La théorie du chaos & la cellule familiale par Hakim Bey
Un dimanche dans Riverside Park, les Pères disposent leurs enfants et les clouent magiquement sur l’herbe par des regards ensorceleurs maléfiques de douce camaraderie, & les forcent à lancer et relancer des balles de baseball pendant des heures. Les gamins en ressemblent presque à de petits Saint-Sébastien percés par les flèches de l’ennui.
Les rituels autosuffisants de l’amusement familial se transforment chaque été pluvieux en parcs d’attractions, chaque fils en une allégorie involontaire de l’abondance du Père, une pâle représentation très éloignée de la réalité : l’Enfant en tant que métaphore d’On-ne-sait-trop-quoi.
Et me voici à la tombée du crépuscule, défoncé à la poudre de champignon, à demi convaincu que des centaines de lucioles naissent de ma propre conscience – où étaient-elles toutes ces années ? Pourquoi autant et aussi soudainement ? – chacune s’envolant au moment même où elle s’allume, décrivant des arcs vifs comme les graphes d’énergie abstraits dans le sperme.
« Familles ! Misères de l’amour ! Comme je vous hais ».[1] Les balles de baseball volent sans but dans la lumière vespérale, des interceptions sont ratées, les voix grincent irritées de fatigue. Les enfants ressentent que le coucher de soleil marque les quelques dernières heures de liberté, mais les Pères insistent encore à faire durer le postlude insipide de leur sacrifice patriarcal jusqu’à l’heure du dîner, jusqu’à ce que les ténèbres mangent l’herbe.
Parmi ces fils de la bourgeoisie, il y en a un qui fixe son regard sur moi pendant quelques instants – je transmets télépathiquement l’image d’une douce licence, le parfum du TEMPS libéré des carcans de l’école, de leçons de musique, de camps d’été, de soirées en famille autour de la télé, de dimanches dans le parc avec Papa – des moments authentiques, des moments chaotiques.
La famille quitte à présent le Parc, un petit peloton de mécontentement. Mais l’un d’entre eux se retourne & m’adresse un sourire complice – « message reçu » – & il gambade à la poursuite d’une luciole, soutenu par mon désir. Le Père aboie un mantra qui dissipe mon pouvoir.
Le moment passe. Le gamin est avalé par le scénario de la semaine – il disparaît comme un pirate cul-de-jatte ou un indien prisonnier de missionnaires. Le Parc sait qui je suis, il frémit sous moi tel un jaguar géant près à s’éveiller pour une méditation nocturne. La tristesse le retient encore, mais il reste indompté jusqu’à la moindre fibre de son être : un désordre exquis au cœur de la nuit de la cité.
La théorie du chaos & la cellule familiale, traduction française par Spartakus FreeMann, 2014
Note :
[1]Paraphrase d’une citation d’A. Gide : « Familles, je vous hais ! Foyers clos, portes refermées, possessions jalouses du bonheur ».
La théorie du chaos & la cellule familiale par Hakim Bey
Un dimanche dans Riverside Park, les Pères disposent leurs enfants et les clouent magiquement sur l’herbe par des regards ensorceleurs maléfiques de douce camaraderie, & les forcent à lancer et relancer des balles de baseball pendant des heures. Les gamins en ressemblent presque à de petits Saint-Sébastien percés par les flèches de l’ennui.
Les rituels autosuffisants de l’amusement familial se transforment chaque été pluvieux en parcs d’attractions, chaque fils en une allégorie involontaire de l’abondance du Père, une pâle représentation très éloignée de la réalité : l’Enfant en tant que métaphore d’On-ne-sait-trop-quoi.
Et me voici à la tombée du crépuscule, défoncé à la poudre de champignon, à demi convaincu que des centaines de lucioles naissent de ma propre conscience – où étaient-elles toutes ces années ? Pourquoi autant et aussi soudainement ? – chacune s’envolant au moment même où elle s’allume, décrivant des arcs vifs comme les graphes d’énergie abstraits dans le sperme.
« Familles ! Misères de l’amour ! Comme je vous hais ».[1] Les balles de baseball volent sans but dans la lumière vespérale, des interceptions sont ratées, les voix grincent irritées de fatigue. Les enfants ressentent que le coucher de soleil marque les quelques dernières heures de liberté, mais les Pères insistent encore à faire durer le postlude insipide de leur sacrifice patriarcal jusqu’à l’heure du dîner, jusqu’à ce que les ténèbres mangent l’herbe.
Parmi ces fils de la bourgeoisie, il y en a un qui fixe son regard sur moi pendant quelques instants – je transmets télépathiquement l’image d’une douce licence, le parfum du TEMPS libéré des carcans de l’école, de leçons de musique, de camps d’été, de soirées en famille autour de la télé, de dimanches dans le parc avec Papa – des moments authentiques, des moments chaotiques.
La famille quitte à présent le Parc, un petit peloton de mécontentement. Mais l’un d’entre eux se retourne & m’adresse un sourire complice – « message reçu » – & il gambade à la poursuite d’une luciole, soutenu par mon désir. Le Père aboie un mantra qui dissipe mon pouvoir.
Le moment passe. Le gamin est avalé par le scénario de la semaine – il disparaît comme un pirate cul-de-jatte ou un indien prisonnier de missionnaires. Le Parc sait qui je suis, il frémit sous moi tel un jaguar géant près à s’éveiller pour une méditation nocturne. La tristesse le retient encore, mais il reste indompté jusqu’à la moindre fibre de son être : un désordre exquis au cœur de la nuit de la cité.
Note :
[1]Paraphrase d’une citation d’A. Gide : « Familles, je vous hais ! Foyers clos, portes refermées, possessions jalouses du bonheur ».