est ici. Le gnostique, exilé sur terre et « étranger » au monde, va chercher un moyen de retrouver le « vrai » Dieu. Mais hélas, celui-ci, lointain et inconnaissable, se préoccupe fort peu du sort d’un univers qu’il n’a pas créé. Les gnostiques auront d’ailleurs tendance à l’évoquer sur le mode de l’apophatisme ou théologie négative : « Basilide place une Divinité si inconcevable qu’on ne peut même pas dire qu’Elle est : c’est « le Dieu qui n’est point ». Dire de Dieu qu’il est inexprimable, ce serait encore dire de lui quelque chose : Dieu est tellement supérieur à tout, que la notion d’existence que l’homme peut concevoir, ne peut lui être appliquée »[4].
Dans les représentations inspirées du gnosticisme, notre terre sera souvent montrée comme surplombée ou entourée par ce plan céleste, les deux espaces étant séparés par un trait ou une sphère soulignant la limite : « Les gnostiques se sont emparés de la vieille doctrine astronomique des sphères de cristal tournant autour de la terre ; s’emparant de cette conception des astronomes et astrologues de l’antiquité, les gnostiques chrétiens considèrent ces sphères comme des obstacles infranchissables pour l’âme qui essaie de s’évader du monde : aux portes creusées dans chacune des sept sphères sont postés des gardiens inexorables, les Archontes, « princes » du cosmos. Les dieux planétaires chaldéens sont devenus des puissances mauvaises qui instaurent dans le monde une fatalité rigoureuse : les sept planètes sont des divinités malfaisantes qui cherchent à nuire aux hommes. Les puissances qui régissent les révolutions astrales imposent, au kosmos, une nécessité inflexible et fatale : et loin d’accepter le destin, les gnostiques se révoltent contre lui, aspirent à s’en libérer »[5].
Pour expliquer comment le Dieu parfait a pu engendrer un tel foutoir, les gnostiques parleront volontiers d’ « émanations » – Dieu n’a rien créé, il a émané des trucs, comme ça, sans y penser -, et fileront des cosmogonies compliquées pour remplir les trous d’air entre le haut et le bas.
Dans la doctrine valentinienne, on apprend que Dieu a émané des couples d’essences éternelles appelées Éons dont l’ensemble forme le Plérôme[6]. Ce Plérôme, bien qu’issu de Dieu, en demeure séparé. Or, la partie féminine du dernier des éons, Sophia a voulu rejoindre Dieu, mais s’est écrasé la gueule contre la vitre. Elle a alors donné naissance à une image imparfaite de Dieu, le Démiurge. Celui-ci créera le kénôme (le « vide »), c’est-à-dire notre monde.
Dans la doctrine simonienne, Dieu eut une première pensée : l’Énnoia, qui eut la mauvaise initiative d’engendrer les anges. Ces derniers, jaloux, ont alors créé le monde pour l’enfermer. L’Énnoia se serait réincarnée à plusieurs reprises, notamment en Hélène de Troie, puis en prostituée de Tyr, autrement dit en petite amie de Simon, qui lui-même serait Dieu descendu sur Terre pour la ramener à la maison. À noter que Simon promettait de sauver, dans la foulée les âmes, de ceux qui lui seraient fidèles avant de dissoudre complètement l’univers.
De son côté, Saturnin d’Antioche rapporte que l’être humain a été créé par des anges qui ont un peu expédié l’ouvrage. Du coup, Dieu a soufflé là-dessus pour ajouter une âme. Merci.
Les cosmogonies gnostiques décrivent tout un peuple d’éons formant des tétrades, ogdoades et décades, auxquelles s’ajoutent les puissances créées par le démiurge pour cloîtrer les hommes : « Tous les anges des Éons, leurs Archanges, leurs Archontes, leurs Dieux, leurs Seigneurs, leurs Dominations, leurs Tyrans, leurs Forces, leurs Étincelles, leurs Astres, leurs Invisibles, leurs Pères antérieurs, leurs Trois-fois-puissants »[7] et quelques autres… Cette complexité a une raison d’être. Comme le souligne Serge Hutin à propos de la cosmogonie valentinienne : « en posant des intermédiaires entre Dieu et le cosmos, Valentin veut résoudre le problème du mal par une cosmogonie émanationniste », autrement dit les gnostiques s’efforcent de repousser l’apparition du mal le plus loin possible de Dieu et diluer, pour ainsi dire, sa responsabilité : « au Dieu « extramondial », invisible et inconnaissable, pur esprit reposant en lui-même, s’oppose la matière terrestre, visible, soumise à une incessante transformation. Il est le bien parfait, elle est le mal absolu. Entre ces deux extrêmes, la pensée gnostique tente de découvrir un rapport. Comment le Dieu bon a-t-il bien pu produire ce monde mauvais ? La réponse sera fournie par le processus de la création. Ce processus consiste dans un développement qui conduit de plus en plus loin de lui »[8].
