La Terre Creuse par Hakim Bey
Les zones infra-terrestres du continent ont été creusées dans des cavernes cyclopéennes ; des réseaux de cathédrales-espaces fractals ; des tunnels labyrinthiques gargantuesques ; des rivières souterraines endormies ; des lacs noirs impassibles ; des petites chutes d’eau pures & légèrement luminifères dévalant les roches humides ; des îlots de forêts pétrifiées de stalactites & de stalagmites dans une complexité spéléophobique & une vastitude insondable… Qui donc a bien pu aménager sous la glace cette terre creuse entrevue par Poe, par certains occultistes paranoïaques allemands, par les fondus d’OVNI shavériens[1] ? La terre a-t-elle été colonisée à l’ère du continent Gondawa[2] ou de Mu par quelque Race Ancienne dont les squelettes reptiliens pourrissent dans les labyrinthes des cavernes les plus reculées ? Des marigots assoupis, des canaux-impasses, des étangs stagnant loin des centres de la civilisation – comme Little America[3], Transport City ou Nan Chi Han –, dans les obscurs recoins & trous perdus des grottes de l’Antarctique, des champignons & des fougères albinos. Nous les suspectons de mutations, des amphibiens aux mains & aux pieds palmés, des coutumes dégénérées – des Kallikaks de la Terre Creuse, des renégats lovecraftiens, des ermites, des contrebandiers secrètement incestueux, des criminels en fuite, des anarchistes ayant pris le maquis à la fin des Guerres de l’Entropie, des fugitifs du Puritanisme Génétique, des Tongs Chinois dissidents & des Turbans jaunes fanatiques, des pirates-spéléologues, des rednecks pâles & apathiques des terriers-prolos des dômes industriels aux abords du Glacier Thwaite & de la Côte Walgreen & Edsel Ford Range[4] – les Troglos[5] ont préservé pendant 200 ans la mémoire de la Zone Autonome, le mythe qui réapparaîtra un jour… Le Taoïsme, la philosophie libertine, la sorcellerie indonésienne, le culte de la Mère (ou des Mères) de la Grotte, identifiée par certains universitaires avec la déesse javanaise de la mer ou de la lune, Loro Kidul ; par d’autres avec une divinité mineure de la Secte de l’Étoile Polaire du Sud, la « Déesse de Jade »… des manuscrits (écrits en Bahasa Ingliss[6], le dialecte petit-nègre des cavernes profondes) contiennent des citations éparses de Nietzsche & de Chuang Tzu[7]…
Le commerce se fait au moyen de quelques pierres précieuses & de coquelicots blancs, de champignons – une douzaine d’espèces différentes de champignons « magiques »… Quelques kilomètres plus loin, le Lac Erebus – peu profond, parsemé d’îlots stalagmitiques recouverts de fougères & de puéraire & de pins noirs nains – au cœur d’une grotte si vaste qu’elle produit sa propre météo… La ville appartient officiellement à Little America, mais la plupart de ses habitants sont des Troglos vivant de l’Immuable Allocation Chômage – & le pays tribal troglodyte est juste de l’autre côté du Lac. Des racailles, des artistes, des drogués, des sorciers, des contrebandiers, des sangsues & des pervers vivent dans des hôtels de basalte & de plastoc à demi recouverts de vignes vert pâle, le long des abords du lac, une avenue de cafés sordides, des boutiques de pierres précieuses gardées par des ninjas armés, des échoppes chinoises de nouilles et de krills, une salle enguirlandée comme un sapin de Noël pour des danseurs alanguis de fusion-gamelan, des enfants s’exerçant à leurs mudras un après-midi bleu-nuit électronique au son des synthé-gongs & des métallophones… & sous la jetée, peut-être, quelques rares baigneurs le long de la plage noire, d’authentiques touristes low-cost fixant bêtement le sanctuaire derrière le bazar où de vieux Troglos blafards, mis en transe par les champis, bavent & roulent des yeux, respirant dans les fumées de l’encens – tout alors semble soudainement dangereusement lumineux, étincelant d’importance… on rapporte quelques cas de doigts palmés, mais les rumeurs de promiscuité rituelles sont assez vraies.
