Anarchie Post-anarchiste par Hakim Bey
L’Association pour l’Anarchie Ontologique s’est réunie en conclave – des turbans noirs & des robes chatoyantes – tous vautrés sur des tapis de Chiraz, sirotant du café amer, fumant de longs chibouques & des sebsi[1].
QUESTION : quelle est notre position face aux récentes défections & désertions au sein de l’anarchisme (particulièrement en Californie) : doit-on les condamner ou pardonner ? Les purger ou les saluer comme garde avancée ? Une élite gnostique… ou des traîtres ?
En réalité, nous avons beaucoup de sympathie pour ces déserteurs & leurs nombreuses critiques de l’anarchISME. Comme Sindbad & l’Horrible Vieil Homme, l’anarchisme titube avec, sur ses épaules, le corps d’un martyr paralysé par la magie – hanté par l’héritage de l’échec & le masochisme révolutionnaire – un trou perdu stagnant de l’histoire perdue.
Entre un Passé tragique & un Futur impossible, l’anarchisme semble manquer d’un Présent – comme s’il était effrayé de se demander à lui-même, ici & maintenant, QUELS SONT MES DÉSIRS REELS ? – & que puis-je FAIRE avant qu’il ne soit trop tard ? Oui, imaginez-vous confronté à un sorcier qui pose sur vous un regard lugubre & demande : « quel est ton Véritable Désir ? » Bafouillez-vous – euh ? Hein ? – pour vous réfugier dans des platitudes idéologiques ? Possédez-vous l’Imagination & la Volonté, pouvez-vous rêver & oser – ou n’êtes-vous que le dupe d’une fantaisie impotente ?
Regardez dans le miroir & essayez… (car l’un de vos masques est celui d’un sorcier).
Le « mouvement » anarchiste, aujourd’hui, ne comprend presque aucun noir, hispano, amérindien ou enfant… même si, en théorie, de tels groupes traditionnellement opprimés sont censés retirer un maximum d’avantages d’une révolte antiautoritaire. Se pourrait-il que l’anarchISME n’offre aucun programme concret par lequel les défavorisés pourraient satisfaire (ou du moins se battre pour les assouvir) leurs besoins & désirs réels ?
Si c’est le cas, alors cet échec expliquerait non seulement l’inaptitude de l’anarchisme à attirer le pauvre & le marginal, mais aussi la désaffection & les désertions au sein de ses propres rangs. Des manifestations, des piquets de grève & des réimpressions de classiques du 19e siècle ne suffisent pas pour rivaliser avec une conspiration de l’autolibération. Si le mouvement doit grandir plutôt que disparaître, alors il faudra jeter pas mal de bois mort & adopter quelques idées audacieuses.
Le potentiel est là. D’ici peu, une multitude d’Américains réalisera qu’ils sont gavés avec de la merde réactionnaire ennuyeuse, hystérique & aux arômes artificiels. Un immense chœur de gémissements, de vomis & de nausées… des foules grondent dans les centres commerciaux, détruisant & pillant… Le Drapeau Noir devrait fournir un point de ralliement pour l’indignation & la canaliser en une insurrection de l’Imagination. Nous pourrions reprendre la lutte là où elle a été abandonnée, par les situationnistes en 68 & par l’Autonomie dans les années soixante-dix, & l’emmener à la prochaine étape. Nous pourrions avoir des révoltes à notre époque – & en leur sein nous pourrions réaliser nombre de nos désirs véritables, ne serait-ce que le temps d’une saison, une brève utopie pirate, une zone libre dissimulée dans le vieux continuum espace-temps.
Si l’A.A.O. conserve son affiliation avec le « mouvement », ce n’est pas simplement par pur romantisme pour les causes perdues – pas tout à fait, du moins. De tous les « systèmes politiques », l’anarchisme (qui, en dépit de ses défauts, & précisément à cause d’eux, n’est ni politique ni même un système) se rapproche au plus près de notre compréhension de la réalité, de l’ontologie, de la nature de l’être. Comme pour les déserteurs… nous sommes d’accord avec leurs critiques, mais nous notons qu’elles semblent n’offrir aucune alternative efficiente. Et donc pour le moment, nous préférons nous concentrer sur une transformation de l’anarchisme de l’intérieur. Voici notre programme, camarades :
- Œuvrer à la prise de conscience que le racisme psychique a remplacé la discrimination manifeste comme l’un des aspects les plus dégoûtants de notre société. Participation imaginative à d’autres cultures, particulièrement celles avec lesquelles nous sommes en contacts.