Ces puissances émanées, toujours hiérarchisées, vont généralement par couples (syzygie, c’est-à-dire : réunion, conjonction). Ainsi, dans la doctrine de Ptolémée, un disciple de Valentin, ayant vécu durant la seconde moitié du 2e siècle, Abîme ensemence sa compagne Silence qui donne naissance à Intellect, également appelé Monogène, et à Vérité. De cette Tétrade fondamentale naîtra l’Ogdoade, Monogène engendrant à son tour Logos et Vie, qui donnèrent eux-mêmes naissance à Homme et Église. « Or, tous ces Éons, rapporte Irénée de Lyon, voulant à leur tour glorifier le Père par quelque chose d’eux-mêmes, firent des émissions en syzygie. Logos et Vie […] émirent dix autres Éons […] : Bythios et Mixis, Agèratos et Henôsis, Autophyès et Hèdonè, Akinètos et Syncrasis, Monogenès et Makaria […]. L’Homme, lui aussi, avec l’Église, émit douze Éons : Paraclètos et Pistis, Patrikos et Elpis, Mètrikos et Agapè, Aeinous et Synesis, Ekklèsiastikos et Makariotès, Thelètos et Sagesse »[9]. S’ensuit que l’un des éons, comme dans la cosmogonie valentinienne, se prend de passion pour Dieu, ce qui entraîne un vaudeville cosmique et une série de catastrophes, notamment la création du monde.
Après la Tétrade, l’Ogdoade, la Décade et la Dodécade, voici, tout naturellement, la pintade [10] :
C’est généralement la partie féminine de l’une des syzygies qui connaît le sort funeste de s’égarer dans la matière. Féminine est également la première extériorisation de Dieu ; selon les systèmes, elle sera appelée Sophia, Énnoia, Barbelô, etc. : « On retrouve dans la gnose le culte de la Femme divine, de la Mère, de l’éternel féminin : c’est la « voie » entre Dieu et le monde ; elle peut tomber dans le monde, mais elle peut aussi le sauver. Certains gnostiques n’hésitent pas à faire de la Mère, assimilée au Saint-Esprit, la troisième hypostase de l’Absolu manifesté : c’est Dieu-la-Mère, Sophia, Notre-Dame-le-Saint-Esprit ; elle est aussi le Paraclet, Celle-qui-doit-venir »[11].
Les mythes d’ordre sexuel, hiérogamiques, joueront donc un rôle important dans les cosmogonies gnostiques. Dieu procrée les éons avec sa première émanation. S’ensuit toute tripotée d’unions, qui aboutit à l’accident du démiurge / de la création et l’emprisonnement des âmes humaines dans la matière.
Pour se dépêtrer de cette galère, l’adepte a besoin de la « gnose », c’est-à-dire de la révélation de sa nature véritable, unique moyen permettant la libération de l’étincelle divine contenue en lui, qui doit être reconnue et pour ainsi dire, localisée : « Au cours d’une illumination qui est régénération et divinisation, l’homme se ressaisit dans sa vérité, se ressouvient et reprend conscience de soi, c’est-à-dire du même coup, de sa nature et de son origine authentique […]. La gnose salvatrice permet à l’âme humaine d’entrevoir la fin de son asservissement aux ténèbres : elle pourra remonter, de ciel en ciel, jusqu’à la lumière dont elle était jadis partie intégrante. La gnose est réminiscence : elle rappelle à l’élu ce qu’était sa nature primitive ; elle lui fera reconquérir sa condition supra-matérielle et supra-temporelle »[12]. Théodote, disciple de Valentin, explique que posséder la gnose, c’est savoir : « ce que nous fûmes et ce que nous sommes devenus ; où nous étions, où nous avons été jetés ; où nous allons et d’où nous vient le rachat ; quelle est la naissance et quelle est la renaissance »[13].
Cette prise de conscience passera par des révélations successives, des rites initiatiques et des liturgies (assez mal connues des historiens), des études de texte, l’exégèse de mythes, parfois des « livres des morts » dévoilant des mots de passe, des sceaux ou des signes pour se diriger dans l’au-delà, mais surtout, elle doit être vécue de l’intérieur : « La gnose – symbolisée par un feu illuminateur et générateur -, arrache l’âme de l’élu au sommeil épais où elle était plongée : d’où l’emploi de méthodes d’entraînement spirituel destinées à engendrer des états spéciaux de conscience et de supra-conscience. Pourtant, la gnosis est – une fois qu’elle est atteinte – une connaissance totale, immédiate, que l’individu possède toute entière ou n’a pas du tout ; c’est la « connaissance » en soi, absolue, qui embrasse l’Homme, le Cosmos et la Divinité. Et ce n’est que par cette connaissance – et non par la foi ou par les œuvres – que l’individu peut être sauvé »[14].
Comme dans la plupart des ésotérismes, l’origine de cette connaissance et sa révélation à l’homme seront attribuées à des êtres mythiques, des anges ou des dieux. Certaines écoles gnostiques évoquent également un « sauveur », un intermédiaire capable de tromper la vigilance des Archontes et montrer la voie aux humains. Ceux qui délèguent ce rôle au Christ sont fréquemment partisans du docétisme, autrement dit Jésus ne s’est pas réellement incarné et la crucifixion est une illusion. Nous reviendrons là-dessus, mais d’une façon générale, les gnostiques feront jouer un Christ un rôle très différent des Évangiles, un initié de la gnose, dispensateur d’un enseignement ésotérique destiné aux élus.