Je vivais dans un village de pêcheurs Troglos de l’autre côté du lac Erebus, dans une chambre louée au-dessus d’un magasin d’appâts[8]… de la glande rurale & des rites superstitieux dégénérés d’abandon sensuel, les mystères larvaires & malsains de Troglos chtoniens mutants & opprimés, une apathie paresseuse de ploucs sans importance…
Little America, tellement chrétienne & exempte de toute mutation, eugénique & ordonnée, où tout le monde vit domestiqué dans le royaume désincarné de l’antique software & holographe, si euclidienne, si newtonienne, propre & patriotique – L.A. ne comprendra jamais cette saleté de sorcellerie, ce « matérialisme spirituel », cet esclavage aux désirs volcaniques de gangs de mecs des cavernes – comme des fleurs riantes fusant grâce à des dynamo-érections, pulsant de pure vie – des courbes tendues comme des arcs, & l’odeur de l’eau, de l’écume de marais, de fleurs blanches qui éclosent en nocturne, jasmin & datura, d’urine, de cheveux humides d’enfants, de sperme & de boue… possédés par des esprits des cavernes, peut-être des fantômes d’anciens extra-terrestres se baladant aujourd’hui tels des démons cherchant à renouveler des plaisirs longtemps perdus de chair & de substance. Ou bien la Zone est déjà re-née, déjà une interconnexion d’autonomie, un virus du chaos se répandant sous sa forme clandestine la plus exubérante, un champignon vénéneux poussant là où les petits Troglos se sont masturbés seuls dans le noir…
La Terre Creuse, traduction française par Spartakus FreeMann, 2014.
Notes
[1]Richard Shape Shaver était un écrivain américain, auteur de I remember Lemuria en 1945. Il se prétendait sous l’influence d’ordres émis par des entités lémuriennes. Dans ses nouvelles, il décrivait un monde souterrain avancé scientifiquement rescapé du continent englouti de Mû…
[2]Continent décrit par Barjavel dans son roman, la Nuit des Temps.
[3]Base d’exploration américaine en Antarctique établie par l’explorateur Richard Byrd.
[4]Ces trois lieux sont situés en Antarctique.
[5]C’est-à-dire les troglodytes.
[6]Ce terme est forgé par Bey à partir des mots « bahasa » qui, en indonésien, signifie « langue » et le barbarisme « ingliss » pour English, « anglais » donc. La « bahasa ingliss » est ici utilisé comme terme d’une langue imaginaire.
[7]Ou Zhuangzi est un penseur chinois du 4e siècle. Bey a écrit un essai que l’on peut lire ici : http://www.anarchisme-ontologique.net/3346/vagabondage-sans-but-la-linguistique-du-chaos-de-chuang-tzu-1/
[8]Bey écrit ici « baitshop », ce qui en argot pourrait aussi se rapprocher d’un bordel…
La Terre Creuse par Hakim Bey
Les zones infra-terrestres du continent ont été creusées dans des cavernes cyclopéennes ; des réseaux de cathédrales-espaces fractals ; des tunnels labyrinthiques gargantuesques ; des rivières souterraines endormies ; des lacs noirs impassibles ; des petites chutes d’eau pures & légèrement luminifères dévalant les roches humides ; des îlots de forêts pétrifiées de stalactites & de stalagmites dans une complexité spéléophobique & une vastitude insondable… Qui donc a bien pu aménager sous la glace cette terre creuse entrevue par Poe, par certains occultistes paranoïaques allemands, par les fondus d’OVNI shavériens[1] ? La terre a-t-elle été colonisée à l’ère du continent Gondawa[2] ou de Mu par quelque Race Ancienne dont les squelettes reptiliens pourrissent dans les labyrinthes des cavernes les plus reculées ? Des marigots assoupis, des canaux-impasses, des étangs stagnant loin des centres de la civilisation – comme Little America[3], Transport City ou Nan Chi Han –, dans les obscurs recoins & trous perdus des grottes de l’Antarctique, des champignons & des fougères albinos. Nous les suspectons de mutations, des amphibiens aux mains & aux pieds palmés, des coutumes dégénérées – des Kallikaks de la Terre Creuse, des renégats lovecraftiens, des ermites, des contrebandiers secrètement incestueux, des criminels en fuite, des anarchistes ayant pris le maquis à la fin des Guerres de l’Entropie, des fugitifs du Puritanisme Génétique, des Tongs Chinois dissidents & des Turbans jaunes fanatiques, des pirates-spéléologues, des rednecks pâles & apathiques des terriers-prolos des dômes industriels aux abords du Glacier Thwaite & de la Côte Walgreen & Edsel Ford Range[4] – les Troglos[5] ont préservé pendant 200 ans la mémoire de la Zone Autonome, le mythe qui réapparaîtra un jour… Le Taoïsme, la philosophie libertine, la sorcellerie indonésienne, le culte de la Mère (ou des Mères) de la Grotte, identifiée par certains universitaires avec la déesse javanaise de la mer ou de la lune, Loro Kidul ; par d’autres avec une divinité mineure de la Secte de l’Étoile Polaire du Sud, la « Déesse de Jade »… des manuscrits (écrits en Bahasa Ingliss[6], le dialecte petit-nègre des cavernes profondes) contiennent des citations éparses de Nietzsche & de Chuang Tzu[7]…