- Abandonner toute pureté idéologique. Épouser l’anarchisme de « type 3 » (pour utiliser le slogan provisoire de Bob Black) : ni collectivisme ni individualisme. Purifier le temple de toutes les vaines idoles, se débarrasser du Vieux Hommes Horribles, des reliques & des martyrologies.
- Le mouvement anti-travail ou « zéro travail » est extrêmement important, y compris l’attaque radicale & peut-être violente contre l’éducation & le servage des enfants.
- Développer un réseau de samizdat américain, remplacer les tactiques dépassées de l’édition & de la propagande. La pornographie & les loisirs populaires en tant que véhicules pour la rééducation radicale.
- Au niveau musical, l’hégémonie du rythme 2/4 & 4/4 doit être renversée. Nous avons besoin d’une nouvelle musique, totalement folle, mais proclamant rythmiquement la vie, subtile, mais puissante, & nous en avons besoin MAINTENANT !
- L’anarchisme doit se sevrer du matérialisme évangélique & du scientisme bidimensionnel banal du 19e siècle. « Des états supérieurs de la conscience » ne sont pas de simples FANTÔMES inventés par des prêtres maléfiques. L’Orient, l’occulte, les cultures tribales possèdent des techniques qui peuvent être « appropriées » de manière véritablement anarchiste. Sans « états supérieurs de conscience », l’anarchisme est fini & il se fossilise en misère, une complainte gémissante. Nous avons besoin d’une forme pratique d’« anarchisme mystique », vidé de toute merdasse & cire à pompe new-age & inexorablement hérétique & anticlérical ; avide de toutes les nouvelles technologies de la conscience & de la métanoïa – une démocratisation du chamanisme, ivre & serein.
- La sexualité subit l’assaut de la Droite, & plus subtilement du mouvement pseudo-postmoderne de la « post-sexualité » & plus subtilement encore par la récupération Spectaculaire par les médias & la publicité. Il est temps pour une avancée dans la prise de conscience de la SexPol, une réaffirmation de l’éros polymorphe – même & particulièrement face aux tourments & à la tristesse – une glorification littérale des sens, une doctrine du délice. Abandonner toute haine & honte du monde.
- Expérimenter de nouvelles tactiques afin de remplacer le bagage dépassé du Gauchisme. Mettre l’accent sur les bénéfices pratiques, matériels & personnels du réseautage radical. Les temps n’apparaissent pas propices à la violence ou au militantisme, mais sûrement qu’un peu de sabotages & de désordres imaginatifs n’est pas déplacé. Intriguer & conspirer, ni râler ni geindre. L’Art du Monde, en particulier, mérite une dose de « Terrorisme Poétique ».
- La déspatialisation de la société postindustrielle fournit certains avantages (le réseautage informatique), mais il peut également se manifester sous la forme de l’oppression (vagabondage, embourgeoisement, dépersonnalisation architecturale, effacement de la nature, etc.). Les communes des années 60 ont essayé de circonvenir ces forces, mais elles ont échoué. La question du territoire refuse de disparaître. Comment pouvons-nous séparer le concept d’espace de celui du mécanisme du contrôle ? Les gangsters territoriaux, les Nations/États, ont accaparé toute la carte. Qui peut nous inventer une cartographie de l’autonomie, qui peut nous dessiner une carte qui inclurait nos désirs ?
L’anarchISME implique in fine l’anarchie – & l’anarchie est le chaos. Le chaos est le principe de la création perpétuelle… & le chaos n’est jamais mort.
Session plénière de l’A.A.O, mars 1987, New York City.
Anarchie Post-anarchiste, traduction française par Spartakus FreeMann, 2014.
Notes :
[1] Longue pipe en bois fabriquée au Maroc, utilisée pour fumer du hachisch.
Anarchie Post-anarchiste par Hakim Bey
L’Association pour l’Anarchie Ontologique s’est réunie en conclave – des turbans noirs & des robes chatoyantes – tous vautrés sur des tapis de Chiraz, sirotant du café amer, fumant de longs chibouques & des sebsi[1].