Car tout le monde ne peut pas être sauvé à égalité. La gnosis, enseignement secret réservé aux initiés, sera volontiers opposée à la vulgaire pistis (la foi) des fidèles. Les écoles gnostiques ont tendance à diviser l’humanité en trois types (rappelons que les plantes, les animaux et les champignons sont exclus de la fête) :
– Les moins chanceux sont « hyliques ». Affreusement enfoncés dans la matière, ceux-là sont destinés à périr corps et biens. Le Tractatus Tripartitus précise qu’issus du néant, ils retourneront au néant. Pas de chance.
– Les « psychiques » sont en bonne voie, mais rien n’est garanti.
– Les « pneumatiques », quant à eux, sont dignes d’être sauvés. Par nature spirituels, une fois libérés de la matière, ils pourront accéder à la conscience suprême.
Dans certains courants, seuls les élus purifiés par la gnose pourront jouir de la vie éternelle, mais la majorité des doctrines a néanmoins à cœur de laisser leur chance aux pires des hyliques et prêchent donc volontiers la réincarnation – que le manichéisme appelle « transvasement » -, tout en envisageant ce retour cyclique dans la prison du monde avec une moue de dégoût.
Le temps est d’ailleurs le grand ennemi désigné des gnostiques : « Le temps, qui est en soi, insuffisance, est né d’un désastre, d’une « déficience », de l’effondrement et de la dispersion dans le vide, dans le kénôma, d’une réalité qui existait auparavant, une et intégrale, au sein du plêrôma, de la « plénitude » ou de l’Aiôn, de l’Éternité… Aussi le gnostique n’aspire-t-il qu’à être délivré du temps, établi ou rétabli hors de tout devenir, dans l’état qu’il suppose avoir été le sien à l’origine : dans la stabilité et la vérité du plérôme, de l’Aiôn, de l’être éternel, de son être plénier »[15]. Le thème de la chute dans le temps, opposé à l’immortalité de l’âme, sera un leitmotiv obsessionnel des écrits gnostiques.
Dans l’Homélie de Valentin, on peut lire : « Vous êtes immortels depuis le commencement, vous êtes enfants de la vie éternelle et vous voulez vous partager la mort, afin de l’épuiser et de la dissoudre et que la mort meure en vous et par vous. Car, lorsque vous dissolvez le Cosmos sans être dissous vous-mêmes, vous dominez la création et la corruption entière »[16].
Dans certains cas, le salut est personnel, dans d’autres il passe par une eschatologie générale, autrement dit la destruction de l’univers. Les doctrines gnostiques se caractérisent, à des degrés divers, par ce que l’historien Hans Jonas a nommé un anticosmisme, parfois accompagné d’un antisomatisme, comme dans la religion cathare où se laisser crever de faim sur une paillasse est le must du raffinement spirituel. En cela, ces systèmes se rapprochent de religions telles que le bouddhisme, dont les adeptes se réjouissent d’autant plus d’être vivants que chaque incarnation les rapproche un peu plus de la porte de sortie. Dans certains groupes, la procréation sera même interdite ou fortement déconseillée, car il serait malvenu d’enfermer de nouvelles âmes dans le kénôme.
Contre cette ambition, Plotin suggère de revenir à plus de modestie et invite à une réhabilitation du cosmos. Il écrit : « Mépriser le monde et toutes les beautés qui sont en lui, ce n’est pas devenir un homme de bien. Les honneurs qu’ils prétendent rendre aux dieux intelligibles ne s’accordent pas avec leur mépris du monde ; on aime les enfants quand on aime leur père ». Ailleurs : « Voilà des gens qui ne dédaignent pas d’appeler frères les hommes les plus vils ; mais ils ne dédaignent pas donner ce nom au soleil, aux astres du ciel, et pas même à l’âme du monde » ; « Le monde contient quelque chose qui vient de Dieu ; il n’est pas abandonné de lui, il ne le sera jamais. Ou si Dieu est absent du monde, il n’est pas non plus en nous ». Et de conclure : « Sans la vertu véritable, Dieu n’est qu’un mot »[17].
(A suivre)
Erreur de Genèse, Melmothia, 2014.
NOTES :
[1] « The Gnostic Revenge : Gnosticism and Romantic Literature », Ioan Couliano, In Gnostik und Politik, Jacob Taubes, Paderborn, 1984.
[3] « Les gnostiques vus par Pacôme Thiellement », Pacôme Thiellement, 2013. La Revue des Ressources.
[4] Serge Hutin, Les Gnostiques, Presses universitaires de France, 1958.
[5] Serge Hutin, Op. Cit. Cette limite est parfois située au niveau de la planète Saturne.
[6] Du plérome (terme grec signifiant « Plénitude »), Carl Gustav Jung, dans Les Sept Sermons aux morts, dit qu’il est « Le néant est à la fois vide et plein […]. En lui cessent toute pensée et toute existence puisque l’éternité et l’infini ne possèdent aucune qualité ».