Le commerce se fait au moyen de quelques pierres précieuses & de coquelicots blancs, de champignons – une douzaine d’espèces différentes de champignons « magiques »… Quelques kilomètres plus loin, le Lac Erebus – peu profond, parsemé d’îlots stalagmitiques recouverts de fougères & de puéraire & de pins noirs nains – au cœur d’une grotte si vaste qu’elle produit sa propre météo… La ville appartient officiellement à Little America, mais la plupart de ses habitants sont des Troglos vivant de l’Immuable Allocation Chômage – & le pays tribal troglodyte est juste de l’autre côté du Lac. Des racailles, des artistes, des drogués, des sorciers, des contrebandiers, des sangsues & des pervers vivent dans des hôtels de basalte & de plastoc à demi recouverts de vignes vert pâle, le long des abords du lac, une avenue de cafés sordides, des boutiques de pierres précieuses gardées par des ninjas armés, des échoppes chinoises de nouilles et de krills, une salle enguirlandée comme un sapin de Noël pour des danseurs alanguis de fusion-gamelan, des enfants s’exerçant à leurs mudras un après-midi bleu-nuit électronique au son des synthé-gongs & des métallophones… & sous la jetée, peut-être, quelques rares baigneurs le long de la plage noire, d’authentiques touristes low-cost fixant bêtement le sanctuaire derrière le bazar où de vieux Troglos blafards, mis en transe par les champis, bavent & roulent des yeux, respirant dans les fumées de l’encens – tout alors semble soudainement dangereusement lumineux, étincelant d’importance… on rapporte quelques cas de doigts palmés, mais les rumeurs de promiscuité rituelles sont assez vraies.
Je vivais dans un village de pêcheurs Troglos de l’autre côté du lac Erebus, dans une chambre louée au-dessus d’un magasin d’appâts[8]… de la glande rurale & des rites superstitieux dégénérés d’abandon sensuel, les mystères larvaires & malsains de Troglos chtoniens mutants & opprimés, une apathie paresseuse de ploucs sans importance…
Little America, tellement chrétienne & exempte de toute mutation, eugénique & ordonnée, où tout le monde vit domestiqué dans le royaume désincarné de l’antique software & holographe, si euclidienne, si newtonienne, propre & patriotique – L.A. ne comprendra jamais cette saleté de sorcellerie, ce « matérialisme spirituel », cet esclavage aux désirs volcaniques de gangs de mecs des cavernes – comme des fleurs riantes fusant grâce à des dynamo-érections, pulsant de pure vie – des courbes tendues comme des arcs, & l’odeur de l’eau, de l’écume de marais, de fleurs blanches qui éclosent en nocturne, jasmin & datura, d’urine, de cheveux humides d’enfants, de sperme & de boue… possédés par des esprits des cavernes, peut-être des fantômes d’anciens extra-terrestres se baladant aujourd’hui tels des démons cherchant à renouveler des plaisirs longtemps perdus de chair & de substance. Ou bien la Zone est déjà re-née, déjà une interconnexion d’autonomie, un virus du chaos se répandant sous sa forme clandestine la plus exubérante, un champignon vénéneux poussant là où les petits Troglos se sont masturbés seuls dans le noir…
Notes
[1]Richard Shape Shaver était un écrivain américain, auteur de I remember Lemuria en 1945. Il se prétendait sous l’influence d’ordres émis par des entités lémuriennes. Dans ses nouvelles, il décrivait un monde souterrain avancé scientifiquement rescapé du continent englouti de Mû…
[2]Continent décrit par Barjavel dans son roman, la Nuit des Temps.
[3]Base d’exploration américaine en Antarctique établie par l’explorateur Richard Byrd.
[4]Ces trois lieux sont situés en Antarctique.
[5]C’est-à-dire les troglodytes.
[6]Ce terme est forgé par Bey à partir des mots « bahasa » qui, en indonésien, signifie « langue » et le barbarisme « ingliss » pour English, « anglais » donc. La « bahasa ingliss » est ici utilisé comme terme d’une langue imaginaire.
[7]Ou Zhuangzi est un penseur chinois du 4e siècle. Bey a écrit un essai que l’on peut lire ici : http://www.anarchisme-ontologique.net/3346/vagabondage-sans-but-la-linguistique-du-chaos-de-chuang-tzu-1/
[8]Bey écrit ici « baitshop », ce qui en argot pourrait aussi se rapprocher d’un bordel…