QUESTION : quelle est notre position face aux récentes défections & désertions au sein de l’anarchisme (particulièrement en Californie) : doit-on les condamner ou pardonner ? Les purger ou les saluer comme garde avancée ? Une élite gnostique… ou des traîtres ?
En réalité, nous avons beaucoup de sympathie pour ces déserteurs & leurs nombreuses critiques de l’anarchISME. Comme Sindbad & l’Horrible Vieil Homme, l’anarchisme titube avec, sur ses épaules, le corps d’un martyr paralysé par la magie – hanté par l’héritage de l’échec & le masochisme révolutionnaire – un trou perdu stagnant de l’histoire perdue.
Entre un Passé tragique & un Futur impossible, l’anarchisme semble manquer d’un Présent – comme s’il était effrayé de se demander à lui-même, ici & maintenant, QUELS SONT MES DÉSIRS REELS ? – & que puis-je FAIRE avant qu’il ne soit trop tard ? Oui, imaginez-vous confronté à un sorcier qui pose sur vous un regard lugubre & demande : « quel est ton Véritable Désir ? » Bafouillez-vous – euh ? Hein ? – pour vous réfugier dans des platitudes idéologiques ? Possédez-vous l’Imagination & la Volonté, pouvez-vous rêver & oser – ou n’êtes-vous que le dupe d’une fantaisie impotente ?
Regardez dans le miroir & essayez… (car l’un de vos masques est celui d’un sorcier).
Le « mouvement » anarchiste, aujourd’hui, ne comprend presque aucun noir, hispano, amérindien ou enfant… même si, en théorie, de tels groupes traditionnellement opprimés sont censés retirer un maximum d’avantages d’une révolte antiautoritaire. Se pourrait-il que l’anarchISME n’offre aucun programme concret par lequel les défavorisés pourraient satisfaire (ou du moins se battre pour les assouvir) leurs besoins & désirs réels ?
Si c’est le cas, alors cet échec expliquerait non seulement l’inaptitude de l’anarchisme à attirer le pauvre & le marginal, mais aussi la désaffection & les désertions au sein de ses propres rangs. Des manifestations, des piquets de grève & des réimpressions de classiques du 19e siècle ne suffisent pas pour rivaliser avec une conspiration de l’autolibération. Si le mouvement doit grandir plutôt que disparaître, alors il faudra jeter pas mal de bois mort & adopter quelques idées audacieuses.
Le potentiel est là. D’ici peu, une multitude d’Américains réalisera qu’ils sont gavés avec de la merde réactionnaire ennuyeuse, hystérique & aux arômes artificiels. Un immense chœur de gémissements, de vomis & de nausées… des foules grondent dans les centres commerciaux, détruisant & pillant… Le Drapeau Noir devrait fournir un point de ralliement pour l’indignation & la canaliser en une insurrection de l’Imagination. Nous pourrions reprendre la lutte là où elle a été abandonnée, par les situationnistes en 68 & par l’Autonomie dans les années soixante-dix, & l’emmener à la prochaine étape. Nous pourrions avoir des révoltes à notre époque – & en leur sein nous pourrions réaliser nombre de nos désirs véritables, ne serait-ce que le temps d’une saison, une brève utopie pirate, une zone libre dissimulée dans le vieux continuum espace-temps.
Si l’A.A.O. conserve son affiliation avec le « mouvement », ce n’est pas simplement par pur romantisme pour les causes perdues – pas tout à fait, du moins. De tous les « systèmes politiques », l’anarchisme (qui, en dépit de ses défauts, & précisément à cause d’eux, n’est ni politique ni même un système) se rapproche au plus près de notre compréhension de la réalité, de l’ontologie, de la nature de l’être. Comme pour les déserteurs… nous sommes d’accord avec leurs critiques, mais nous notons qu’elles semblent n’offrir aucune alternative efficiente. Et donc pour le moment, nous préférons nous concentrer sur une transformation de l’anarchisme de l’intérieur. Voici notre programme, camarades :
L’anarchISME implique in fine l’anarchie – & l’anarchie est le chaos. Le chaos est le principe de la création perpétuelle… & le chaos n’est jamais mort.
Session plénière de l’A.A.O, mars 1987, New York City.
Notes :
[1] Longue pipe en bois fabriquée au Maroc, utilisée pour fumer du hachisch.