Erreur de Genèse
– Le gnosticisme : Première partie –
Par Melmothia
« Yi-nash-Yog-Sothoth-he-lgeb-fi-throdog-Yah ! »
Dernières paroles de Céline Morange avant la fin du monde.
Une constante des différentes doctrines mystiques est qu’elles se sont toutes systématiquement et consciencieusement appliquées à une justification du Mal. Par exemple, tandis que les chrétiens conservent un pépin coincé dans le gosier, la kabbale nous explique que les Sephiroth se sont cassés la gueule quand Dieu a éternué de la lumière. Confrontés à ce que l’on pourrait appeler pudiquement l’imperfection du monde, les gnostiques concluent : nous n’en sommes pas. Nous sommes étrangers à ce cosmos où tout va de travers. Dans le meilleur des cas, le démiurge devait être bourré le jour de la création, dans le pire des cas, il est franchement méchant. Le vrai Dieu doit être là-bas, occupé à autre chose. Quelqu’un aurait, par hasard, gardé le numéro du service après-vente ?
Leurs détracteurs leur ont notamment reproché l’inévitable anthropocentrisme qui en découle : les animaux, bah, tant pis pour leur gueule ; les plantes vertes, vous plaisantez ? Non, franchement, il n’est pas nécessaire d’évoquer les mycoses, mais l’humain – ah, l’humain, cet être supérieur capable de taper « gé manger 1 tarte aux fraises » sur un clavier, voilà assurément une divinité égarée dans la vile matière.
Restent plusieurs façons de sortir de la Matrice. La balle dans la tête n’étant plébiscitée que chez les chanteurs de Black Metal, la majorité des gnostiques préfère feuilleter des ouvrages anciens, en fumant la pipe dans un fauteuil. Car, la connaissance libère. Elle est le fil d’Ariane permettant de rejoindre la transcendance et de se libérer de la prison terrestre. Mais la gnose salvatrice demeure, bien entendu, réservée à une élite – l’élitisme étant ce qui permet de se sentir supérieur aux autres, sans fondamentalement se préoccuper des critères.
Bienvenue, donc, chez des gens qui se pensent sortis de la cuisse de Lucifer.
Gnose et gnosticisme
« Youpi ! … »
Dernières paroles d’Elham, gnostique iranien du 3e siècle avant de se jeter du haut de la grande ziggourat de Babylone.
Avant tout, il convient de régler leur compte à plusieurs ambiguïtés : l’épineuse question des origines, celle du vocabulaire, de la diversité des écoles et l’inévitable problème des sources.
Les premiers siècles suivant l’avènement du Christ virent apparaître des mouvements que leurs détracteurs qualifièrent de gnostikoï, un terme grec issu de gnôsis signifiant « connaissance ». Ces courants, qui apparurent simultanément en diverses régions du bassin méditerranéen, empruntaient aux Mystères antiques, en les colorant de platonisme, hermétisme, judaïsme, etc.
Emboîtant le pas aux hérésiologues qui traitaient de gnostikoï tout ce qui n’était pas à leur goût, les historiens se sont essayés à l’exercice délicat de trouver des points communs à ces mouvances. Aujourd’hui, les spécialistes ont désormais à cœur de rendre à Marcion ce qui est à Marcion et à Valentin ce qui n’appartient qu’à Valentin. Et il est vrai, qu’examinées de près, les « constantes » mises en évidence par les chercheurs, concernent tout autant l’ensemble des chapelles qu’aucune en particulier. Nous ferons cependant semblant d’y croire, sous peine de devoir présenter chaque tendance une par une, ce qui gonflerait ce billet de quelques centaines de pages, mais surtout rendrait caduque le terme générique « gnosticisme ». Cet article pourrait alors se réduire à : « le gnosticisme est une pure invention d’historien, rien de tel n’a jamais existé. Passons à autre chose ». Or, les deux postures, l’amalgame comme l’émiettement, sont également inconfortables et probablement tout aussi artificielles.
L’embarras s’étend naturellement à l’origine du courant. Les historiens ont infructueusement sillonné toutes les directions, avec une préférence pour l’hellénisme. Ces mouvements sont-ils d’origine grecque, iranienne, égyptienne, syrienne ou juive ? Sont-ils antérieurs au christianisme ou en sont-ils des rejetons difformes ? Les débats restent, à ce jour, ouverts, le dernier point méritant, comme nous le verrons, un casus belli à lui tout seul.
S’ajoute un autre problème : au fil du temps, les appellations « gnose » et « gnostique » ont été accolées à toute religion ou doctrine faisant une place de choix à la connaissance. Ioan Couliano commentera ironiquement : « Autrefois je croyais que le Gnosticisme était un phénomène bien défini de l’histoire des religions de l’antiquité tardive […]. J’ai vite appris cependant que j’étais en fait naïf. Non seulement la Gnose était gnostique, mais les auteurs catholiques étaient gnostiques, les néoplatoniciens aussi, la Réforme était gnostique, le communisme était gnostique, le nazisme était gnostique, le libéralisme, l’existentialisme et la psychanalyse étaient également gnostiques, la biologie moderne était gnostique, Blake, Yeats, Kafka, Rilke, Proust, Joyce, Musil, Hesse et Thomas Mann étaient gnostiques. D’interprètes faisant autorité sur la Gnose, j’appris en outre que la science est gnostique, et que la superstition est gnostique ; que le pouvoir, le contre-pouvoir et le manque de pouvoir sont gnostiques ; que Freud est gnostique et Jung est gnostique ; toute chose et son contraire sont également gnostiques »[1].
En 1966 se tint à Messine une conférence de savants résolus à clarifier la question. Il y fut décidé qu’on allait tout mélanger, et comme ça, on s’y retrouverait mieux. À rebours de la tradition historique, les participants du colloque choisirent donc d’adopter le barbarisme « gnosticisme » pour remplacer le mot « gnose », plus vague, mais plus traditionnel. Malgré le nombre de chercheurs qui s’étranglèrent en lisant les actes du colloque, on désigne désormais par gnosticisme : « un groupe particulier de systèmes du début de notre ère ».
Autrement dit, dans cet article, on parle bien de gnosticisme. Quant à gnose, vous pouvez continuer à l’utiliser à toutes les sauces, comme Schtroumpf.
Un dernier obstacle attendu est celui des sources. Pendant longtemps, les gnostiques ne furent connus que par leurs adversaires qui présentèrent ces courants comme des perversions du christianisme et se firent un devoir de les mettre au pilori. Peuvent être cités : Irénée de Lyon, Tertullien, Hippolyte de Rome, Origène, Clément d’Alexandrie, Saint-Augustin, Plotin, etc. Puis, en 1945, à Nag Hammadi, en Haute-Égypte, des bergers tombèrent sur une jarre contenant des codex en langue copte datant du 4e siècle. Ces manuscrits, aujourd’hui conservés au musée du Caire, sont loin de former un tout homogène et posent de sérieux problèmes d’interprétation, mais ont néanmoins fait avancer la connaissance de ces mouvements.
Bravant l’inévitable brouillard qui résulte de ces écueils, et parce qu’il faut bien essayer d’en dire quelque chose, nous avons choisi de présenter le gnosticisme à partir de ces fameuses constantes, aujourd’hui très discutées et, dans la foulée, de montrer que l’agrégat « gnosticisme chrétien », revenu très à la mode, est une aberration. Les idées gnostiques se rapprochent davantage de ce que la modernité appellerait un luciférianisme. Aucun jugement de valeur ici, j’ai toute la sympathie possible pour les bêtes à cornes, mais je pense qu’il est important de savoir sur quelle branche on est perché.
Une doctrine qui Prométhée beaucoup
« Et… hop ! »
Derniers mots de Julius Postumus, gnostique romain du 4e siècle, avant de se jeter sous le TGV reliant Rome à Ravenne.
Plotin définit les gnostiques comme : « Ceux qui disent que le Démiurge de ce monde est mauvais et que le Cosmos est mauvais »[2]. De son côté, Pacôme Thiellement écrit : « Simon le Magicien, Basilide, Valentin, Marcion, les Ophites, les Sethiens, tous diffèrent, mais ont néanmoins en commun l’image de ce monde comme celle d’un ratage – une prison de mort construite par un démiurge fou et mauvais, un dieu inférieur »[3].
Ce démiurge peut être foncièrement malveillant ou simplement maladroit (oups, chérie, je voulais faire démarrer la machine à laver et j’ai créé le monde). Certains groupes l’assimilèrent à Jéhovah. C’est, par exemple, le cas de Basilide ou encore de Marcion, dont les thèses opposent le dieu de colère de l’Ancien Testament (Sabaoth, le Dieu des armées) au Dieu d’amour de l’Évangile. Chez les séthiens et d’autres, il sera appelé « Ialdabaoth » (fils du chaos). Dans le traité intitulé Les origines du monde (NH II, 5), on peut ainsi lire : « Ialdabaoth exulta et se pavana à la vue de tout ce qui se trouvait sous lui, et il dit : C’est moi qui suis Père et Dieu, et il n’est personne au-dessus de moi. Mais la mère, en entendant ces paroles, lui cria : Ne mens pas, Ialdabaoth, car au-dessus de toi il y a le Père de toutes choses ou Premier Homme, ainsi que l’Homme fils de l’Homme ».
Prises au piège par la création du démiurge, les âmes humaines sont en proie au tourment et à la solitude – en d’autres termes, l’enfer c’est ici. Le gnostique, exilé sur terre et « étranger » au monde, va chercher un moyen de retrouver le « vrai » Dieu. Mais hélas, celui-ci, lointain et inconnaissable, se préoccupe fort peu du sort d’un univers qu’il n’a pas créé. Les gnostiques auront d’ailleurs tendance à l’évoquer sur le mode de l’apophatisme ou théologie négative : « Basilide place une Divinité si inconcevable qu’on ne peut même pas dire qu’Elle est : c’est « le Dieu qui n’est point ». Dire de Dieu qu’il est inexprimable, ce serait encore dire de lui quelque chose : Dieu est tellement supérieur à tout, que la notion d’existence que l’homme peut concevoir, ne peut lui être appliquée »[4].
Dans les représentations inspirées du gnosticisme, notre terre sera souvent montrée comme surplombée ou entourée par ce plan céleste, les deux espaces étant séparés par un trait ou une sphère soulignant la limite : « Les gnostiques se sont emparés de la vieille doctrine astronomique des sphères de cristal tournant autour de la terre ; s’emparant de cette conception des astronomes et astrologues de l’antiquité, les gnostiques chrétiens considèrent ces sphères comme des obstacles infranchissables pour l’âme qui essaie de s’évader du monde : aux portes creusées dans chacune des sept sphères sont postés des gardiens inexorables, les Archontes, « princes » du cosmos. Les dieux planétaires chaldéens sont devenus des puissances mauvaises qui instaurent dans le monde une fatalité rigoureuse : les sept planètes sont des divinités malfaisantes qui cherchent à nuire aux hommes. Les puissances qui régissent les révolutions astrales imposent, au kosmos, une nécessité inflexible et fatale : et loin d’accepter le destin, les gnostiques se révoltent contre lui, aspirent à s’en libérer »[5].
Pour expliquer comment le Dieu parfait a pu engendrer un tel foutoir, les gnostiques parleront volontiers d’ « émanations » – Dieu n’a rien créé, il a émané des trucs, comme ça, sans y penser -, et fileront des cosmogonies compliquées pour remplir les trous d’air entre le haut et le bas.
Dans la doctrine valentinienne, on apprend que Dieu a émané des couples d’essences éternelles appelées Éons dont l’ensemble forme le Plérôme[6]. Ce Plérôme, bien qu’issu de Dieu, en demeure séparé. Or, la partie féminine du dernier des éons, Sophia a voulu rejoindre Dieu, mais s’est écrasé la gueule contre la vitre. Elle a alors donné naissance à une image imparfaite de Dieu, le Démiurge. Celui-ci créera le kénôme (le « vide »), c’est-à-dire notre monde.
Dans la doctrine simonienne, Dieu eut une première pensée : l’Énnoia, qui eut la mauvaise initiative d’engendrer les anges. Ces derniers, jaloux, ont alors créé le monde pour l’enfermer. L’Énnoia se serait réincarnée à plusieurs reprises, notamment en Hélène de Troie, puis en prostituée de Tyr, autrement dit en petite amie de Simon, qui lui-même serait Dieu descendu sur Terre pour la ramener à la maison. À noter que Simon promettait de sauver, dans la foulée les âmes, de ceux qui lui seraient fidèles avant de dissoudre complètement l’univers.
De son côté, Saturnin d’Antioche rapporte que l’être humain a été créé par des anges qui ont un peu expédié l’ouvrage. Du coup, Dieu a soufflé là-dessus pour ajouter une âme. Merci.
Les cosmogonies gnostiques décrivent tout un peuple d’éons formant des tétrades, ogdoades et décades, auxquelles s’ajoutent les puissances créées par le démiurge pour cloîtrer les hommes : « Tous les anges des Éons, leurs Archanges, leurs Archontes, leurs Dieux, leurs Seigneurs, leurs Dominations, leurs Tyrans, leurs Forces, leurs Étincelles, leurs Astres, leurs Invisibles, leurs Pères antérieurs, leurs Trois-fois-puissants »[7] et quelques autres… Cette complexité a une raison d’être. Comme le souligne Serge Hutin à propos de la cosmogonie valentinienne : « en posant des intermédiaires entre Dieu et le cosmos, Valentin veut résoudre le problème du mal par une cosmogonie émanationniste », autrement dit les gnostiques s’efforcent de repousser l’apparition du mal le plus loin possible de Dieu et diluer, pour ainsi dire, sa responsabilité : « au Dieu « extramondial », invisible et inconnaissable, pur esprit reposant en lui-même, s’oppose la matière terrestre, visible, soumise à une incessante transformation. Il est le bien parfait, elle est le mal absolu. Entre ces deux extrêmes, la pensée gnostique tente de découvrir un rapport. Comment le Dieu bon a-t-il bien pu produire ce monde mauvais ? La réponse sera fournie par le processus de la création. Ce processus consiste dans un développement qui conduit de plus en plus loin de lui »[8].
Ces puissances émanées, toujours hiérarchisées, vont généralement par couples (syzygie, c’est-à-dire : réunion, conjonction). Ainsi, dans la doctrine de Ptolémée, un disciple de Valentin, ayant vécu durant la seconde moitié du 2e siècle, Abîme ensemence sa compagne Silence qui donne naissance à Intellect, également appelé Monogène, et à Vérité. De cette Tétrade fondamentale naîtra l’Ogdoade, Monogène engendrant à son tour Logos et Vie, qui donnèrent eux-mêmes naissance à Homme et Église. « Or, tous ces Éons, rapporte Irénée de Lyon, voulant à leur tour glorifier le Père par quelque chose d’eux-mêmes, firent des émissions en syzygie. Logos et Vie […] émirent dix autres Éons […] : Bythios et Mixis, Agèratos et Henôsis, Autophyès et Hèdonè, Akinètos et Syncrasis, Monogenès et Makaria […]. L’Homme, lui aussi, avec l’Église, émit douze Éons : Paraclètos et Pistis, Patrikos et Elpis, Mètrikos et Agapè, Aeinous et Synesis, Ekklèsiastikos et Makariotès, Thelètos et Sagesse »[9]. S’ensuit que l’un des éons, comme dans la cosmogonie valentinienne, se prend de passion pour Dieu, ce qui entraîne un vaudeville cosmique et une série de catastrophes, notamment la création du monde.
Après la Tétrade, l’Ogdoade, la Décade et la Dodécade, voici, tout naturellement, la pintade [10] :
C’est généralement la partie féminine de l’une des syzygies qui connaît le sort funeste de s’égarer dans la matière. Féminine est également la première extériorisation de Dieu ; selon les systèmes, elle sera appelée Sophia, Énnoia, Barbelô, etc. : « On retrouve dans la gnose le culte de la Femme divine, de la Mère, de l’éternel féminin : c’est la « voie » entre Dieu et le monde ; elle peut tomber dans le monde, mais elle peut aussi le sauver. Certains gnostiques n’hésitent pas à faire de la Mère, assimilée au Saint-Esprit, la troisième hypostase de l’Absolu manifesté : c’est Dieu-la-Mère, Sophia, Notre-Dame-le-Saint-Esprit ; elle est aussi le Paraclet, Celle-qui-doit-venir »[11].
Les mythes d’ordre sexuel, hiérogamiques, joueront donc un rôle important dans les cosmogonies gnostiques. Dieu procrée les éons avec sa première émanation. S’ensuit toute tripotée d’unions, qui aboutit à l’accident du démiurge / de la création et l’emprisonnement des âmes humaines dans la matière.
Pour se dépêtrer de cette galère, l’adepte a besoin de la « gnose », c’est-à-dire de la révélation de sa nature véritable, unique moyen permettant la libération de l’étincelle divine contenue en lui, qui doit être reconnue et pour ainsi dire, localisée : « Au cours d’une illumination qui est régénération et divinisation, l’homme se ressaisit dans sa vérité, se ressouvient et reprend conscience de soi, c’est-à-dire du même coup, de sa nature et de son origine authentique […]. La gnose salvatrice permet à l’âme humaine d’entrevoir la fin de son asservissement aux ténèbres : elle pourra remonter, de ciel en ciel, jusqu’à la lumière dont elle était jadis partie intégrante. La gnose est réminiscence : elle rappelle à l’élu ce qu’était sa nature primitive ; elle lui fera reconquérir sa condition supra-matérielle et supra-temporelle »[12]. Théodote, disciple de Valentin, explique que posséder la gnose, c’est savoir : « ce que nous fûmes et ce que nous sommes devenus ; où nous étions, où nous avons été jetés ; où nous allons et d’où nous vient le rachat ; quelle est la naissance et quelle est la renaissance »[13].
Cette prise de conscience passera par des révélations successives, des rites initiatiques et des liturgies (assez mal connues des historiens), des études de texte, l’exégèse de mythes, parfois des « livres des morts » dévoilant des mots de passe, des sceaux ou des signes pour se diriger dans l’au-delà, mais surtout, elle doit être vécue de l’intérieur : « La gnose – symbolisée par un feu illuminateur et générateur -, arrache l’âme de l’élu au sommeil épais où elle était plongée : d’où l’emploi de méthodes d’entraînement spirituel destinées à engendrer des états spéciaux de conscience et de supra-conscience. Pourtant, la gnosis est – une fois qu’elle est atteinte – une connaissance totale, immédiate, que l’individu possède toute entière ou n’a pas du tout ; c’est la « connaissance » en soi, absolue, qui embrasse l’Homme, le Cosmos et la Divinité. Et ce n’est que par cette connaissance – et non par la foi ou par les œuvres – que l’individu peut être sauvé »[14].
Comme dans la plupart des ésotérismes, l’origine de cette connaissance et sa révélation à l’homme seront attribuées à des êtres mythiques, des anges ou des dieux. Certaines écoles gnostiques évoquent également un « sauveur », un intermédiaire capable de tromper la vigilance des Archontes et montrer la voie aux humains. Ceux qui délèguent ce rôle au Christ sont fréquemment partisans du docétisme, autrement dit Jésus ne s’est pas réellement incarné et la crucifixion est une illusion. Nous reviendrons là-dessus, mais d’une façon générale, les gnostiques feront jouer un Christ un rôle très différent des Évangiles, un initié de la gnose, dispensateur d’un enseignement ésotérique destiné aux élus.
Car tout le monde ne peut pas être sauvé à égalité. La gnosis, enseignement secret réservé aux initiés, sera volontiers opposée à la vulgaire pistis (la foi) des fidèles. Les écoles gnostiques ont tendance à diviser l’humanité en trois types (rappelons que les plantes, les animaux et les champignons sont exclus de la fête) :
– Les moins chanceux sont « hyliques ». Affreusement enfoncés dans la matière, ceux-là sont destinés à périr corps et biens. Le Tractatus Tripartitus précise qu’issus du néant, ils retourneront au néant. Pas de chance.
– Les « psychiques » sont en bonne voie, mais rien n’est garanti.
– Les « pneumatiques », quant à eux, sont dignes d’être sauvés. Par nature spirituels, une fois libérés de la matière, ils pourront accéder à la conscience suprême.
Dans certains courants, seuls les élus purifiés par la gnose pourront jouir de la vie éternelle, mais la majorité des doctrines a néanmoins à cœur de laisser leur chance aux pires des hyliques et prêchent donc volontiers la réincarnation – que le manichéisme appelle « transvasement » -, tout en envisageant ce retour cyclique dans la prison du monde avec une moue de dégoût.
Le temps est d’ailleurs le grand ennemi désigné des gnostiques : « Le temps, qui est en soi, insuffisance, est né d’un désastre, d’une « déficience », de l’effondrement et de la dispersion dans le vide, dans le kénôma, d’une réalité qui existait auparavant, une et intégrale, au sein du plêrôma, de la « plénitude » ou de l’Aiôn, de l’Éternité… Aussi le gnostique n’aspire-t-il qu’à être délivré du temps, établi ou rétabli hors de tout devenir, dans l’état qu’il suppose avoir été le sien à l’origine : dans la stabilité et la vérité du plérôme, de l’Aiôn, de l’être éternel, de son être plénier »[15]. Le thème de la chute dans le temps, opposé à l’immortalité de l’âme, sera un leitmotiv obsessionnel des écrits gnostiques.
Dans l’Homélie de Valentin, on peut lire : « Vous êtes immortels depuis le commencement, vous êtes enfants de la vie éternelle et vous voulez vous partager la mort, afin de l’épuiser et de la dissoudre et que la mort meure en vous et par vous. Car, lorsque vous dissolvez le Cosmos sans être dissous vous-mêmes, vous dominez la création et la corruption entière »[16].
Dans certains cas, le salut est personnel, dans d’autres il passe par une eschatologie générale, autrement dit la destruction de l’univers. Les doctrines gnostiques se caractérisent, à des degrés divers, par ce que l’historien Hans Jonas a nommé un anticosmisme, parfois accompagné d’un antisomatisme, comme dans la religion cathare où se laisser crever de faim sur une paillasse est le must du raffinement spirituel. En cela, ces systèmes se rapprochent de religions telles que le bouddhisme, dont les adeptes se réjouissent d’autant plus d’être vivants que chaque incarnation les rapproche un peu plus de la porte de sortie. Dans certains groupes, la procréation sera même interdite ou fortement déconseillée, car il serait malvenu d’enfermer de nouvelles âmes dans le kénôme.
Contre cette ambition, Plotin suggère de revenir à plus de modestie et invite à une réhabilitation du cosmos. Il écrit : « Mépriser le monde et toutes les beautés qui sont en lui, ce n’est pas devenir un homme de bien. Les honneurs qu’ils prétendent rendre aux dieux intelligibles ne s’accordent pas avec leur mépris du monde ; on aime les enfants quand on aime leur père ». Ailleurs : « Voilà des gens qui ne dédaignent pas d’appeler frères les hommes les plus vils ; mais ils ne dédaignent pas donner ce nom au soleil, aux astres du ciel, et pas même à l’âme du monde » ; « Le monde contient quelque chose qui vient de Dieu ; il n’est pas abandonné de lui, il ne le sera jamais. Ou si Dieu est absent du monde, il n’est pas non plus en nous ». Et de conclure : « Sans la vertu véritable, Dieu n’est qu’un mot »[17].
(A suivre)
[1] « The Gnostic Revenge : Gnosticism and Romantic Literature », Ioan Couliano, In Gnostik und Politik, Jacob Taubes, Paderborn, 1984.
[2] Plotin, Ennéades, vers 254-270.
[3] « Les gnostiques vus par Pacôme Thiellement », Pacôme Thiellement, 2013. La Revue des Ressources.
[4] Serge Hutin, Les Gnostiques, Presses universitaires de France, 1958.
[5] Serge Hutin, Op. Cit. Cette limite est parfois située au niveau de la planète Saturne.
[6] Du plérome (terme grec signifiant « Plénitude »), Carl Gustav Jung, dans Les Sept Sermons aux morts, dit qu’il est « Le néant est à la fois vide et plein […]. En lui cessent toute pensée et toute existence puisque l’éternité et l’infini ne possèdent aucune qualité ».
[7] Pistis Sophia, vers 330.
[8] Hans Leisegang, La Gnose, Payot, 1951.
[9] Irénée de Lyon, Contre les hérésies, 2e siècle.
[10] Dessin retravaillé depuis une image libre de droit du site Dreamstime.
[11] Serge Hutin, Op. Cit.
[12] Henri-Charles Puech, Annuaire du Collège de France, 1953.
[13] Excerpta ex Theodoto, Clément d’Alexandrie, 2e siècle. Cité par Serge Hutin, Op. Cit.
[14] Serge Hutin, Op. Cit.
[15] Henri-Charles Puech, Op. Cit.
[16] Homélie de Valentin, citée par Clément d’Alexandrie, Stromates IV, 2e siècle.
[17] Plotin, Ennéades, vers 254-270.